Comment s'assurer, en tant qu'employeur, que vos salariés n'abuseront pas des absences de courte durée? Une entreprise travaillant comme sous-traitant pour une ancienne régie fédérale a cru trouver la parade. Elle a décidé de verser une prime équivalant à 10% du salaire à ses employés, à la condition qu'ils soient présents, sans exception, durant tout leur mois de travail. Comme les salaires versés sont relativement modestes (moins de 4000 fr. par mois pour un salaire de conseiller technique en télécommunications), le paiement de cette prime de 300 fr. représente un montant important pour ces salariés. «Par conséquent, tous mes collègues fortement grippés se forcent à venir travailler, même avec une fièvre de cheval et, comme nous travaillons dans un seul vaste espace, ils contaminent le reste du personnel», témoigne l'un de ces employés.
Aussi pour les fonctionnaires
Cette manière de recourir à la carotte et au bâton, s'agissant de la santé de l'employé, est-elle bien conforme au droit suisse du travail? «Depuis quelques années, certains employeurs cherchent à imposer des systèmes de rémunération qui sont à la limite de ce que permet le Code des obligations», constate tout d'abord Jean-Philippe Dunand, professeur de droit du travail à l'Université de Neuchâtel. En France, l'idée de verser une prime de 50 euros par mois aux fonctionnaires qui ne s'absentent pas pour maladie durant le mois travaillé a été mise en pratique en janvier 2012 par le maire socialiste de Florensac (Hérault), Vincent Gaudy, ce qui a suscité des remarques moqueuses sur le net à propos de l'ardeur au travail des ronds-de-cuir. Quarante-cinq employés devaient toucher à la fin de l'année cette prime de 50 euros brut par mois, ce qui représente 27 000 euros. Selon une employée de la Mairie, aucune remarque n'a, à ce jour, été faite au maire s'agissant de la conformité de cette prime au droit du travail français.
Gratification ou partie du salaire?
Dans le cas suisse, qui concerne le secteur privé, la question est tout d'abord de qualifier la prime: s'agit-il d'une gratification, soit d'un versement en sus du salaire, à bien plaire et exceptionnel dépendant au moins partiellement de la volonté de l'employeur (art. 322d CO), ou d'une prime faisant partie du salaire, car son versement a été convenu entre les parties1? La distinction est importante, car, s'il s'agit d'une partie du salaire, la prime est due sans condition et «même si le travail a été mal fait» (Olivier Subilia, «Droit du travail», Ed Bis et Ter, Lausanne 2010 p. 188). En l'occurrence, le fait que la prime ait été expressément prévue par le contrat de travail, qu'elle soit versée à échéance fixe (à la fin du mois), que sa quotité soit stable et soumise aux déductions légales, qu'il n'existe pas de caractère aléatoire à son versement (les conditions du versement sont clairement prévues)2 «me font plutôt pencher pour une part du salaire que pour une gratification», estime David Aubert, avocat spécialiste FSA en droit du travail à Genève. Un avis que partage Jean-Philippe Dunand.
«Le Tribunal fédéral a certes admis que l'obligation de payer le salaire selon l'art. 322 CO est de droit dispositif et que les parties peuvent convenir de diminuer le traitement en cours de contrat, mais un tel accord ne peut valoir que pour le futur et ne peut se rapporter à des prestations de travail déjà accomplies3», poursuit le professeur neuchâtelois. Un accord tacite, par exemple lorsque le travailleur a accepté à plusieurs reprises un salaire inférieur à celui convenu, ne peut être admis qu'exceptionnellement. «La prime litigieuse constitue une «prime de présence». Une telle prime peut paraître discriminatoire, voire contre-productive, puisqu'elle ne tient pas compte de la réelle qualité du travail fourni par les employés. On ne peut exclure qu'un excellent employé se trouve privé de prime en raison d'un seul jour de maladie, ce qui serait clairement contraire aux règles sur la protection de la personnalité des travailleurs (cf. art. 328 CO). Par ailleurs, il faut rappeler que l'employeur est tenu de protéger la santé de ses collaborateurs. En les contraignant, du moins indirectement, à venir travailler au lieu de se soigner, l'employeur n'instaure-t-il pas une clause qui viole l'art. 27 II CC (protection de la personnalité; interdiction des engagements excessifs)? On réservera aussi l'application de l'art. 156 CO, selon lequel la condition est censée accomplie4. Il pourrait s'ensuivre que l'employé aurait droit à la prime de 300 fr. dans tous les cas, qu'il soit malade ou non, puisqu'il s'agit d'une part du salaire qui ne peut être supprimée en raison de la maladie de l'employé», conclut Jean-Philippe Dunand.
Rémy Wyler, avocat et professeur de droit du travail à l'Université de Lausanne, est moins catégorique: «S'agit-il d'un salaire ou d'une gratification? On peut à mon avis soutenir les deux positions, je n'ai pas d'avis tranché sur cette question. Si l'on admet qu'il s'agit d'une gratification, cette prime serait possible, car la jurisprudence du Tribunal fédéral admet qu'on puisse subordonner le paiement de la gratification à la présence de l'employé dans l'entreprise5. Je n'aurais alors pas d'objection à faire au système. Ce qui pourrait la rendre critiquable, c'est le fait de forcer l'employé malade à travailler, en violation du devoir de protéger sa personnalité. Dans ce cas, l'employé pourrait demander la réparation du dommage subi, soit le paiement de la prime nonobstant sa maladie. Je constate tout d'abord que le montant de cette prime est très accessoire par rapport au salaire de base. Si l'on admet, vu cet élément, qu'il s'agit d'une partie du salaire, le système n'est plus admissible, car le salaire est dû en contrepartie du travail fourni. Si l'employé est malade, c'est l'art. 324a CO qui s'applique, relatif aux obligations de l'employeur en cas d'empêchement de travailler du salarié, et calculé sur l'entier du salaire, prime comprise.» Sur ce dernier point, le professeur Thomas Geiser, de l'Université de Saint-Gall, partage l'avis de Me Wyler. Le Lausannois montre toutefois une certaine compréhension pour les employeurs tentant de limiter les absences pour maladie: «En pratique, on est régulièrement confronté à des certificats médicaux invraisemblables, parfois produits plus de deux mois après la maladie alléguée, ce qui rend difficile toute administration des preuves.»
Et les collègues contaminés?
Thomas Geiser relève que l'entreprise répond aussi vis-à-vis des autres collaborateurs, contaminés par la personne grippée au travail, car ils subissent une perte financière également. Cela est relativement facile à prouver, car, si tout travailleur reste à la maison pour se soigner, il perd sa prime.
L'analyse la plus complexe est livrée par l'avocat lausannois spécialiste FSA en droit du travail Olivier Subilia. «Selon moi, une personne est soit malade, soit capable de faire son travail et, dans ce cas-là, elle doit l'effectuer. Si elle est malade, on peut dire que cette prime est une manière de contourner le caractère impératif de l'art. 324a CO (obligations de l'employeur, salaire en cas d'empêchement de travailler du travailleur). Or, les alinéas 1 et 3 de l'art. 324a CO sont soumis au catalogue relativement impératif de l'art. 362 CO, soit des dispositions auxquelles il ne peut être dérogé au détriment du travailleur. Il ne faut cependant pas oublier l'art. 324a IV CO, selon lequel un accord écrit, un contrat type de travail ou une convention collective peut déroger aux présentes dispositions à condition d'accorder au travailleur des prestations au moins équivalentes6. Il faut donc se demander si la situation du travailleur avec sa prime de 300 fr. est globalement meilleure ou moins bonne que celle que prévoirait la simple application de l'«échelle bernoise», ce qui est une question relativement compliquée car il faut prendre en compte la jurisprudence du TF.» En l'espèce, on peut douter qu'un régime dérogatoire ait été valablement conclu, dès lors que selon la doctrine et la jurisprudence du TF, l'accord doit comporter «clairement les points essentiels du régime conventionnel (pourcentage du salaire assuré, risques couverts, durée des prestations, modalité de financement des primes d'assurance, le cas échéant durée du délai de carence); il pourra toutefois renvoyer aux conditions générales de l'assurance ou à un autre document tenu à la disposition du travailleur»7. En l'occurrence, le contrat écrit se borne à prévoir une prime de 300 fr. en cas d'absence du travailleur dans le mois. Dès lors, on peut douter voir dans le libellé d'une telle clause la description précise des prestations prévues par un régime conventionnel. En conséquence, aucun accord dérogatoire tel que l'entend l'art. 324a al. 4 CO n'aurait été conclu par les parties, faute pour elles d'avoir respecté les exigences de forme particulières admises en doctrine8. Il s'ensuivrait donc que la prime serait due sans conditions, si l'on suit le raisonnement développé ci-dessus par les professeurs Dunand, Wyler (dans le cas d'une partie du salaire) et Geiser ainsi que l'avocat David Aubert.
1Voir à ce sujet l'arrêt de la 1re Cour de droit civil du Tribunal fédéral 4A_705/2011 du 20 décembre 2011, c.3.
2Eléments cités en faveur du salaire dans l'ATF 4A_511/2008 du 3 février 2009, c. 4.3.
3Voir l'arrêt de la 1re Cour civile du Tribunal fédéral 4C.426/2005 du 28 février 2006, c. 5.2.1 et les références citées.
4Empêchement frauduleux: la condition est réputée accomplie quand l'une des parties en a empêché l'avènement au mépris des règles de la bonne foi. Lire ATF 4A_705/2011, c. 5.
5ATF 4C.426/2005 du 28 février 2006, c. 5.1. et les références. On peut objecter à Me Wyler que le TF précise expressément que l'employeur peut subordonner le droit à la gratification à des conditions telles la présence du salarié dans l'entreprise, «dans les limites de l'art. 27 II CC», ndlr.
6Sur cette notion d'équivalence, arrêt 4C.419/1993 du 17 novembre 1994, consid. 4, publié in SJ 1995 p. 784, et arrêt P.1523/1981 du 4 février 1982, publié in SJ 1982 p. 574
7ATF 131 III 623 p. 634.
8ATF 131 III 623 p. 634 cité, c. 2.5.1.