Un cas compte plusieurs réalités. Il y a celle de chaque partie, celle du juge, mais aussi, comme le rappelle Nadja Capus, «celle du dossier». Professeure de droit pénal à Neuchâtel, cette dernière a analysé, en 2011, plus d’un millier de protocoles issus des archives des tribunaux et des ministères publics. Son constat: «La force créatrice des documents est immense, notamment ceux liés aux interrogatoires. De manière exagérée, on pourrait dire qu’on règle l’affaire rien qu’avec eux.» De manière plus terre à terre, on pourrait dire que les dossiers permettent au moins de se faire une première idée des cas.
Leur rôle central est le même que l’on soit en procédure civile, pénale ou administrative. En droit des assurances sociales, les organes et organismes concernés vont ainsi s’atteler à clarifier les faits qui justifient, réduisent ou annulent d’office une demande. On pense notamment aux données propres à la personne assurée, mais aussi aux avis d’experts. Autant d’informations déterminantes qui devraient donc être consignées. Et pourtant, tel n’est pas toujours le cas dans la pratique.
Violation du droit
d’être entendu
Avocat à Lucerne, Reto von Glutz cite pour exemple la fois où il a défendu l’une de ses clientes, à la suite d’une décision rendue par l’office AI du canton d’Obwald. Plusieurs expertises avaient été réalisées, sans qu’aucun des enregistrements figure au dossier. Un manquement que l’avocat a voulu faire valoir comme violation de l’obligation de constituer un dossier et violation du droit d’être entendu. En vain. Le Tribunal fédéral a rejeté son appel (9C_376/2019 du 10 septembre 2019). De tels enregistrements seraient, selon la pratique, considérés comme des documents internes, qu’il n’y aurait donc pas lieu d’inclure aux dossiers. L’argument ne convainc pas Reto von Glutz: «Une telle pratique laisse penser que les organes d’exécution en matière d’assurance invalidité conservent certains documents strictement à l’interne», alors que leurs conclusions sont en principe communiquées.
Ueli Kieser, professeur de droit des assurances sociales à Saint-Gall, partage cet avis. Dans son commentaire sur la loi sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA), il a précisé que, selon lui, l’obligation de consigner devrait s’étendre aux rapports et expertises réalisés à l’interne.
Inclure les informations pertinentes
Roger Peter est avocat à Zurich. Pour lui, le problème se situe dans la notion même de «dossier». Voilà pourquoi il a demandé, dans la revue en ligne Jusletter, ce que l’on entend exactement par là. Car ni la LPGA ni la loi sur la procédure administrative (PA) ne définissent ce terme.
L’article 46 LPGA se contente de prévoir que, «lors de chaque procédure relevant des assurances sociales, l’assureur enregistre systématiquement tous les documents qui peuvent être déterminants». Précision du Tribunal fédéral: «Les autorités doivent consigner tout ce qui concerne le cas et qui pourrait avoir une importance décisive» (ATF 124 V 372). Développé à l’origine pour les procédures pénales, ce principe devrait s’appliquer à tous les domaines, afin de respecter l’article 29 al. 2 de la Constitution (droit d’être entendu). «Les interrogatoires et autres informations enregistrés sont ou peuvent être des preuves, et font donc, en tant que telles, partie des dossiers», peut-on en outre lire dans l’ATF 130 II 473.
Nouvelles dispositions inadéquates
Selon Ueli Kieser, le caractère «déterminant», au sens de l’article 46 LPGA, ne dépend pas de l’interprétation de l’institution d’assurance sociale concernée, mais de la signification objective des pièces en question. La pertinence ne devrait, selon lui, pas être établie au moment où se pose la question de consigner tel document au dossier. Ce qui compte, c’est plutôt que le document puisse être produit. Pour cela, il faudrait que toute pièce (y compris les documents dits internes) soit automatiquement incluse aux dossiers. Autrement dit, la gestion des documents devrait se faire selon des critères établis, généraux, appropriés et opportuns, afin que l’on puisse comprendre comment les faits ont été établis et comment la décision a été prise.
Entrée en vigueur en octobre 2019, la révision du Règlement sur l’assurance invalidité (RAI) a justement pour but de clarifier la situation, notamment avec ses nouveaux articles 8 (gestion des dossiers), 8a (conservation des dossiers) et 9a (destruction des dossiers). En réalité, il se pourrait que ces nouvelles dispositions n’aient que peu d’impact sur la pratique. C’est, en tout cas, ce que Roger Peter a laissé entendre dans la Jusletter: «Ces dispositions sont inadéquates et ne règlent pas la situation, du moins, pas entièrement ou de manière inconstitutionnelle.»
L’avocat zurichois rappelle que, «selon la jurisprudence, les documents doivent être conservés systématiquement et intégralement». Le nouvel article 8 RAI exige, pour sa part, que les documents soient conservés «systématiquement et chronologiquement». Une tournure qui, selon les experts, se révèle insuffisante, d’autant plus que le règlement ne prévoit pas de prérequis minimaux.
Standards minimaux requis
En principe, le TF exige que les dossiers comportent une liste chronologique de tous les documents propres à l’affaire. «Chaque dossier doit se voir attribuer un numéro, puis contenir le nombre de pages, la date de réception ainsi qu’un numéro d’identification pour chaque document enregistré, de même qu’une brève description du type ou du contenu de chaque document», précise Roger Peter. Avant d’ajouter que «ces exigences fédérales devraient valoir en tant que normes minimales».
Comment donc remédier aux déficits actuels? L’avocat suggère d’établir une ordonnance d’exécution fédérale qui réglerait correctement tous les aspects pertinents de la gestion des dossiers (définition des termes, formation, ordre, conservation et destruction des dossiers). Afin que l’obligation de neutralité de l’administration soit respectée, il serait impératif d’inclure au processus tous les groupes d’intérêts concernés, à savoir des représentants des lobbies des assurances et des assurés.