Que penser de l’avant-projet de loi fédérale sur l’amélioration de la protection des victimes de violence, mis en consultation par le Conseil fédéral à la fin de 2015? Les Ministères publics et les Bureaux de l’égalité de Suisse romande sont partagés. Globalement, les cantons romands ne peuvent que poursuivre l’objectif de mieux lutter contre les affaires de violences domestiques, dont 15 650 cas ont été enregistrés en 2014. Ces procédures, où les voies de fait (près de 30%) et les menaces (25%) sont prépondérantes, sont actuellement, pour la plupart, suspendues ou classées, le taux de suspension de classement variant selon les cantons entre 53% et 92%. En effet, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral relative à l’art. 55a CP1, les autorités sont obligées de suspendre la procédure si la victime en exprime librement le souhait. Or, par gain de paix, c’est souvent la voie que choisit cette dernière, même si ce n’est pas toujours dans son intérêt. L’avant-projet ne répond pas entièrement à ce souci.
A la victime d’agir
En effet, dans l’art. 55a I CP révisé, une déclaration de la victime est toujours indispensable à la suspension de la procédure et constitue son point de départ, ce que critique Nicole Baur, déléguée à la politique familiale et à l’égalité du canton de Neuchâtel: «Le problème est que c’est toujours à la victime d’agir. Ce fait a été regretté au sein de la Commission technique de lutte contre les violences dans le couple, qui réunit tous les acteurs actifs sur ce terrain à Neuchâtel.»
Cependant, la déclaration de la victime ne sera plus le seul élément à prendre en considération par le Ministère public ou le tribunal pour savoir si l’intérêt de l’Etat à la poursuite pénale l’emporte sur celui de la victime. Un catalogue de critères, parmi lesquels le repentir du prévenu qui se dénonce (lit. a), ses aveux (lit. c), sa participation à un programme de prévention de la violence ou à d’autres thérapies (alcoolisme), la présence d’enfants à protéger (lit. g) ou la gravité de l’acte (lit. h) sera pris en compte. «Je trouve plutôt positif qu’on introduise une pesée des intérêts public et privé en matière de suspension des poursuites», commente Hélène Rappaz au Ministère public vaudois (MP). Désormais, selon l’avant-projet, l’alinéa III de l’art. 55a CP exclura la suspension lorsqu’une condamnation effective pour violences figure au casier judiciaire de l’auteur. Un système plus souple que la directive interne actuellement suivie par le MP vaudois, qui refuse de suspendre une seconde fois en cas de nouvelle dénonciation d’actes de violence. «Une pesée des intérêts globale étant désormais possible, cela pourrait ne rien changer à notre pratique», estime Hélène Rappaz. Les procureurs vaudois souhaitent, en revanche, que la loi précise s’il existe un droit de recours contre le refus de suspension, un point jugé actuellement peu clair.
Plus d’autonomie souhaitée
«Ces critères sont bons dès lors qu’ils allègent la responsabilité de la victime, car la suspension ne dépendra plus de son seul consentement. Toutefois, si on les applique à la lettre, on ne pourrait suspendre que dans des cas idéaux qui n’existent pas dans la réalité, ce qui vide de substance le principe même de la suspension prévue à l’art. 55a CP, juge quant à elle, Gwénaëlle Gattoni, du Ministère public valaisan. Les juges et les procureurs devraient disposer d’une large marge de manœuvre entre la condamnation et la suspension de la procédure, afin de prendre la décision la plus adaptée à la situation. Or, le critère de la condamnation préalable, par exemple, imposera de poursuivre, ce qui n’est pas toujours souhaitable. J’ai l’impression que ce projet de loi veut faire le mieux qui est l’ennemi du bien.» A cet avis répond celui d’une collègue d’un autre canton romand, qui estime que «l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il aurait été préférable de laisser la possibilité de suspendre et de reprendre la procédure à l’entière disposition du MP.»
Magaly Hanselmann, coprésidente de la Conférence suisse contre la violence domestique, juge que la loi va dans le bon sens, car «elle vise à modifier une pratique où l’on suspendait presque automatiquement et où les victimes craignaient de déposer plainte ou la retiraient». Cependant, «même avec la nouvelle loi, il pourra y avoir plusieurs cas de suspension décidés successivement par la victime face à la même personne. Je souhaite que, dans sa pratique, le MP en tienne compte dans son appréciation. Je rappelle que dans le canton de Vaud en 2014, quatre homicides sur cinq relevaient des violences domestiques.» A cette préoccupation répond celle du Parti socialiste vaudois, qui estime que, pour mieux protéger la victime, «la possibilité de ne pas permettre la suspension de la procédure doit être étendue au cas où plusieurs plaintes ont été déposées, et pas seulement en cas de condamnation entrée en force».
Obligation de soins
Magaly Hanselmann regrette, par ailleurs, que la fréquentation de programmes de prévention de la violence n’ait pas été imposée sur une base contraignante: «En Europe, c’est beaucoup plus souvent le cas qu’en Suisse, et le projet est peut-être trop souple de ce point de vue.» Nicole Langenegger Roux, directrice de l’Office valaisan de l’égalité et de la famille, est «clairement pour l’obligation de soins. Les psychologues prétendent que, sans volonté de la part de l’auteur, ces programmes sont voués à l’échec, mais il s’agit plutôt d’intégrer des mesures comportementales, et la justice devrait pouvoir les imposer.» La loi cantonale valaisanne récemment adoptée prévoit, sur le modèle genevois, d’imposer un entretien sociothérapeutique si l’auteur est expulsé du domicile, de renforcer le suivi des victimes par des assistants sociaux et, pour mieux gérer les risques, de signaler certains cas à l’Autorité de protection de l’adulte et de l’enfant.
Nicole Baur confirme: «C’est une vision fausse que de dire qu’une thérapie non volontaire ne sert à rien. Nous avons des témoignages montrant que l’attitude des intéressés change au fil de la participation à ces groupes de parole, et il faut laisser à la justice la possibilité de l’imposer. A Neuchâtel, la police soumet un formulaire à l’auteur, par lequel il accepte que le service destiné aux auteurs de violence prenne contact avec lui. Actuellement, près de 85% de volontaires (26% de personnes venant d’elles-mêmes, 40% envoyées par la police et 19% par un service social ou autre) et 15% de personnes contraintes par la justice suivent un tel programme.» Un taux plus important qu’à Fribourg, qui ne compte qu’une dizaine de suivis thérapeutiques par année sur une centaine de dénonciations.
Réaudition superflue
La nouvelle audition de la victime avant le classement de la procédure, telle que la prévoit l’art. 55a V CP, est clairement rejetée comme superflue par Hélène Rappaz, au nom du MP vaudois: «Nous y sommes clairement opposés, car la victime est déjà entendue par le procureur de manière approfondie six mois auparavant. Cette mesure est disproportionnée s’il n’y a pas eu de nouvel événement violent; dans ce dernier cas, l’art. 55a IV CP permet la reprise de la procédure. Au cas où la victime n’en aurait pas parlé, une nouvelle audition contradictoire en présence de l’autorité ne déliera généralement pas les langues. En outre, dans le canton de Vaud, qui connaît quelques 1000 cas de dénonciation par an, cette nouvelle audition exigerait des moyens disproportionnés par rapport aux résultats attendus.» D’autres déplorent qu’on «infantilise les victimes en leur demandant de venir confirmer leur volonté. Celles qui sont sous la coupe de leur compagnon ne vont pas changer d’avis pour autant.» «Nous avions discuté d’une nouvelle audition après six mois et y avions renoncé, car cette procédure était trop lourde, indique Yvonne Gendre, au Ministère public fribourgeois. Dans certains cas, cette nouvelle audition paraît excessive, alors qu’elle se justifierait dans des affaires plus graves. Il aurait fallu, sur ce point, laisser plus de marge de manœuvre au MP», poursuit-elle, tout en se félicitant de la nouvelle possibilité qui lui est accordée de reprendre la procédure, lors d’un nouvel épisode de violence. «Une vraie amélioration.»
Surveillance GPS
Enfin, la possibilité de munir à la fois l’auteur de violences et sa victime d’un appareil GPS permettant d’éviter les contacts dans un périmètre déterminé (en avertissant la victime de cette présence, ou en lui permettant d’envoyer un signal de détresse dans les cas graves) ne sera instaurée que si le demandeur le requiert (art. 28c AP-CC). Alors que certains pointent les risques de victimisation secondaire qu’implique une telle mesure, qui réactive un certain lien entre auteur et victime, la cheffe du Service pénitentiaire neuchâtelois s’inquiète des coûts de la mise en œuvre de cette nouvelle centrale de surveillance pour les cantons. Une question que le rapport explicatif à l’avant-projet de loi n’évoque pas, mais qui pourrait être réglée sur le plan supracantonal.