«Rarement un outil de prévention, de surveillance, de supervision et de protection aura suscité autant de débats et de remous autour de sa mise en œuvre. Comme si «1984» se déclinait au jour le jour dans un univers orwellien hybridé avec un jour sans fin. Rarement également un outil aussi controversé aura connu un tel succès, un tel développement et, finalement, un tel niveau de demande des citoyens»(2).
Cette phrase introductive résume parfaitement la dichotomie inhérente à une technologie aussi vénérée qu’abhorrée. Preuve en est le fait que même son nom a évolué(3), pour tenter certainement de la dissocier du terme «surveillance» par nature liberticide.
En réalité, nous n’en sommes qu’aux prémices. Les laboratoires regorgent de caméras qui permettent une surveillance longue distance (plusieurs kilomètres) et d’outils miniaturisés, dont le seul motif de la non-commercialisation a trait à la nécessité d’amortissement des investissements réalisés. Les drones se font toujours plus présents dans notre quotidien(4) et les Google Glass(5) vont prochainement générer des interrogations juridiques complexes dont le spectre nous est encore inconnu.
Les procédures en matière de vidéosurveillance étant rares, il nous est apparu intéressant de présenter quelques jurisprudences cantonales en cette matière, tout en les commentant, respectivement en les mettant en perspective avec la doctrine la plus récente(6). Nous aborderons donc, successivement, un cas de surveillance par un privé de son véhicule dans un parking public au moyen d’un kit anti-vandalisme (sous l’angle pénal), celui d’une vidéosurveillance portant sur l’entrée d’un cabinet médical (sous l’angle civil et procédural) et, finalement, celui d’une vidéosurveillance opérée au moyen d’un téléphone portable en pleine phase de circulation routière (sous l’angle pénal et celui de la loi sur la circulation routière).
1. Utilisation des kits de vidéosurveillance antivandalisme (Ordonnance du 27 novembre 2013 du Tribunal cantonal valaisan par sa Chambre pénale)
1.1. Etat de fait
Dans le cadre d’un litige de voisinage et après avoir constaté à réitérées reprises des déprédations sur son véhicule, Monsieur X et son épouse, aidés d’un voisin, ont exercé des surveillances en utilisant un système d’enregistrement vidéo miniaturisé intitulé «Kit vidéosurveillance antivandalisme véhicule longue autonomie». Le micro-enregistreur DVR(7) est en effet d’une taille extrêmement réduite (85 x 55 x 17 millimètres) et il fonctionne à la détection de mouvement ou en enregistrement continu(8). Ces investigations ont permis d’identifier Y comme l’auteur des dégâts. A la suite d’une plainte pénale du propriétaire du véhicule (X), pour dommages à la propriété, Y a été confronté à l’enregistrement vidéo. S’il a certes admis être passé à côté du véhicule, il a nié l’avoir rayé. Deux mois plus tard Y a déposé une plainte pénale contre les personnes concernées pour avoir procédé à une surveillance privée en violation de l’article 179quater du Code pénal (CP) et de l’article 34 al. 2 lit. a de la loi fédérale sur la protection des données du 19 juin 1992 (LPD).
Le procureur a décidé de ne pas entrer en matière au motif que la caméra de vidéosurveillance avait filmé un fait relevant du domaine public, que la preuve produite l’avait été aux fins de se prémunir contre un comportement pénalement répréhensible et que l’auteur se trouvait donc dans une sorte d’état de nécessité dans le domaine de la preuve justifiant son comportement. Y a recouru contre cette ordonnance auprès de la Chambre pénale du Tribunal cantonal valaisan.
1.2. Violation des articles 179quater CP, 11a et 34 al. 2 lit. a LPD
Ce recours était motivé par le fait que la décision litigieuse ne comportait aucune mention de la violation alléguée de l’article 34 al. 2 lit. a LPD, ce qui constituait, selon le recourant, une violation de son droit d’être entendu. Il ajoutait que la disposition précitée avait clairement été violée, de même que l’article 179quater CP, puisque la justice privée était proscrite et qu’il n’existait aucun état de nécessité, dès lors que la police aurait pu procéder, elle-même, à une surveillance permettant de confondre l’auteur des dommages.
La Chambre pénale du Tribunal cantonal valaisan a rejeté le recours déposé.
Après avoir rappelé les conditions d’application de l’article 179quater CP et la jurisprudence topique(9), le tribunal a retenu que le recourant avait été filmé alors qu’il se trouvait sur une place de stationnement publique, de sorte qu’il pouvait être observé par n’importe qui, sans difficulté, ce qui signifie que les faits ne relevaient pas du domaine privé. En outre, l’enregistrement n’ayant pas révélé de détails ressortant de sa sphère intime, la probabilité d’une condamnation pour violation de l’article 179quater CP n’apparaissait pas clairement plus vraisemblable qu’un acquittement.
S’agissant de la violation de l’article 34 al. 2 lit. a LPD(10), il a été considéré que le prévenu n’avait pas procédé à une vidéosurveillance de l’espace public à proprement parler, puisque le champ de la caméra était limité à sa voiture et à son entourage direct. L’appareil ne pouvait, en conséquence, enregistrer des images d’un nombre indéterminé de personnes ne pouvant pas éviter l’espace surveillé et porter ainsi atteinte à leurs droits de la personnalité. D’ailleurs, aucun autre individu que le recourant n’a été filmé lors de la surveillance. En outre, l’atteinte aux droits de la personnalité causée par la vidéosurveillance apparaît justifiée par l’intérêt prépondérant du prévenu à ce que sa voiture ne soit plus vandalisée (principe de licéité) et se trouve, selon la Chambre pénale, dans un rapport proportionné comparé au but visé (principe de la proportionnalité), qui était d’élucider l’acte de vandalisme. Conséquemment, le Tribunal considère qu’un acquittement apparaissait plus vraisemblable qu’une condamnation. Le défaut de motivation mis en exergue par le recourant était au demeurant réparé par cette décision.
1.3. De l’existence d’un état de nécessité probatoire?
Le Procureur avait notamment évoqué l’existence d’un état de nécessité, dans le domaine probatoire, pour justifier sa décision. Nonobstant le rejet du recours, la Chambre pénale a traité de cet aspect de la motivation de la décision querellée dans un considérant spécifique, anticipant ainsi la problématique de la licéité du moyen de preuve qui demeure ouverte. Il a considéré qu’il n’existait pas d’état de nécessité (art. 17 CP), Monsieur X ne se trouvant pas confronté à un danger imminent et impossible à détourner autrement, ni davantage de faits justificatifs (art. 14 CP), car le moyen utilisé n’était pas le seul disponible pour atteindre le but visé. Une surveillance policière était en effet possible(11). La Chambre pénale du Tribunal cantonal se refuse toutefois à qualifier ce moyen de preuve d’illicite en se référant à la jurisprudence topique(12): cela ne préjuge toutefois pas du caractère illicite ou non du moyen de preuve recueilli.
1.4. Analyse et commentaire
Il convient d’exposer, à titre liminaire, que le préposé à la protection des données et à la transparence(13) a traité de la problématique de la surveillance opérée par des privés dans un feuillet thématique(14). Il y mentionne la nécessité de respecter les principes de licéité et de proportionnalité. Comme il est impossible, en pratique, de solliciter l’accord préalable de toutes les personnes filmées, il convient de vérifier qu’un intérêt privé ou public prépondérant, à des fins de sécurité, existe. Le PFPDT spécifie: «Il faut en outre tenir compte du fait qu’un système de vidéosurveillance privé qui filme un espace public enfreint généralement les principes de licéité et de la proportionnalité et est donc interdit.»
Différentes précisions sont apportées(15), avec des exemples, dont celui d’un particulier qui, las des dommages causés à sa maison, souhaite faire surveiller la rue devant celle-ci par une caméra: «Une telle vidéosurveillance ne peut pas être effectuée par le propriétaire lui-même; c’est la police qui est compétente.» Il convient de mentionner une exception, qui ne pourrait toutefois trouver application dans un cas tel que celui exposé ici: «Lorsque les portions d’espace public sont petites et que la surveillance du terrain privé ne peut se faire par d’autres moyens, cette surveillance est généralement acceptée pour des raisons de praticabilité(16).» Il existe en effet et en l’occurrence une autre possibilité, soit celle de faire appel à la police qui peut exercer une telle surveillance sans même avoir besoin d’une décision du Ministère public, respectivement du Tribunal des mesures de contrainte, ainsi qu’il sera exposé ci-après. La surveillance par un privé du domaine public s’avérera, en définitive, rarement licite à l’aune des normes applicables en matière de protection des données. En l’espèce, elle ne l’est pas. L’intérêt d’une personne privée à éviter des dommages sur son véhicule ne saurait, en termes de proportionnalité, permettre à celle-ci de se substituer à la police qui peut aisément accomplir une telle tâche. En sus, la problématique du délai de conservation(17) des données est difficile à appréhender pour un quidam, dont le but est d’apporter la preuve de l’identité de celui qui a endommagé son véhicule. Le moyen de preuve devrait donc, en toute logique, être qualifié d’illicite, bien que la Chambre pénale du Tribunal cantonal valaisan ne tranche pas formellement cette question, se limitant à un renvoi à la jurisprudence.
Il sied également de rappeler que l’utilisation de moyens de preuve acquis en violation de la sphère privée ne doit, par ailleurs et selon la jurisprudence récente du Tribunal fédéral, être admise qu’avec une grande réserve(18). S’il existe un moyen moins invasif, c’est celui-ci qui doit être privilégié. Il en existait un ici, puisque la police pouvait recueillir les mêmes preuves en toute légalité et simplicité.
En matière pénale, l’utilisation de dispositifs techniques de surveillance doit être ordonnée par le Ministère public(19) et autorisée par le Tribunal des mesures de contrainte(20), lorsque l’action observée se déroule dans un endroit qui n’est pas public (habitations, chambre d’hôtel, véhicules, etc). Cela signifie qu’une personne privée ne saurait être autorisée à mettre en place une surveillance et que les preuves recueillies seront inexploitables en vertu de l’article 277 al. 2 du Code de procédure pénale(21). La surveillance au moyen de caméras vidéo d’événements de nature privée qui se déroulent dans un lieu ouvert au public ne nécessite en revanche aucune formalité particulière, dès lors que ces espaces sont librement accessibles, car il s’agit d’une observation (art. 282 CPP)(22). En clair, la police peut y procéder, aisément, ce qui justifie d’autant moins un acte de justice privée, précédé d’une récolte de preuve s’exonérant d’un recours aux agents assermentés de la police.
Ce moyen licite et facile à mettre en œuvre disqualifie l’option de la surveillance opérée par une personne privée dans le cas d’espèce. Reste à savoir si cette preuve qualifiée d’illicite à l’aune de la LPD eût été admissible en procédure, après une pesée d’intérêts. Cette preuve aurait-elle pu être recueillie légalement? Comme le relève opportunément Sylvain Métille(23), les autorités pénales admettent largement ces preuves, ce qui équivaut à vider la LPD de son sens et peut pousser l’autorité à sous-traiter à des privés les mesures qu’elle ne peut pas ordonner elle-même. La solution préconisée, à savoir le fait de solliciter par une procédure civile(24), la destruction, respectivement l’interdiction de transmission des images est intéressante à plus d’un titre. Elle pourrait constituer un moyen de préserver le noyau intangible qu’est la protection des données. Les autorités pénales pourraient-elles de ce point de vue être astreintes à détruire des preuves figurant dans leur dossier avant même d’avoir procédé à la pesée d’intérêts permettant de qualifier la preuve de licite ou d’illicite? Seraient-elles liées par une décision d’un tribunal civil? Autant de questions irrésolues à l’heure actuelle, mais qui méritent une réflexion.
S’agissant finalement de l’aspect fondamental de la décision, on ne peut qu’être surpris de lire que l’article 34 al. 2 lit. a LPD n’a pas été violé. Le tribunal a développé un raisonnement semblable à celui du PFPDT, pour parvenir à une conclusion singulièrement inverse. Il n’est, à cet égard, pas sérieux de prétendre qu’aucune vidéosurveillance de l’espace public n’est intervenue, car le champ de la caméra était limité à la voiture et à son entourage, alors que cette voiture se trouvait sur un parking public. Le fait qu’aucune autre personne n’ait été filmée n’est également pas relevant, car, à suivre un tel raisonnement, le comportement devrait être qualifié de licite ou d’illicite en fonction du nombre de personnes filmées. Cette décision légitime le recours à des installations de surveillance dont l’usage va se multiplier, transformant chacun d’entre nous en «little brother», ce qui est regrettable, car la sphère privée s’en trouve réduite, alors que la police est à même d’accomplir cette tâche… légalement.
2. Vidéosurveillance portant sur l’entrée d’un cabinet médical – mesures provisionnelles fondées sur les articles 28 CC et
8 LPD (Décision du 26 mars 2012 de la Cour civile II du Tribunal cantonal valaisan)
2.1. Etat de fait
Deux médecins exploitent un cabinet dans un immeuble soumis à la propriété par étages. A la suite d’actes de vandalisme commis dans les parties communes accessibles au public, les propriétaires d’étages de l’immeuble, dans le sous-sol duquel se trouve un parking public, ont décidé de recourir à la vidéosurveillance, sur conseil de la police municipale et du responsable de la sécurité de l’Etat du Valais. L’installation du système a été confiée à X SA, entreprise spécialisée en la matière. Une des caméras, située face à l’entrée du cabinet médical a été démontée à la suite d’une transaction conclue devant le juge du district entre le couple de médecins, d’une part, et la communauté des propriétaires d’étages de l’immeuble. Une requête de mesures provisionnelles a été déposée devant le juge de district contre la société ayant procédé à l’installation, requête au terme de laquelle les conclusions suivantes ont, entre autres, été prises:
• faire interdiction à X SA, sous commination des sanctions de l’article 292 CPS, de détruire les images déjà prises;
• ordonner à X SA, sous commination des sanctions de l’article 292 CPS, de conserver toutes les données déjà collectées;
• ordonner à X SA de mentionner par quelles mesures les données sont protégées;
• ordonner à X SA d’indiquer par qui les données peuvent être visionnées et à quelles conditions;
• ordonner à X SA, sous commination des sanctions de l’article 292 CPS, de ne plus exploiter le système de vidéosurveillance jusqu’à droit connu…
Le juge de district a rejeté
la requête considérant que les deux médecins invoquaient les droits de la personnalité de leurs patients, de sorte que la légitimation active leur faisait défaut. De surcroît, ils n’avaient ni allégué ni rendu vraisemblable qu’ils étaient eux-mêmes victimes d’une atteinte d’une gravité justifiant le prononcé de mesures provisionnelles. Le fait d’être filmés permettait uniquement de constater qu’ils se rendaient quotidiennement à leur travail, dont l’entrée se situait au demeurant sur un lieu privé largement fréquenté par le public (sortie de parking souterrain) qui avait dès lors accès aux informations que les requérants souhaitaient protéger. Enfin, l’intérêt à prévenir les actes de vandalisme dont se plaignaient les copropriétaires l’emportait sur celui des requérants. Les deux médecins ont interjeté appel à l’encontre de cette décision, concluant à ce qu’il soit fait interdiction à X SA de détruire les images prises et qu’il lui soit ordonné de conserver les données collectées(25).
2.2. Violation des art. 28 CC (protection de la personnalité contre des atteintes) et 8 LPD (droit d’accès)
En appel, les deux médecins ont soulevé de nouveaux moyens de droit, fondés pour partie, sur des faits nouveaux. En tant que titulaires d’un droit d’accès selon l’art. 8 al. 1 LPD, ils se plaignent du refus d’accéder au fichier depuis la mise en service des caméras et craignent que la société X SA, au vu de son comportement antérieur, ne cache ou ne rende inaccessibles les données collectées.
La Cour civile a examiné la question de la qualité pour défendre de la société X SA. Elle a considéré que, au stade des mesures provisionnelles, il était possible d’agir contre le tiers délégataire qui exploite le système de surveillance, car celui-ci peut prendre les mesures de conservation des données jusqu’à droit connu sur les modalités d’exercice du droit d’accès. En outre, ils peuvent, à titre provisionnel et à certaines conditions(26), requérir de l’exploitant technique la sauvegarde des données en vue d’une demande d’accès au fichier, au maître de celui-ci, ou de l’ouverture subséquente d’une action pour atteinte à la personnalité. La requête n’a pas, pour autant, été considérée comme fondée pour les motifs suivants.
La Cour civile a retenu que les deux médecins n’avaient pas rendu vraisemblable l’existence d’un fichier(27), les images étant simplement enregistrées temporairement, jusqu’à l’effacement automatique lorsque la capacité de stockage est atteinte. On peut dès lors parler d’un agrégat de données que l’on ne peut rechercher par personne concernée(28). En l’absence de fichier, toute référence à l’art. 8 LPD prévoyant un droit d’accès à ce fichier est vaine et ne saurait dès lors fonder le prononcé de mesures provisionnelles.
Ensuite, même s’il s’agissait d’un fichier, les intéressés n’ont, selon la Cour, pas rendu plausible le fait que l’auteur du traitement entendait détruire ou modifier les données litigieuses, ou encore qu’ils avaient des raisons de penser qu’un traitement de ces données pouvait engendrer une atteinte à leur personnalité. Une saisie provisionnelle des données et/ou un droit d’accès provisionnel hors des conditions des art. 8 ss LPD ne sauraient dès lors être ordonnés. Les instants n’ont, en outre, pas rendu vraisemblable qu’ils avaient, sans succès, sollicité le maître du fichier de communiquer, dans les 30 jours dès réception de la demande, les renseignements litigieux, en sorte qu’une action en exécution du droit d’accès n’apparaît pas recevable.
Enfin, en toutes hypothèses, le système de surveillance mis en cause respecte le principe de la proportionnalité qui exige que les données personnelles enregistrées par une caméra soient effacées dans un délai particulièrement bref, afin de limiter l’atteinte à la sphère privée des personnes filmées(29). La Cour ajoute que les deux médecins n’ont pas remis en cause les faits, ni l’argumentation juridique tant principale concernant l’absence de légitimation active, que subsidiaire, relative à la gravité de l’atteinte, au fait que les événements filmés, dans un rayon déterminé, étaient largement visibles par le public et que l’intérêt à prévenir le vandalisme l’emportait sur l’intérêt des personnes concernées à l’intégrité de leur personnalité.
2.3. Analyse et commentaire
Cet arrêt est désappointant, à plus d’un titre. Il s’inscrit tout d’abord dans une tendance marquée à accepter plus aisément la vidéosurveillance dans un but préventif, nonobstant les inconvénients factuels et les atteintes juridiques qui peuvent, objectivement, en résulter. A titre exemplatif, citons l’arrêt relatif à la vidéosurveillance des collèges de la Municipalité de Lutry(30), où le Tribunal cantonal a clairement privilégié l’aspect sécuritaire par rapport aux atteintes limitées à la liberté personnelle des enseignants et des élèves, à l’aune du fait que les enregistrements sont effacés après 48 heures(31). En l’occurrence, la Cour civile du Tribunal cantonal a également mis en exergue le fait que le système de surveillance respecte le principe de proportionnalité, qui exige un effacement des données personnelles dans un délai particulièrement bref. On pourrait être tenté d’en inférer que plus le délai de conservation des données est bref, plus la latitude est grande d’installer des caméras en nombre et permettant une surveillance à large spectre.
Ce qui est singulier et influe évidemment sur le sort du litige, c’est l’absence de référence devant le juge de district(32) à la demande liminaire d’accès formulée au maître du fichier(33), laquelle aurait, à l’évidence, pu influer sur le sort de la cause. Cette démarche doit précéder toute autre et permettre de déterminer l’action la plus efficace à entreprendre. Celui qui n’a pas obtenu satisfaction lors de sa requête d’accès doit l’indiquer immédiatement au juge, car une telle attitude est susceptible d’emporter sa conviction, surtout lorsque des mesures provisionnelles sont requises. De plus, c’est l’entreprise de sécurité qui se voit attraite devant le Tribunal, en lieu et place du maître du fichier, avec pour rendre la chose encore plus compliquée, une modification en cours de procédure des conclusions (respectivement une réduction des conclusions) et l’invocation de faits nouveaux, et non des moindres(34). Tous ces éléments concourent à générer une décision qui ne répond que partiellement à la problématique concernant la surveillance de cabinets médicaux. En clair, la Cour civile s’est prononcée sur la base d’un état de fait incomplet et des moyens de preuve produits en première instance. Ce faisant, la décision est logiquement insatisfaisante. Sur la base d’un état de fait complet et des preuves dont disposaient les recourants, il eût été intéressant de savoir si le tribunal aurait également considéré que l’intérêt à prévenir le vandalisme l’emportait sur celui des personnes concernées à l’intégrité de leur personnalité. On peut légitimement s’interroger lorsque, comme en l’espèce, les médecins sont des spécialistes, ce qui permet d’inférer de la fréquentation de leur cabinet l’existence d’une affection spécifique. Le cas extrême serait par exemple celui d’un médecin se consacrant exclusivement à des patients atteints d’alcoolisme ou d’une maladie infectieuse. Dans une telle hypothèse pourrait-on encore prétendre que la prévention d’actes de vandalisme l’emporte sur le secret auquel a droit chaque patient lorsqu’il opte pour un médecin spécialiste?
3. Vidéosurveillance opérée au moyen d’un téléphone portable en pleine phase de circulation routière (Jugement du Tribunal du district de Loèche du 12 novembre 2013 dont il a été appelé devant le Tribunal cantonal(35))
3.1. Etat de fait
Un conducteur, Monsieur X, circulait sur la route cantonale T9 en direction de Viège. Le véhicule qui le précédait était conduit par un élève conducteur, tandis que le professeur d’autoécole était assis sur le siège passager à l’avant du véhicule. Pour des motifs inconnus de Monsieur X, le moniteur d’autoécole est passé à l’arrière du véhicule et a commencé à le filmer au moyen d’un téléphone portable, laissant ainsi son élève seul au volant, sans possibilité effective de contrôle ni d’intervention en cas de difficulté. Cette phase durant laquelle Monsieur X a été filmé a duré plusieurs minutes. Le moniteur d’autoécole, se prévalant des séquences vidéo en sa possession, a immédiatement dénoncé téléphoniquement Monsieur X à la police, pour ne pas avoir respecté les distances de sécurité. La police l’a alors interpellé et interrogé à Viège, avant de le dénoncer au Ministère public, qui l’a sanctionné par ordonnance pénale pour violation grave d’une règle de la circulation routière au sens de l’art. 90 al. 2 LCR, en lien avec l’art. 34 al. 4 LCR et 12 al. 1er OCR. Après que Monsieur X a formé opposition à l’ordonnance pénale, le dossier a été renvoyé en jugement devant le Tribunal de district de Loèche, qui a confirmé la condamnation.
3.2. Violation des art. 141 CPP, 29 Cst. et 6 CEDH
Le Tribunal de district de Loèche a considéré que la vidéo litigieuse n’était pas un moyen de preuve illicite et qu’il pouvait en conséquence en être tenu compte dans le cadre de la procédure diligentée par le Ministère public, dès lors que le moniteur d’autoécole a filmé une séquence de conduite que tout un chacun pouvait voir. Il a donc rejeté la requête de la défense tendant au retrait de cette vidéo du dossier, laquelle a, de surcroît, emporté sa conviction dès lors qu’il n’existait ni d’autre témoin ni d’autre preuve matérielle.
3.3. Analyse et commentaire
Selon la jurisprudence, l’utilisation de moyens de preuve acquis en violation de la sphère privée ne doit être admise qu’avec une grande réserve(36). En l’occurrence, il est évident que le conducteur n’a jamais consenti à être filmé durant plusieurs minutes, de sorte que l’atteinte à ses droits de la personnalité est établie. Le PFPDT considère que tout enregistrement sur lequel des personnes ou des matricules de véhicules sont reconnaissables constitue de fait un traitement de données personnelles(37). De surcroît, selon son analyse, la sécurité routière est l’affaire de la police et non des particuliers, qui ne peuvent en aucun cas l’invoquer comme motif. Même l’argument, du reste compréhensible, de la collecte de preuves en cas d’accident ne permet pas de justifier une infraction à la protection de la personnalité. De plus, la plupart du temps, les enregistrements présentent une version imprécise des incidents en question. Ce jugement, s’il devait être confirmé en appel, voire par le Tribunal fédéral, ouvrirait inexorablement la voie à une justice privée dont le champ d’application est infini à l’aune des nouveaux outils connectés, tels que les Google Glass.
1) Egalement notaire et conseiller en protection des données en entreprise HEIG-VD, Sion.
2) BAUER, Alain, FREYNET, François, Vidéosurveillance et vidéoprotection, Que sais-je, Paris, PUF, p. 3.
3) Désormais, c’est le terme «vidéoprotection» qui est couramment utilisé.
4) Cf. à cet égard l’excellent article du Temps intitulé «Les drones civils loués par des start-up romandes se multiplient dans le ciel»: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/361aba3c-e4f3-11e3-a23d-0c2455b964fc%7C1.
5) http://www.google.com/glass/start/
6) Notamment les avis émis lors du séminaire du 21 novembre 2013 organisé par le Cedidac sur la thématique «Vidéosurveillance et protection des données, limites légales et enjeux pratiques».
7) Abréviation de Digital Video Recorder, enregistreur vidéo numérique.
8) Voici le lien vers le produit concerné: http://www.secutec.fr/kit-videosurveillance-anti-vandalisme-vehicule-longue-autonomie-1841.html
9) L’arrêt non publié 1B_28/2013 du 28 mai 2013 c. 2.2.2 et la référence à l’ATF 118 IV 41, c. 4e concernant les environs immédiats du domicile.
10) Sont punies de l’amende les personnes privées qui intentionnellement: a. omettent d’informer le préposé, conformément à l’art. 6, al. 3, de déclarer les fichiers visés à l’art. 11a ou donnent des indications inexactes lors de leur déclaration.
11) Cf. à cet égard les art. 282 al. 1er du Code de procédure pénale et l’art. 2 al. 2 lit. c LPD.
12) ATF 131 I 272 c. 4.1; 130 I 126 c. 3.2.
13) Abrégé ci-après PFPDT.
14) Disponible à cette adresse: http://www.edoeb.admin.ch/datenschutz /00628/00653/00654/index.html?lang=fr
15) Cf. http://www.edoeb.admin.ch/datenschutz/00625/00729/00738/index.html?lang=fr
16) Une banque équipe un distributeur d’argent d’une caméra vidéo qui filme, outre le distributeur, de petites portions de trottoir. Cette situation est licite dans la mesure où il existe un intérêt privé prépondérant à la surveillance du distributeur et que cette surveillance est impossible sans qu’une portion de trottoir entre dans le champ de la caméra.
17) ATF 133 I 77.
18) ATF 139 II 7 résumé dans la SJ 2013 I 179.
19) Cf. art. 280 ss CPP.
20) Cf. art. 281 CPP.
21) A cet égard, le soussigné partage le point de vue développé par Me Sylvain Métille, chargé de cours à l’UNIL, lors du séminaire du 21 novembre 2013 organisé par le Cedidac sur la thématique «Vidéosurveillance et protection des données, limites légales et enjeux pratiques».
22) SCHMID, Niklaus, Praxiskommentar, CPP 280 N 3.
23) MÉTILLE, Sylvain, Vidéosurveillance sur le domaine privé, séminaire du 21 novembre 2013 organisé par le Cedidac sur la thématique «Vidéosurveillance et protection des données, limites légales et enjeux pratiques».
24) En invoquant la LPD et les normes en matière de droit de la personnalité (art. 28 ss CC).
25) En appel, ils ont renoncé à faire interdire l’exploitation du système de surveillance et à exiger l’indication tant de l’identité des personnes pouvant visionner les données que des mesures prises pour protéger celles-ci.
26) Lorsque le participant défendeur à l’action n’est pas le maître du fichier et ne peut conséquemment procéder lui-même à la destruction ou à la rectification des données, le jugement ne peut que lui ordonner d’intervenir auprès du maître du fichier non partie à la procédure, pour réclamer cette rectification, cf. MEIER, Philippe, Protection des données, Fondements principes généraux et droit privé, Berne 2011, n. 1816).
27) Au sens de l’art. 3 lit. g LPD: fichier, tout ensemble de données personnelles dont la structure permet de rechercher les données par personne concernée.
28) Cf. à cet égard le message de la LPD: FF 1988 II 455.
29) A cet égard, il est fait référence à l’ATF 133 I 77 c. 5 ainsi qu’au feuillet thématique du PFPDT intitulé «Vidéosurveillance par des particuliers» dont il a déjà été question auparavant.
30) Arrêt du 1er mars 2013 du Tribunal cantonal vaudois par sa Cour de droit administratif et public.
31) Pour une comparaison intercantonale, cf. l’avis du préposé à la protection des données et à la transparence Jura Neuchâtel du 17 juin 2013 consultable à cette adresse: http://www.ppdt-june.ch/fr/Cas-traites/Anciens-cas-JU-NE/2010-2013/Videosurveillance-installee-dans-un-centre-sportif-20110237.html
32) Soit le juge de première instance.
33) Les deux médecins ont complété en appel l’état de fait en alléguant les faits relatifs à leur vaine demande d’accès au fichier.
34) Les deux médecins ont ajouté dans leur mémoire d’appel qu’eux-mêmes étaient quotidiennement dans le champ d’enregistrement de plusieurs caméras et qu’ils avaient demandé en vain au maître du fichier de savoir précisément si le fichier contenait des données les concernant et, le cas échéant, d’en connaître l’étendue, le but du traitement ainsi que l’identité de leur destinataire.
35) L’issue de la procédure d’appel est inconnue à l’heure de l’écriture de ces lignes.
36) ATF 139 II 7 = SJ 2013 I 179.
37) cf. préposé à la protection des données et à la transparence, Explications sur la vidéosurveillance au moyen de caméras embarquées, disponibles à l’adresse
http://www.edoeb.admin.ch/datenschutz/00625/00729/01075/index.html?lang=fr