1. Résumé de l’arrêt du TAF F-6242/2017
Le 8 juillet 2019, le Tribunal administratif fédéral (ci-après: TAF) a rendu un arrêt F-6242/2017 (ci-après: Arrêt) confirmant l’annulation de la naturalisation de A.
Cette annulation se fonde sur l’article 41 de l’ancienne Loi fédérale sur l’acquisition et la perte de la nationalité suisse du 29 septembre 1952 (ci-après: aLN), repris par l’article 36 de la nouvelle Loi sur la nationalité suisse du 20 juin 2014. Cette disposition potestative autorise le SEM à annuler une naturalisation ou une réintégration obtenue par des déclarations mensongères ou par la dissimulation de faits essentiels.
Le TAF retient que A. aurait menti le 5 juillet 2010 en déclarant vivre en communauté conjugale effective et stable et n’envisager ni séparation ni divorce et, partant, aurait frauduleusement obtenu sa naturalisation facilitée sur la base du raisonnement examiné dans la présente contribution.
Dans la première partie de son analyse, le TAF applique à A. la présomption jurisprudentielle selon laquelle, si moins de deux ans séparent la déclaration de vie commune et effective de la séparation du couple, la naturalisation peut être présumée avoir été obtenue frauduleusement. Comme vingt-deux mois et neuf jours séparent la déclaration de vie commune et la séparation de A. et son ex-époux (ci-après: B.), A. est présumée avoir menti (Arrêt, c. 7.2).
Dans ce cas, la présomption jurisprudentielle prévoit que l’administrée puisse «faire admettre l’existence d’une possibilité raisonnable qu’[elle] n’ait pas menti en déclarant former une communauté stable avec son conjoint» (Arrêt, c. 5.3, p. 10) et renverser ainsi la présomption d’obtention frauduleuse de la nationalité. Le TAF considère que A. n’y parvient pas. Les violences conjugales qu’elle subissait étaient telles que A. ne pouvait pas croire sincèrement à son mariage: «Dans de telles circonstances, l’argumentation de l’intéressée, selon laquelle elle avait toujours cru que son ex-mari pourrait changer et qu’elle s’était appliquée à croire en la réussite de son mariage, à tel point qu’elle était probablement aveuglée par son combat et ne se rendait probablement pas compte que son union était probablement vouée à l’échec si B. n’acceptait pas de modifier son attitude ne saurait convaincre.» (Arrêt, c. 9.6).
Dernier rempart à l’annulation de sa naturalisation, la présomption jurisprudentielle admet qu’un événement extraordinaire puisse avoir précipité la rupture, ce qui renverserait la présomption. A ce titre, A. avait notamment invoqué les violences conjugales dont elle était victime. Le TAF considère que A. ayant toujours été victime de violences conjugales, celles-ci ne constituent pas un événement extraordinaire (Arrêt, c. 9.4).
La présente contribution examinera si la présomption jurisprudentielle de déclarations mensongères ou de dissimulation de faits essentiels est compatible avec le principe de la légalité, le principe de la présomption de bonne foi, le respect de la dignité humaine et le principe de la présomption d’innocence (chapitre 2). Elle questionnera ensuite la pertinence de la subsomption imputant à la victime de violences conjugales un comportement déloyal et trompeur dans le cadre de sa procédure de naturalisation 2, sur la base de ces violences conjugales, sans aucune référence scientifique à l’appui de cette subsomption (chapitre 3).
2. Présomption jurisprudentielle de déclarations mensongères ou dissimulation de faits essentiels
2.1. Principe de la légalité
Le droit est la base et la limite de l’activité de l’Etat. Le principe de la légalité implique donc la suprématie de la loi et l’exigence de la base légale. En d’autres termes, l’autorité doit respecter l’ensemble des normes juridiques ainsi que leur hiérarchie et ne peut agir au-delà de ce que la loi autorise 3. Le fardeau de la preuve du comportement imputé à l’administré·e incombe à l’autorité qui entend en tirer une conséquence juridique 4. L’autorité supporte ainsi les conséquences de l’absence de preuve, absence qui doit conduire à se fier aux déclarations de l’administré·e 5. Quand elle envisage d’annuler une naturalisation facilitée, l’autorité compétente doit rechercher si la personne naturalisée a menti lorsqu’elle a déclaré former une communauté conjugale stable avec son épouse ou son époux suisse 6. Comme le précise la Commission des institutions politiques du Conseil national dans son rapport relatif à la modification de la loi sur la nationalité du 30 novembre 2007, il s’agit d’apporter la preuve que la personne naturalisée a obtenu frauduleusement la nationalité suisse 7. L’obligation de prouver répond ainsi à un seuil élevé et incombe à l’administration et non à l’administré·e. En l’absence de preuve, l’administration doit se fier aux déclarations de l’administré·e.
L’écoulement du temps ne constitue pas une preuve, raison pour laquelle en est inférée une présomption et non une certitude. Ce fait isolé et unique ne constitue pas non plus un faisceau d’indices. Or, même qualifiée de présomption de fait, la présomption d’obtention frauduleuse de la naturalisation fondée sur le seul écoulement du temps libère malgré tout l’administration de son obligation d’apporter la preuve du comportement déloyal et trompeur qu’elle impute à l’administré·e.
La jurisprudence justifie cet écart au seuil d’exigence de la preuve rappelé ci-avant en considérant que: «Comme il s’agit là d’un fait psychique en relation avec des faits relevant de la sphère intime, qui sont souvent inconnus de l’administration et difficiles à prouver, il est légitime que l’autorité compétente puisse se fonder sur une présomption. Dès lors, si l’enchaînement rapide des événements fonde la présomption de fait que la naturalisation a été obtenue frauduleusement, il appartient à l’administré, en raison non seulement de son obligation de collaborer à l’établissement des faits (art. 13 PA), mais encore de son propre intérêt, de renverser cette présomption» 8.
Les difficultés inhérentes à l’obligation d’instruire ne devraient pas permettre d’alléger la rigueur avec laquelle l’administration est tenue d’instruire et de prouver le comportement imputé à l’administré·e dont elle entend tirer une conséquence juridique. Un tel allégement est d’autant plus insoutenable lorsque l’admission dudit comportement peut engendrer, sans autre condition, des conséquences juridiques radicales pour l’administré·e, en l’occurrence l’annulation de sa naturalisation, partant l’impossibilité d’obtenir un permis de séjour 9, et donc son renvoi de Suisse. Que le fait à prouver soit psychique et qu’il relève de la sphère intime convainc mal du bien-fondé de cet allégement. Littéralement, on verrait plus aisément la nature psychique de ce fait inciter l’autorité à un examen psychique de la cause. En tout état, l’application abstraite d’une règle, qui reste absconse en l’absence de toute référence à la littérature scientifique établissant une corrélation entre l’écoulement du temps et l’honnêteté d’une déclaration et démontrant la déloyauté d’une déclaration en dessous de deux ans et son honnêteté au-delà, présage des résultats qui s’extraient de la réalité. En outre, pragmatiquement, il paraît peu judicieux de se fier à une limitation temporelle probablement mieux connue des personnes souhaitant contourner les dispositions réglementant la naturalisation facilitée que des autres administré·e·s. Finalement, l’obligation de «faire admettre l’existence d’une possibilité raisonnable qu’[elle] n’ait pas menti en déclarant former une communauté avec son conjoint» (Arrêt, c. 5.3, p. 10) s’apparente plus au fardeau d’une probatio diabolica qu’à l’obligation de collaborer. Il va sans dire que renverser cette présomption est dans l’intérêt de l’administré·e. L’autorité n’en reste pas moins tenue d’instruire et de prouver le comportement imputé à l’administré·e dont elle entend tirer une conséquence juridique.
Cette règle d’appréciation des faits paraît ainsi dépasser le cadre prévu par l’article 41 aLN, lequel ne peut être appliqué que s’il est prouvé que la naturalisation ou la réintégration a été obtenue par des déclarations mensongères ou par la dissimulation de faits essentiels. En d’autres termes, la présomption jurisprudentielle de déclarations mensongères ou de dissimulation de faits essentiels semble peu compatible avec le principe de la légalité.
2.2. Présomption de bonne foi et respect de la dignité humaine
Une présomption jurisprudentielle de déclarations mensongères ou de dissimulation de faits essentiels dans le cadre de la procédure de naturalisation peut se résumer à présumer la mauvaise foi de l’administré·e. Or, aux termes de l’article 5 al. 3 Cst., les organes de l’Etat et les particuliers doivent agir conformément aux règles de la bonne foi. Cela implique notamment qu’ils s’abstiennent d’adopter un comportement contradictoire ou abusif 10. De ce principe découle notamment le droit de toute personne à la protection de sa bonne foi dans ses relations avec l’Etat 11. Dès lors, présumer la mauvaise foi de l’administré·e contrevient à la protection de sa bonne foi.
A l’instar de la présomption de bonne foi, la dignité humaine paraît particulièrement malmenée par la présomption d’obtention frauduleuse de la naturalisation. Le droit fondamental à la dignité humaine, protégé par les articles 7 Cst. et 8 CEDH 12, comprend le respect et la protection de l’intégrité morale 13. Elle constitue le noyau et le point de départ d’autres droits fondamentaux 14 et l’essence même de la Convention européenne des droits de l’Homme 15. Dans son arrêt publié aux ATF 137 IV 313, le Tribunal fédéral assimile atteinte à la dignité et atteinte à l’honneur 16. Accuser publiquement une personne d’avoir tenu des propos mensongers constitue une atteinte à l’honneur 17. Ainsi, si la présomption d’obtention frauduleuse de la naturalisation ne peut être tenue pour diffamante au sens de la jurisprudence précitée car cette accusation n’est pas publique, elle constitue néanmoins une atteinte à l’honneur et, partant, une atteinte à la dignité. Dès lors, elle ne devrait pas faire office de règle dans la procédure d’annulation de naturalisation.
2.3. Présomption d’innocence
Selon le principe de la présomption d’innocence, toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle fasse l’objet d’une condamnation entrée en force (art. 32 al. 1 Cst., 6 § 2 CEDH et 14 § 2 Pacte ONU II).
Le principe de la présomption d’innocence s’impose à tous les organes de l’Etat, dans tous les domaines du droit 18, notamment aux autorités administratives 19.
L’arrêt de principe de la Cour européenne des droits de l’Homme «Engel c. Pays-Bas» définit la nature autonome de la notion de matière pénale figurant à l’article 6 CEDH. Il énonce les trois critères permettant d’apprécier si une «accusation» étatique donnée relève de la «matière pénale» telle que l’entend l’article 6 CEDH 20. En d’autres termes, il énonce les critères selon lesquels une accusation émise par l’Etat est soumise au respect des droits procéduraux consacrés à l’article 6 CEDH, parmi lesquels la présomption d’innocence. Ces trois critères sont les suivants: qualification en droit interne, nature de la procédure et sévérité/nature de la sanction 21.
Des déclarations mensongères ou la dissimulation de faits essentiels formulées dans le cadre d’une procédure de naturalisation sont constitutives de fausses déclarations d’une partie en justice dans le cadre d’une procédure administrative et exposent leur auteur à une peine privative de liberté de trois ans au plus ou à une peine pécuniaire (art. 306 et 309 let. a CP). A la lumière des critères énoncés ci-avant, une accusation de déclarations mensongères ou de dissimulation de faits essentiels formulées dans le cadre d’une procédure de naturalisation relève donc de la matière pénale. Dès lors, il ne peut être présumé qu’un·e administré·e a émis des déclarations mensongères ou dissimulé des faits essentiels dans le cadre de sa procédure de naturalisation sans contrevenir au principe de la présomption d’innocence.
3. Comportement déloyal et trompeur déduit des violences conjugales
3.1. Notion de communauté conjugale
La notion de communauté conjugale dont il est question dans l’ancienne loi sur la nationalité, en particulier aux articles 27 al. 1 let. c et 28 al. 1 let. a aLN, présuppose non seulement l’existence formelle d’un mariage (à savoir d’une union conjugale au sens de l’article 159 al. 1 CC), mais implique, de surcroît, une communauté de fait entre les époux, respectivement une communauté de vie effective, intacte et stable, fondée sur la volonté réciproque des époux de maintenir cette union. Une communauté conjugale telle que définie ci-dessus suppose donc l’existence, au moment du dépôt de la demande et lors du prononcé de la décision de naturalisation, d’une volonté matrimoniale intacte et orientée vers l’avenir («ein auf die Zukunft gerichteter Ehewille»), autrement dit la ferme intention des époux de poursuivre la communauté conjugale au-delà de la décision de naturalisation 22.
C’est donc la volonté matrimoniale qui est pertinente et non la qualité de la relation.
L’Arrêt examine néanmoins la qualité de la relation et non la volonté matrimoniale des époux A. et B.. Il considère que leur couple était en proie à d’importantes difficultés de longue date en raison des violences conjugales subies par A. depuis 2005 (Arrêt, c. 8 à 8.4). Il relève les violences physiques infligées à A. et leurs effets sur sa santé, notamment ses trois hospitalisations (Arrêt, c. 8.1.1), ainsi que les violences verbales dont elle a été victime, notamment les insultes racistes proférées par B. devant leurs enfants communs (Arrêt, c. 8.1.2, p. 12). L’Arrêt souligne en outre que ces violences verbales et physiques ont duré de nombreuses années (Arrêt, c. 8.1.2, p. 12).
Le TAF en déduit que A. a émis des déclarations mensongères ou dissimulé des faits essentiels lorsqu’elle a déclaré vivre en communauté conjugale effective et stable: «En définitive, les éléments exposés ci-dessus constituent un faisceau d’indices d’une forte intensité permettant de conclure que la communauté conjugale des intéressés n’était ni stable ni tournée vers l’avenir au moment de l’octroi de la naturalisation facilitée à la recourante et que le couple était en proie à d’importantes difficultés de longue date. Dans ces circonstances, le simple fait que l’intéressée n’ait pas déposé une requête de naturalisation facilitée le plus tôt possible ne saurait avoir un poids prépondérant dans la présente affaire» (Arrêt, c. 8.4).
Inférer des violences conjugales subies par A. durant sa relation conjugale qu’elle ne pouvait pas avoir de volonté matrimoniale ne repose, d’une part, sur aucune recherche qui établirait qu’il est impossible d’avoir une volonté matrimoniale lorsqu’on est victime de violences conjugales et, d’autre part, fait fi de la réalité des violences conjugales et de la littérature scientifique y relative.
Cette omission est d’autant plus dommageable que le comportement imputé à A. sur la base des violences dont elle a été victime convainc le TAF du bien-fondé de l’annulation de sa naturalisation.
3.2. Etat psychologique de la victime
L’état psychologique dans lequel se trouve une victime de violences conjugales, le «syndrome de la femme/homme battu·e», est classé comme CIM-995.81 dans la classification internationale des maladies depuis 1975.
L’ouvrage de la psychiatre L.E. Walker publié en 1979, The Battered Women, explicite le syndrome et ses causes, notamment les quatre phases du cycle de la violence. L.E. Walker constate la foi de la victime en sa relation nourrie par les excuses et les remords de l’auteur, ainsi que l’emprise dans laquelle se trouve la victime.
Ce syndrome est pris en considération depuis près de trente ans par la Cour suprême du Canada dans les cas d’homicide du partenaire violent par la victime 23.
Dans l’examen de la cause de A., cet élément indispensable – l’état psychologique de A. victime de violences conjugales et la probabilité qu’elle souffre du syndrome de la femme battue – n’est pas même mentionné par l’Arrêt, ni par la décision qu’il confirme, or même que tous deux mettent ces violences conjugales au centre de leur raisonnement (Arrêt, c. 8 à 9.6).
Ni le SEM ni le TAF n’ont procédé à une expertise psychiatrique pour comprendre pourquoi, comment, A. est restée plus de dix ans avec son mari malgré les violences qu’il lui infligeait. Pire, lorsque A. déclare «croire en la réussite de son mariage, à tel point qu’elle était probablement aveuglée par son combat et ne se rendait probablement pas compte que son union était probablement vouée à l’échec si B. n’acceptait pas de modifier son attitude» (Arrêt, c. 9.6) et alors même que la foi de la victime en sa relation nourrie par les excuses et les remords de l’auteur, ainsi que l’emprise dans laquelle se trouve la victime constituent précisément les symptômes du syndrome de la femme battue, le TAF tranche: cette explication «ne saurait convaincre» (Arrêt, c. 9.6).
3.3. Volonté matrimoniale
Si la jurisprudence canadienne précitée devait être passée inaperçue, il semble néanmoins difficile d’ignorer qu’en Suisse, une femme sur cinq est ou a été maltraitée physiquement par son conjoint au cours de sa vie 24 et une femme meurt toutes les deux semaines sous les coups de son compagnon ou de son ex-compagnon 25. Ces violences sont la principale cause de mortalité chez les femmes européennes de 16 à 44 ans 26. En Suisse, sur les 249 homicides «domestiques» commis entre 2009 et 2018, 74,7% des victimes sont des femmes et des filles 27. Les violences conjugales touchent «tous les milieux sociaux, les plus favorisés comme les plus modestes, les personnes jeunes comme les plus âgées, de nationalité suisse ou étrangère» 28.
Les violences conjugales étant présentes dans la vie matrimoniale d’une femme sur cinq, la déduction selon laquelle elles excluent la volonté matrimoniale, respectivement prouveraient l’absence de volonté matrimoniale, ne correspond pas à la réalité. Si les violences conjugales excluaient la volonté matrimoniale, nombre de ces relations n’existeraient pas.
3.4. Références scientifiques
Autrice de l’ouvrage Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple et chargée de cours en victimologie, la psychiatre Marie-France Hirigoyen explique que les violences physiques sont généralement précédées de violences psychologiques par lesquelles l’auteur des violences habitue sa victime à être disqualifiée et dénigrée: «La personne sous emprise qui reçoit ces dénigrements va les intégrer, se dire: «C’est vrai.» 29 La psychologue Azucena Chavez confirme que: «La violence conjugale est un long parcours, elle s’installe bien avant ce premier coup et prépare le terrain, notamment par l’humiliation.» 30
Le terrain des violences conjugales est donc préparé par l’auteur, notamment par la disqualification et l’humiliation de sa victime.
Dans la cause de A., B. a effectivement préparé et entretenu le terrain des violences en dénigrant et en humiliant son épouse par des insultes, des comportements et des traitements racistes et infériorisants. Leurs enfants communs rapportent notamment que leur père traitait leur mère de «nègre» et imitait un macaque devant toute la famille; lorsque A. était enceinte, B. la traitait de «grosse vache, d’analphabète» et l’a privée d’un lit, de sorte que le médecin gynécologue a dû intervenir pour qu’il en acquière un adapté aux besoins de son épouse (Arrêt, c. 8.1.2, p. 12).
Les humiliations infligées par B. correspondent aux prémices du cycle de la violence décrite par les psychiatres. Dans ce contexte de violences conjugales constant, A. et B. ont construit leur relation matrimoniale de 2003 à 2012, soit plus de neuf ans, au cours de laquelle le couple a eu deux enfants.
Durant ces neuf années, A. n’a pas envisagé la séparation ou le divorce. Au contraire, elle a fondé une famille avec B..
Marie-France Hirigoyen explique que l’auteur alterne violences et marques d’affection, afin d’instiller un «brouillage» dans l’esprit de sa victime 31. «Sur le registre cognitif, ces messages contradictoires ont un effet paralysant sur le cerveau. Ce brouillage entraîne la perte de l’esprit critique» 32. La psychologue Azucena Chavez évoque à ce titre: «(…) La «lune de miel» qui permet au cercle vicieux de perdurer.» 33 Le psychanalyste Saverio Tomasella explique que, à cette alternance de violence et de douceur s’ajoute la phase d’inversion de la culpabilité. Ce cycle constitue un «véritable travail de sape de sa perception, de son ressenti de la situation» 34.
La foi de A. en son couple et le brouillage instillé par B. ressort des faits retenus par l’Arrêt: «Elle avait toujours cru que son ex-mari pourrait changer et (…) s’était appliquée à croire en la réussite de son mariage, à tel point qu’elle était probablement aveuglée par son combat et ne se rendait probablement pas compte que son union était probablement vouée à l’échec si B. n’acceptait pas de modifier son attitude (cf. pce TAF 1 p. 11).» (Arrêt, c. 9.6).
Faisant abstraction des acquis scientifiques topiques au profit d’une interprétation subjective et non référencée, l’Arrêt considère que cette déclaration «ne saurait convaincre» (ibidem).
Sur la base de cette subsomption, l’Arrêt nie que A. ait pu déclarer de bonne foi vivre en communauté conjugale effective et stable malgré les violences dont elle était victime.
Cette conclusion va à l’encontre de ce qu’aurait probablement dicté un examen éclairé de la cause. La foi de A. en son couple ne pouvait ainsi être d’emblée considérée comme non convaincante, tant elle concorde avec la perte de l’esprit critique symptomatique des violences conjugales décrites par les psychiatres.
3.5. Rupture du cycle
Finalement, l’Arrêt considère que les actes de violence commis par B. ne peuvent être considérés comme un événement extraordinaire, puisque B. a toujours violenté sa femme (Arrêt, c. 9.4).
Ce n’est toutefois pas la volonté matrimoniale de B., Suisse de naissance, qu’il convenait d’examiner, mais la volonté matrimoniale de A. dont la révocation de la naturalisation était envisagée.
Il convenait donc, à tout le moins, d’examiner la réaction de A. face à ces derniers actes de violence. En l’occurrence, leur succèdent la première et seule fuite du domicile conjugal et le premier et seul dépôt de plainte pénale après dix ans de violence. Il n’était donc vraisemblablement pas exclu que cet événement soit extraordinaire et il appartenait à l’autorité, respectivement au TAF, de procéder à l’instruction nécessaire de cet événement et à son appréciation objective et référencée.
A l’instar du cycle de la violence et de l’emprise dans laquelle se trouve la victime, la rupture du cycle fait également l’objet d’étude scientifique. La psychiatre Muriel Salmona confirme à cet égard que l’emprise peut prendre fin «lors d’une violence encore plus extrême qui fait déborder le système de sauvegarde, la mémoire traumatique n’est plus anesthésiée et elle est ressentie brutalement et intensément lors de liens rappelant les violences, et c’est intolérable» 35.
L’explication de A. selon laquelle elle a fui le domicile notamment en raison des violences conjugales de son époux ne pouvait donc pas être simplement écartée sans autre forme de procès. Elle devait être entendue et examinée avec objectivité et rigueur – au besoin à l’aide d’une expertise psychiatrique – à la lumière des connaissances scientifiques actuelles et disponibles.
4. Conclusion
La cause de A. démontre l’importance d’un examen rigoureux et référencé des faits de la cause. Face à des faits qui attestent d’une atteinte prolongée et intense à l’intégrité physique et psychique d’une personne, cette rigueur est d’autant plus fondamentale qu’une décision telle que consacrée par l’Arrêt peut engendrer de lourdes conséquences pour l’équilibre de l’intéressée.
Il ne peut évidemment pas être requis des autorités et des tribunaux de disposer des connaissances scientifiques nécessaires à l’appréciation des diverses situations qui leur sont soumises. En l’absence de connaissances scientifiques idoines, les autorités devraient néanmoins s’abstenir de déductions subjectives et, au besoin, ordonner une expertise.
Une conséquence juridique aussi radicale qu’une annulation de la nationalité ne devrait pas être décidée sur la base d’une subsomption subjective et non référencée. La cause de A. démontre le peu de fiabilité d’une telle déduction, puisque, en l’espèce, celle-ci a conduit à une appréciation des faits diamétralement opposée à ce qu’aurait probablement dicté une analyse objective et éclairée de la cause. y
1 L’autrice remercie Me Matteo Inaudi pour sa relecture.
2 ATF 128 II 97, c. 4.
3 ATF 141 II 169, c. 3.1.
4 ATF 129 I 8, c. 2.2.
5 ATF 124 V 400, c. 2a.
6 TF 5A.23/2005 du 22.11.2005, c. 5.2.
7 FF 2008 116.
8 ATF 130 II 482, c. 3.2 et les références citées.
9 L’annulation de la naturalisation constitue un motif de révocation des autorisations d’établissement et de séjour (art. 62 al. 1 let. f et 63
al. 1 let. d LEI), motif qui exclut leur octroi ou leur renouvellement (art. 34 al. 2 let. b, 51 al. 2 let. b LEI, 6 al. 1 , 61a al. 2 let. b, 86 al. 2 let. a et c ch. 3 OASA).
10 ATF 134 V 306, c. 4.2.
11 ATF 136 I 254, c. 5.2; TF 1P.701/2004 du 7.4.2005, c. 4.2.
12 CrEDH, arrêt N° 64915/01 «Chauvy et autres c. France» du 29 juin 2004; CrEDH, arrêt N° 58729/00 «Abeberry c. France» du 21 septembre 2004 et CrEDH, arrêt N° 42435/02 «White c. Suède» du 19 septembre 2006.
13 FF 1997 I 143.
14 FF 1997 I 142.
15 CrEDH, arrêt N° 28957/95 «Christine Goodwin c. Royaume-Uni» du 11 juillet 2002, § 90.
16 ATF 137 IV 313, c. 2.3.4.
17 ATF 116 IV 205, c. 2; ATF 125 IV 177.
18 TAF F-3709/2017 du 14.1.2019, c. 7.4.
19 ATF 124 I 327, c. 3.b; CrEDH, arrêt N° 15175/89 «Allenet de Ribemont c. France» du 10 février 1995; Décision de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire «Petra Krause c. Suisse», reproduite in: JAAC 1983 161 pp. 538-541.
20 CrEDH, arrêt N° 5100/71 «Engel c. Pays-Bas» du 8 juin 1976, § 82; CrEDH, arrêt N° 8544/79 «Öztürk c. Allemagne» du 21 février 1984, § 50; CrEDH, arrêt N° 9/1997/793/994 «J.J. c. Pays-Bas» du 27 mars 1998, § 34.
21 Ibidem.
22 ATF 140 II 65, c. 2.2, ATF 135 II 161, c. 2.
23 Cour suprême, R. v. Lavallee, [1990] 1 S.C.R. 852, 03.05.1990.
24 Informations fournies notamment par le Centre LAVI de Genève et par l’Office neuchâtelois de la politique familiale et de l’égalité.
25 Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, site internet.
26 Office neuchâtelois de la politique familiale et de l’égalité, site internet.
27 Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, site internet.
28 Office neuchâtelois de la politique familiale et de l’égalité, site internet.
29 https://www.nouvelobs.com/societe/20171124.OBS7798/l-emprise-cet-engrenage-crucial-des-violences-faites-aux-femmes.html
30 https://www.lexpress.fr/actualite/societe/la-violence-conjugale-un-fleau-qui-s-installe-bien-avant-la-premiere-claque_1940388.html
31 Site de L’Obs, voir le lien en note 29.
32 Ibidem.
33 Site de L’Express, voir le lien en note 30.
34 https://www.psychologies.com/Planete/Vivre-Ensemble/Articles-et-Dossiers/Violences-conjugales-pourquoi-est-il-si-difficile-de-partir
35 https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/dissociation-traumatique.html