Contexte
Du 1er décembre 2004 au 30 juin 2010, A. et B. ont conclu avec C. et E. (puis C. et D. à partir du 1er février 2005) quatre baux successifs de durée déterminée. Emigrés d’Espagne, les locataires étaient venus en Suisse pour travailler au Centre X., lequel les employait sur une base annuelle. Leur situation professionnelle s’est modifiée au fil du temps: à une date non définie dans la procédure, C. a trouvé un emploi de durée indéterminée. D. s’est retrouvée au chômage à la fin de juin 2010. En janvier 2009, la régie a informé les locataires que le bail touchait à sa fin et les a invités à accepter un renouvellement unique jusqu’au 31 janvier 2010. C. et D. ont prétendu faussement vouloir rentrer au pays à la fin de juin 2010, et demandé une prolongation au moins jusqu’à cette date. Le bailleur a accepté, tout en indiquant qu’il n’accorderait plus d’autre délai. Le 11 mars 2010, C. et D. ont requis une nouvelle reconduction au-delà du 30 juin. Cette demande fut refusée, au motif que l’appartement était déjà promis à une autre personne. Se plaignant d’une violation des dispositions contre les congés et les loyers abusifs, les locataires ont saisi la Commission de conciliation, puis le Tribunal des baux et loyers du canton de Genève. La Cour a admis les conclusions des locataires et a constaté l’existence d’un bail de durée indéterminée. Elle a considéré que, à défaut de répondre à un motif légitime et objectif, l’enchaînement des baux de durées déterminées constituait, en l’espèce, un abus de droit, destiné à empêcher les locataires de contester le congé. Saisi en dernier recours, le Tribunal fédéral a annulé la décision genevoise et constaté que le contrat avait valablement pris fin le 30 juin 2010.
Fraude à la loi
L’instance cantonale a retenu que le bailleur a violé les règles de la bonne foi et commis une fraude à la loi2 en enchaînant plusieurs baux à durée déterminée.
Le droit suisse n’interdit pas de conclure plusieurs contrats de durée déterminée à la suite. Cette autonomie contractuelle est toutefois modérée par l’interdiction de l’abus de droit, qui prohibe la fraude à la loi. Commet une telle fraude le justiciable «qui évite volontairement l’application d’une norme imposant ou interdisant un certain résultat (norme éludée) en utilisant une autre norme permettant d’aboutir à ce résultat de manière apparemment conforme au droit (norme éludante)»3. Le cocontractant se retrouve alors privé d’utiliser une institution juridique destinée à le protéger. Si la fraude est avérée, il faut appliquer la règle contournée, non-obstant la construction juridique choisie par les parties. La Cour genevoise avait ainsi constaté que le bail était un contrat à durée indéterminée, n’ayant pas pris fin valablement.
La question des contrats en chaîne (Kettenverträge) s’est à plusieurs reprises posée en matière de droit du travail. Dans ce domaine, les tribunaux considèrent illicite la conclusion de contrats en chaîne «dont la durée déterminée ne se justifie par aucun motif objectif et qui ont pour but d’éluder l’application des dispositions sur la protection contre les congés ou d’empêcher la naissance de prétentions juridiques dépendant d’une durée minimale des rapports de travail»4.
En bail comme en droit du travail, les parties faibles au contrat sont protégées par des dispositions de protection auxquelles on ne peut déroger. Dans les deux cas, la succession d’engagements à durée fixe peut devenir une parade redoutable à toute une série de dispositions impératives du Code des obligations.
Règles protectrices inutilisables
Le Tribunal fédéral a admis que les droits du travailleur pouvaient être lésés par l’usage abusif de contrats en chaîne. Il en va de même en matière de bail: dans cet arrêt, les juges citent les exemples où le recours à une série de contrats de bail à terme fixe permet de procurer d’importants avantages au bailleur, au détriment du cocontractant.
Le locataire a le droit de contester le loyer initial d’un contrat de durée déterminée. Toutefois, si un nouveau bail est conclu plusieurs fois entre les mêmes parties, le loyer peut être à chaque fois augmenté de 10% au plus, sans possibilité de contestation, dès lors que les conditions de nécessité personnelles ou familiales ne seraient pas réunies ou qu’il n’y a pas de pénurie de logements5. Il y a ainsi un risque de hausses plus fréquentes.
La prolongation de bail est possible pour les baux de durée déterminée6. Les délais de saisine de la Commission de conciliation et les impératifs de forme ne sont cependant pas identiques. En cas de bail à terme fixe, le locataire souhaitant requérir une prolongation doit saisir la commission dans les soixante jours avant la fin du contrat7: un bail conclu pour moins de deux mois se voit ainsi exclu de tout droit à la prolongation. D’autre part, un congé portant sur un bail de durée indéterminée doit être notifié au locataire, sur formule officielle, et indiquer les voies de droit possibles ainsi que les délais pour le contester et demander une prolongation. Un bail de durée déterminée jouit d’une moins bonne protection car cette exigence de forme est absente. Le bailleur n’est pas tenu d’informer son locataire qu’il doit saisir la Commission de conciliation soixante jours avant l’échéance du contrat.
Les différences les plus importantes se constatent en matière d’annulation contre les congés abusifs: un bail à terme fixe prend fin sans congé8 , alors que celui de durée indéterminée doit être résilié sur formule officielle9. Le congé est annulable s’il est contraire à la bonne foi10 (par exemple s’il est donné parce que le locataire a fait valoir de bonne foi des prétentions liées au contrat). Dans le bail à terme fixe, il n’y a aucune protection envisageable, faute de possibilités juridiques d’annuler la décision de non-reconduction, même si elle est de mauvaise foi. Les conséquences sont claires: un locataire, surtout s’il vit dans une région où sévit la pénurie, sera moins disposé à faire valoir ses droits (contester le loyer initial, demander une baisse de loyer, des travaux) par crainte que le bailleur ne lui propose pas de nouveau contrat à l’échéance du précédent.
Pas besoin de raisons
Bailleurs, comme locataires, peuvent avoir un intérêt légitime à se lier pour des périodes fixées d’avance, et la volonté de conclure des contrats successifs peut être parfaitement conforme à l’autonomie contractuelle11.
Pour qu’une fraude à la loi soit reconnue, il faut que l’intention du bailleur soit d’éviter que la norme éludée soit appliquée (protection contre les congés et les loyers abusifs). Il doit volontairement priver le locataire de ses droits. Mais cette condition n’est pas suffisante: le but poursuivi doit, au surplus, être illicite. En matière de droit du travail comme en droit du bail, tel n’est pas le cas si le bailleur a des raisons objectives d’utiliser des baux à durée déterminée, même si cela désavantage le contractant12.
L’inverse n’est cependant pas vrai. Au contraire des juges de première instance et de la jurisprudence en matière de droit du travail, le Tribunal fédéral considère, dans ce nouvel arrêt, que l’absence de motifs légitimes du bailleur à choisir de tels procédés n’est pas constitutive d’un abus de droit. Puisque le principe du contrat en chaîne n’est pas interdit par la loi13, le bailleur ne doit justifier d’aucun motif particulier s’il souhaite en faire usage.
Illicéité à prouver
Le locataire qui s’estime lésé doit prouver que le système mis en place ne s’explique que par la volonté de contourner les règles impératives du Code des obligations. Tel serait le cas, par exemple, si le bailleur avait, à la base, l’intention de se lier pour une durée indéterminée, mais optait pour des baux à durée limitée, de manière à échapper aux règles sur la protection contre les congés et les loyers abusifs. L’absence de motifs légitimes en période de pénurie peut être un indice de cette volonté illicite, mais elle n’est pas à elle seule, suffisante pour démontrer un abus de droit. La situation demande ainsi une analyse détaillée, selon les circonstances précises du cas d’espèce.
Dans ce cas particulier, la Haute Cour a jugé que la conclusion successive de contrats de durée déterminée pouvait se justifier à cause de la situation professionnelle précaire des locataires. Ces derniers n’ont pas pu prouver non plus avoir été empêchés de faire valoir des droits en matière de loyer.
Les juges n’ont pas retenu que les bailleurs, de leur aveu même, recourraient systématiquement aux baux à terme fixe pour l’ensemble de leur parc immobilier. Le choix d’un bail à durée déterminée ne constituait ainsi pas, en l’espèce, une construction juridique choisie spécifiquement pour ce profil de locataires. D’autre part, on ne voit pas comment les locataires auraient pu démontrer n’avoir pas osé demander une baisse ou contester le loyer initial.
Locataires «dociles»
On retiendra de cet arrêt que le fardeau de la preuve repose injustement sur les seules épaules du locataire: même des indices solides ne suffisent pas pour prouver l’abus de droit (absence de motifs objectifs, utilisation systématique du contrat à court terme, contexte de grave pénurie de logements).
Le locataire est prié de prouver qu’il a été empêché de faire valoir des prétentions légitimes pour démontrer un abus de droit. Cette exigence le met dans une position très difficile. On se demande comment il peut faire cette preuve sans risquer de perdre son logement, surtout s’il n’a pas osé agir en amont d’un non-renouvellement. Si son bail n’est pas reconduit à la suite de prétentions légitimes qu’il aurait formulées, il aura l’entière charge de d’établir un lien de cause à effet direct entre la formulation de celles-ci et la fin du bail pour voir le congé éventuellement annulé. Mais, à supposer que la date entre la requête du locataire et la décision de non-renouvellement du bail ne soient pas forcément proches dans le temps, le bailleur, qui n’assume pas le fardeau de la preuve, pourrait bien être tenté de rendre vaguement «vraisemblable», sur simples affirmations qu’il doit récupérer l’appartement pour des proches ou dans le but d’y faire des travaux. Les règles protectrices et préventives du droit du bail, notamment en matière de loyers abusifs, sont privées de tout effet, faute de téméraires prêts à se lancer dans une procédure aux enjeux si importants.
Contrairement aux contrats chaîne en droit du travail, le tribunal n’a encore jamais retenu d’abus en la matière en droit du bail. En toute logique, la pratique va donc probablement se multiplier et risque de devenir la règle dans les régions de fortes tensions immobilières. Lorsque la plupart des bailleurs utiliseront systématiquement le contrat à terme fixe, la preuve d’intention frauduleuse sera alors peut-être plus concrète. Mais les dégâts seront déjà faits. y
1Arrêt 4A_609/2012 du 26 février 2013.
2Parfois traité comme un cas particulier de l’abus de droit (art. 2 al. 2 CC), p. ex ATF 129 III 618.
3Norme éludante; ATF 132 III 212 c. 4.1; CHAPPUIS Christine, in Commentaire Romand, 2010, N° 54 ad. art. 2 CC.
4P. ex. ATF 129 III 618 c. 6.2 p. 624, 119 V 46 c. 1c p. 48, arrêt 4C. 51/1999 du 20 juillet 1999 c. 2b.
5270 CO.
6272 al. 1 CO.
7272 al.2 lit. b CO.
8266 al.1 CO.
9266l al.2 CO.
10271 CO.
11Arrêt 4C. 455/1999 du 21 mars 2000: trois baux d’une année ayant pour objet un magasin self-service dans un camping: volonté concordante des parties pour des baux à l’essai, avant la conclusion d’un bail de longue durée.
12Arrêt 4C.155/2003 du 3 novembre 2003: motif objectif reconnu pour une banque ayant repris l’immeuble dans le cas d’une exécution forcée et fondée à minimiser le risque financier lié au bail (six baux successifs). 4A_420/2009 également pour une bailleresse en liquidation concordataire souhaitant garder toutes les options ouvertes de manière à réaliser le produit de liquidation le plus élevé possible (deux baux successifs).
13266 al.1 CO, ATF cité, c. 4.3.2.