Le regard vif derrière des lunettes cerclées de métal, illustrant chaque affaire avec un luxe de détails qui montre la maîtrise de ses dossiers, l'avocat Philip Grant ne doit pas avoir beaucoup changé depuis l'époque où il «est tombé, jeune adolescent de 17 ans au Collège de Staël, dans la marmite des droits de l'homme. Lire la Déclaration universelle des droits de l'homme a été une révélation pour le collégien que j'étais», raconte-t-il, comme d'autres le diraient de la Bible.
C'est l'époque de la fin de l'apartheid, de la lutte contre les premiers durcissements du droit d'asile et des actions concrètes pour faire vivre aux adolescents ces réalités. «Savoir comment utiliser le droit pour lutter contre ces discriminations a été d'emblée une idée très présente au fond de moi. J'ai été objecteur de conscience, j'ai été jugé par un tribunal militaire et j'ai voulu utiliser le droit comme outil de transformation sociale», décide-t-il très vite. Les cours de droit fiscal ou de droit romain, ce jeune homme pressé les trouve «assez embêtants». Il sait ce qu'il est venu chercher à la Faculté de droit de Genève et souhaite rédiger au plus vite un travail de séminaire sur l'interdiction de la torture. En 1993-1994, les Tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et pour l'ex-Yougoslavie voient le jour: pigiste pour Le Courrier, Philip Grant salue, sur une page, l'ouverture de nouvelles pistes d'action.
S'il cite volontiers l'arrestation du général Pinochet à Londres, en 1998, comme l'événement fondateur de TRIAL (Track Impunity Always, soit «traquer l'impunité, toujours»1), le directeur de l'ONG, qui fut l'assistant du professeur Andreas Auer pour le cours de libertés et de droit constitutionnel, relativise le fait que ce général soit finalement mort à 91 ans, sans avoir encouru la moindre condamnation.
«Il y a des défaites à la Pyrrhus: on perd, mais on gagne énormément même sans triompher, explique-t-il. Dans les milieux chiliens, cette procédure lancée par le juge Garzón était extraordinaire, car depuis Nuremberg, on n'avait pas connu de procédure judiciaire visant les crimes d'un ancien chef d'Etat. Il est vrai que Pinochet a emporté dans la tombe tous ses secrets, mais on avait, enfin, un exemple concret d'un ex-président ayant subi plus de 500 jours de détention domiciliaire, ce qui a été le prélude à des procédures lancées au Chili par dizaines contre d'autres responsables d'actes de torture. Ce phénomène a contaminé l'ensemble de l'Amérique latine, où l'Argentine surtout, mais aussi désormais la Colombie, le Brésil ou d'autres font aussi face à leur passé. C'est un travail de longue haleine, à mener pays par pays et c'est ainsi que l'on parvient à des résultats.»
Connue pour le sérieux de ses enquêtes concrètes menées sur dossier, TRIAL ne dédaigne pas, à l'occasion, réveiller les consciences. «Nous avons des instruments juridiques qui sont, à notre avis, trop longtemps restés bornés aux procédures nationales. Or, en matière de crimes de guerre, la Cour européenne des droits de l'homme traite un contentieux énorme d'affaires concernant la Tchétchénie ou la Turquie. Ces questions ne sont plus du seul ressort du droit international humanitaire. De la même manière, nous avons jugé que nous pouvions chercher dans la charte d'éthique du Comité international olympique (CIO) les principes de l'olympisme - tels que la recherche de la paix ou la dignité humaine - en contradiction avec le comportement de son membre d'honneur, Henry Kissinger, complice du coup d'Etat au Chili ou d'exactions au Cambodge. Il s'agit de prendre les gens au mot, mais aussi d'agiter l'opinion publique, car l'impunité se nourrit de l'aura indue que la société prête à certains hauts personnages. Kissinger, Prix Nobel de la paix, était un homme de bien aux yeux d'une partie de l'opinion, et la réponse de la commission d'éthique soi-disant indépendante du CIO se passe de commentaires, puisqu'elle revenait à dire que des événements antérieurs à l'élection de ce membre d'honneur au CIO ne le regardent pas!»
Pas de «wanted list»
Si on interroge Philip Grant sur le fait que TRIAL semble parfois mener une «politique du pilori», notamment par le biais du catalogue «Trial Watch» qui comprend quelque 900 profils de criminels jugés ou recherchés avec leurs noms, photos et pays ou ville où ils se trouvaient aux dernières nouvelles, alors que certains ont fait l'objet d'un non-lieu ou ont été reconnus, par des ONG, avoir ignoré agir contre le droit international, l'avocat rectifie aussitôt: «Attention, il ne s'agit pas d'une «wanted list»! Dans ce site d'information destiné aux étudiants, professeurs et chercheurs en droit pénal international, nous donnons des informations sur l'état de la procédure contre ces personnes. Il est vrai qu'on nous a parfois demandé pourquoi des personnes acquittées y figuraient encore, mais je pense qu'il est bon de montrer que la justice internationale se solde aussi par des libérations de prévenus. Il y a un intérêt public large à montrer comment fonctionne - ou dysfonctionne cette justice internationale. Savoir qu'il y a eu des précédents et comment ce genre de dossiers a été tranché ne doit pas être passé sous silence.»
Concilier davantage célérité et justice
Comme TRIAL, la Cour pénale internationale de La Haye fête ses dix ans cette année. «Nous n'avions pas imaginé, à l'époque, de participer à ces procédures compliquées, mais d'exploiter en priorité le droit suisse», explique Philip Grant, qui se montre plutôt satisfait du bilan de cette Cour. «Que 121 Etats ratifient le Statut de Rome en moins de quinze ans, c'est un résultat que personne n'espérait, à l'origine. En tant que partisan de la politique des petits pas, je trouve encourageant que l'amendement relatif au crime d'agression adopté en 2010 soit en cours de ratification. En octobre dernier, seuls deux Etats l'avaient fait et la Suisse l'envisage également. Mais, quand le crime d'agression pourra enfin être poursuivi, les relations internationales en seront définitivement changées. Certes, pour l'heure, seuls les pays africains sont au centre de l'activité de la Cour et non les grandes puissances comme les Etats-Unis ou la Chine - qui refusent sa compétence. C'est frustrant, mais on peut aussi se féliciter de ce que cette instance se préoccupe des victimes africaines. On peut aussi utiliser cette volonté de réclamer justice pour que avec l'aide des médias et de juristes inventifs, on puisse s'en prendre aux clients des plus puissants, tels Hissène Habré ou Pinochet.» Dix ans pour rendre une première condamnation (contre le Congolais Thomas Lubanga pour crimes de guerre), n'est-ce pas trop long cependant? «Oui, c'est long, mais il ne faut pas négliger les difficultés: des accusés sont en fuite, certains pays refusent de collaborer, il faut avoir accès aux preuves, les victimes veulent participer à la procédure: tout est fait pour ralentir la manœuvre. Cela dit, la mission de la Cour doit être de concilier davantage célérité et justice.»
TRIAL a franchi, voici cinq ans, le virage de la professionnalisation, après avoir longtemps fonctionné avec une armée de bénévoles. «Nous pouvons aujourd'hui compter sur 21 salariés qui représentent quelque 15 postes à plein temps, pour partie à Genève et pour partie dans les pays que nous suivons. En Bosnie, au Népal, nous avons des équipes sur place qui vérifient les dossiers et recueillent les témoignages des victimes», ajoute Philip Grant. L'ONG suit quelque 120 affaires tant à la Cour européenne de Strasbourg qu'au Comité des droits de l'homme ou au Comité contre la torture des Nations Unies. «Nous formons aussi des avocats sur place, au Burundi notamment, et allons coacher des avocats tunisiens prochainement: c'est un gros travail de fond qui n'est pas très sexy à vendre aux donateurs. En fait, nous travaillons de moins en moins avec les bénévoles: une quarantaine font des recherches de documentation pour «Trial Watch». Il s'agit de jeunes étudiants en droit basés tout autour de la planète, que généralement je n'ai jamais vus, et avec lesquels nous travaillons grâce aux nouveaux outils de communication.»
Coup de pouce du hasard
Les pistes de potentiels criminels de guerre en Suisse, TRIAL les suit de différentes manières: «Il vaut la peine de bien dépouiller les arrêts du Tribunal administratif fédéral, afin de dénicher les criminels internationaux que l'autorité, contrairement à son devoir de le faire selon l'art. 98 a LAsi, n'aurait pas dénoncé d'office. Le hasard nous donne aussi parfois un coup de pouce, comme lorsque des témoins croisent dans la rue d'anciens tortionnaires ayant rejoint la Suisse.» Philip Grant sait qu'il faut parfois faire preuve de sens stratégique: «Des détenus de Guantánamo souhaitaient déposer plainte contre George W. Bush à Genève en 2011. Si une instruction avait été ouverte, nous aurions pris le risque de pressions internationales gigantesques, c'est pourquoi nous avons préféré en parler à l'avance afin que l'ancien président annule sa visite. C'est ce qu'il a fait, et ce fut aussi une manière d'admettre sa responsabilité!».
Jouer stratégiquement, c'est aussi l'option qui a été prise dans l'affaire de l'ancien chef de la police du Guatemala, le double national suisse et guatémaltèque Erwin Sperisen. «Dans un premier temps, il est vrai que le Ministère public genevois n'a rien voulu mettre en œuvre pour l'arrêter. Nous aurions pu taper du poing sur la table, mais il était plus habile d'attendre que le Guatemala émette un mandat d'arrêt international. La compétence de la Suisse était évidente, les autorités de poursuite, avec le nouveau procureur Olivier Jornot, enfin prêtes à faire leur travail, on avait accès aux victimes et aux témoins: en tant que dénonciateur, c'était la manière la plus habile d'agir.»
Porter le fer partout où l'on peut
Les succès s'enchaînent, et TRIAL, classée par le magazine suisse anglophone The Global Journal parmi les 100 meilleures ONG du monde au côté de «poids lourds» tels Médecins ou Reporters sans frontières, assied sa crédibilité, notamment avec son président, l'ancien juge suisse à la Cour européenne des droits de l'homme Giorgio Malinverni. «Notre marque de fabrique, c'est utiliser le droit de manière imaginative. Par exemple au Burundi, au Kenya et en Côte d'Ivoire, pays qui sont membres d'organisations générales dotées de Cours de libre-échange, nous envisageons la possibilité théorique d'utiliser les clauses des traités fondateurs qui pourraient donner la possibilité d'instruire des dossiers sur des questions de droits de l'homme, voire de demander des réparations. Il faut porter le fer partout où on le peut. On utilise l'ensemble des voies juridiquement fondées et on saisit tous les comités existants. En Bosnie-Herzégovine par exemple, nous avons réussi à pousser la rapporteure de l'ONU sur les violences sexuelles à faire une visite officielle en octobre dernier, tout comme, en 2010, le Groupe de travail de l'ONU sur les disparitions forcées.»
Les succès actuels s'expliquent aussi par «le fait de disposer désormais d'une bonne loi» avec la loi suisse en matière de crimes internationaux, punissant expressément les crimes contre l'humanité et introduisant dans le Code pénal une liste détaillée de crimes de guerre. Cela a permis notamment aux ONG de déposer plainte contre Jagath Dias, ambassadeur adjoint du Sri Lanka à Berlin, compétent aussi pour la Suisse. «Il y a eu une claire prise de conscience de l'erreur faite en l'accréditant par les autorités helvétiques, commente Philip Grant. Si cette personne devait revenir dans notre pays, le MPC ouvrirait une instruction à propos des crimes de guerre dont il est soupçonné. J'en profite pour lancer quelques fleurs à TRIAL et aux autres ONG qui ont fait sauter l'exigence de lien étroit avec la Suisse qui existait dans l'ancien droit, ce qui a permis de poursuivre l'ancien ministre de la Défense algérien Khaled Nezzar pour crimes de guerre.» Autre signe que les choses vont dans le bon sens, la création par le MPC d'un centre de compétence comptant désormais quatre postes à plein temps spécialisé dans la poursuite de crimes internationaux, comme le demandaient une pétition signée par plus de 10 000 personnes et une interpellation parlementaire.
Avec d'autres ONG, TRIAL entend également invoquer la responsabilité des entreprises basées sur le sol suisse (art. 102 CP) dans des affaires de complicité de crimes de guerre, par exemple en cas de vente d'armes à des régimes répressifs commettant des atrocités ou dans des cas de pillage de ressources naturelles. «Les acteurs économiques ne doivent pas non plus bénéficier de l'impunité lorsqu'ils violent ouvertement la loi», conclut Philip Grant.
Et s'il lui restait du temps, que ferait donc le directeur de TRIAL de ses heures libres? «J'aurais eu envie de faire une licence en lettres, en histoire, qui est, avec les neurosciences et l'astronomie, ma grande passion. Mais j'ai aussi, à côté des missions que je mène sur le terrain, besoin de voir ma famille...» Ce sera donc pour une autre vie.