Ces dernières années, plusieurs cantons ont mis en place des mécanismes pour répondre aux doutes émis quant à l’impartialité des enquêtes menées lors de violences policières. Le canton de Genève fut l’initiateur de ce changement en créant l’Inspection générale des services (IGS) et l’organe de médiation de la police (OMP) en 2016 tout récemment rebaptisé. L’OMP porte dorénavant le nom d’«organe de médiation indépendante entre la population et la police (MIPP)».
Selon le communiqué de presse du Conseil d’État, «cette nouvelle dénomination met l’accent sur la neutralité de l’organe de médiation, en rappelant qu’il est un service indépendant de la police qui s’adresse à la fois à la population et aux membres du corps de police dans le cadre de leurs interactions».
Ces réformes cantonales ne convainquent ni les organisations non gouvernementales ni les avocats. Ce que confirme Jean-Michel Dolivo, un avocat à la retraite vaudois qui a représenté des dizaines de personnes se plaignant de violences policières. L’ex-député au Grand Conseil vaudois (Ensemble à gauche) a également porté ce combat en déposant un postulat exigeant l’instauration d’un mécanisme de plainte indépendant pour les victimes de violences policières.
Il estime que les changements opérés ces cinq dernières années dans le canton de Vaud dans les procédures d’enquêtes sur les violences policières sont inopérants: les condamnations restent rares et le racisme systémique n’est pas pris en compte par les institutions judiciaires, les tribunaux évacuant la question de la discrimination raciale.
Pour ce dernier, des efforts importants doivent être fournis en matière de formation dans les institutions judiciaires et les corps de police. Or, selon la cheffe de la Section prévention criminelle et relations avec les citoyens de la Police cantonale vaudoise, Olivia Cutruzzolà, les policiers seraient constamment sensibilisés «aux questions en lien avec les discriminations raciales à toutes les étapes de la carrière policière». Le plan de législature du Conseil d’État vaudois démontre toutefois que les préoccupations concernant la formation des polices vaudoises demeurent. Une plateforme de dialogue entre l’administration, la police et la communauté étrangère a été créée en 2022.
Des réserves marquées
La Suisse a accepté de mettre en place un mécanisme de plainte indépendant pour les victimes de violences policières dans le cadre du troisième examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en novembre 2017. Mais cette volonté émise il y a près de sept ans reste un vœu pieux. Le 25 juillet 2024, la Suisse répondait aux observations finales du Comité de l’ONU contre la torture. Ses réponses corroborent la volonté de mantenir un statu quo: «Pour ce qui est des violences policières, l’instruction des plaintes pénales contre la police est réglementée par le code de procédure pénale (CPP).
Celui-ci garantit le traitement de ces plaintes par une autorité pénale indépendante (art. 4 CPP), à savoir le ministère public.» La Confédération renvoie pour le surplus au fédéralisme et aux démarches cantonales entreprises pour assurer un traitement indépendant des plaintes en cas de violences policières. Si certains cantons ont pris des mesures pour mettre en place des mécanismes indépendants, d’autres estiment que la procédure pénale offre des garanties suffisantes.
La Confédération ajoute que le mécanisme de sanction prévu par les lois cantonales sur la police est un instrument suffisant pour sanctionner les graves manquements des membres des corps de police… sans pour autant répondre aux questions portant sur l’indépendance des personnes en charge d’enquêter.
Le sort des diverses motions parlementaires reflète aussi la volonté de ne pas bousculer les institutions policières. Dans le canton de Vaud, plusieurs motions parlementaires ont été déposées en vue de la création d’un organe indépendant, sans succès. En 2017, Jean-Michel Dolivo déposait un postulat dénommé «Pour un mécanisme indépendant de plaintes pour les victimes de violences policières». Béatrice Métraux, une élue verte anciennement en charge du Département de l’environnement et de la sécurité, s’est opposée à la création d’une instance indépendante.
Le fait que ce projet ait été enterré par une élue verte ne surprend pas Jean-Michel Dolivo: «La proposition d’instaurer une instance indépendante est perçue comme une critique de l’activité policière. Et cette vision n’est pas seulement l’apanage de la droite!» Sa motion n’est pas la seule à n’avoir pas abouti. L’interpellation de la députée Mathilde Marendaz demandant des éclaircissements et des statistiques sur les enquêtes sur les décès après des interventions policières semble également subir le sort du classement vertical.
Une indépendance relative
Dans le canton de Vaud, le Détachement d’investigations spéciales policières (DISPO) mène les enquêtes dans les affaires délicates portant sur des cas de violence policière sur mandat de la Division affaires spéciales (DIVAS) du ministère public. Le DISPO est composé de policiers issus de trois corps de la Police cantonale vaudoise, soit la police de sûreté, la gendarmerie et les services généraux, et sont généralement au bénéfice d’une longue expérience professionnelle.
Les agents du DISPO sont administrativement rattachés au commandement de la police. La DIVAS ne mandate ce détachement spécial que dans les cas graves (décès ou usage d’une arme à feu), les autres affaires étant traitées par les ministères d’arrondissement. Ce qui va de pair avec une diminution concrète de la distance entre les auteurs de l’acte et les policiers en charge de l’enquête.
Jean-Michel Dolivo critique ce manque d’indépendance organisationnelle: «L’instauration de la DIVAS est une réforme cosmétique. Le ministère public cantonal devrait se dessaisir de ces affaires et en déléguer l’instruction à d’autres cantons». À l’autre bout du spectre, Vincent Derouand, responsable de la communication au Ministère public vaudois, relève que la procédure actuelle garantit un traitement indépendant des affaires: «Le cadre légal actuel ne prévoit pas de ‹traitement externalisé› de ce type d’enquêtes.
Cela étant, le ministère public estime que le mode de traitement actuel, soit l’indépendance des procureurs d’une part et le recours aux membres du DISPO qui connaissent parfaitement le fonctionnement des forces de police vaudoises et la réalité du terrain d’autre part, donne satisfaction.» Ce que confirme Olivia Cutruzzolà en précisant que l’indépendance des enquêtes serait aussi garantie par l’éloignement du commandement des enquêtes menées par le DISPO: «Le commandement de la Police cantonale vaudoise n’est pas compétent pour intervenir et contrôler leur activité lorsqu’ils sont engagés par la DIVAS.»
Ce qui ne répond pas aux interrogations relatives au manque de séparation fonctionnelle du DISPO, aux effets des relations entre la police et les ministères publics ou l’absence de traitement systématique des affaires de violence policière par le DIVAS.
À Genève, le manque d’indépendance de l’IGS est également vu d’un mauvais œil. Même si la loi sur la police (LPol-GE) mentionne clairement que ces agents «ne sont pas rattachés aux services de la police et ne sont pas subordonnés à sa hiérarchie», ils restent administrativement rattachés au commandement.
En réponse à la question d’un député (QUE 1838-A) concernant cette situation paradoxale, le Conseil d’État genevois reconnaît l’indépendance relative de l’IGS: «L’organisation actuelle, fondée sur une base légale explicite, garantit un traitement aussi indépendant que possible des enquêtes concernant des collaborateurs de la police, tout en s’assurant que ces enquêtes sont conduites par des enquêteurs expérimentés et pouvant, grâce à leur statut de policier, recourir aux moyens d’enquête dont dispose la police genevoise.»
En 2023, le canton de Neuchâtel s’est démarqué en introduisant un nouvel article 39a dans la loi neuchâteloise sur la police. Cette nouvelle disposition permettra au ministère public de mandater des membres des corps de police d’autres cantons «lorsque cela est nécessaire pour garantir l’impartialité d’une enquête pénale». L’avenir nous dira si cette possibilité sera effectivement utilisée par les autorités judiciaires.
Des organes de médiation «d’apparat»
Dans un article publié en 2021, Humanrights.ch considérait que la création de l’organe de médiation genevois n’assurait pas l’impartialité des enquêtes: «Des organes cantonaux sur le modèle de l’OMP échapperont donc inévitablement au mandat essentiel que devrait adopter une telle institution, à savoir de mettre en place de véritables mécanismes indépendants d’enquête comme s’y est engagée la Suisse en adoptant les recommandations pertinentes du Conseil des droits de l’homme des Nations unies et comme le demande depuis des années la société civile.»
Dans le canton de Vaud, le médiateur mis en place en vue de traiter les réclamations peine à convaincre certains avocats. Selon Jean-Michel Dolivo, la mise en place de la Division médiation, doléances et remerciements, dont l’objectif principal vise à renforcer le lien avec la population vaudoise, n’est qu’une réponse factice: «La dénomination de ce service est assez explicite pour conclure que la plainte du citoyen ne sera pas traitée avec impartialité. Son rattachement à la police est clairement affiché».
En 2023, le canton de Neuchâtel s’est une nouvelle fois distingué en instaurant un organe de médiation indépendant auprès du Service de médiation interculturelle. Et de noter que le degré d’indépendance du médiateur est plus fort compte tenu de son rattachement au Département de l’emploi et de la cohésion sociale.
Des approches différentes
Les enquêtes administratives ont pour objectif d’identifier des manquements ou la violation des règles déontologiques par le corps de police. Des sanctions disciplinaires peuvent ainsi être prononcées en cas d’usage abusif de la force. Ces enquêtes ne sont pas systématiques et les pratiques diffèrent d’un canton à l’autre. Tel est le cas des différences entre les cantons de Vaud et de Neuchâtel, où les plaintes donnent toujours lieu à une enquête administrative et pénale.
Dans le canton de Vaud, l’absence d’approche uniforme dans le déclenchement d’une enquête administrative en cas d’ouverture de procédure pénale reste difficile à expliquer, comme le démontre la question d’une députée du Grand Conseil dans son interpellation «Mathilde Marendaz et consorts – Décès lors d’interventions policières et leurs enquêtes: besoin de statistiques et d’explications».
Au printemps 2024, la députée a interpellé le Conseil d’État en s’étonnant du manque d’approche systématique concernant les enquêtes administratives en lien avec des affaires très médiatisées: «Comment le Conseil d’État explique-t-il la différence entre l’affaire de Skander Vogt et celles de Lamin Fatty, Hervé Mandundu, Mike Ben Peter ou Roger Nzoy qui justifierait qu’une enquête administrative n’a pas été saisie dans ces différents cas?» Bien que le Conseil d’État fût tenu de répondre avant la fin du mois de juillet, cette interpellation n’a pas encore été traitée.
Le traitement de la plainte pénale
D’autres voies permettent d’identifier des comportements problématiques comme la plainte citoyenne informelle adressée au commandement de police ou au département, ou la plainte administrative. Si ces options permettent de prévenir et de sanctionner des auteurs de violence, la voie pénale reste indispensable lors de lésions corporelles ou de décès. Or, ce chemin semble encore semé d’embûches dès lors que la personne se plaignant de violences policières reste confrontée à une police à la fois juge et partie.
Manque de statistiques
Malheureusement, les statistiques font souvent défaut concernant les cas de violences policières. Cela s’explique notamment du fait que seule une disposition pénale qualifie spécifiquement les cas de violences d’agents étatiques, soit l’abus d’autorité de l’art. 312 CP. Une infraction qui ne recouvre pas tous les cas de violence.
Ce manque de données ressort avec acuité de la statistique policière de la criminalité, le rapport officiel des infractions enregistrées par les polices cantonales. Ici, nulle trace d’abus d’autorité, seules la violence et les menaces contre les autorités et les fonctionnaires (art. 285 CP) y sont mentionnées (3055 cas en 2023). Si ce rapport reste silencieux, une recherche plus poussée permet toutefois de découvrir que les cas d’abus d’autorité (qui ne sont pas spécifiques à la police) sont en augmentation constante depuis 2009 (66), exclusion faite de l’année 2020, où une baisse notable est constatée en raison de la pandémie de coronavirus. En 2023, 171 affaires ont été annoncées par les polices cantonales.
En 2023, les cantons qui ont annoncé le plus grand nombre de cas sont les cantons de Zurich (52), Bâle-Ville (38) et Vaud (22). Malheureusement, les données de l’Inspection générale des services (IGS) genevoise, notamment, ne sont pas intégrées aux statistiques, alors que le rapport annuel 2022 de l’IGS faisait état de 75 affaires concernant des abus d’autorité ou des lésions corporelles (plaidoyer 3/2023, p. 51).