plaidoyer: La Suisse n’a ratifié qu’environ un tiers des conventions de l’OIT: ce n’est pas beaucoup?
Jean-Philippe Dunand: La Suisse se montre en effet très sélective vis-à-vis des conventions de l’OIT. C’est le Parlement qui est chargé de les approuver, sur proposition du Conseil fédéral. Or, la politique helvétique consiste à ne procéder à une ratification d’une convention de l’OIT que si le droit suisse est déjà conforme à celle-ci ou si les différences sont minimes. En cas de besoin, le droit suisse peut être adapté. Il en a été ainsi lorsque la Suisse a ratifié la Convention 183 sur la protection de la maternité. De nouvelles règles sur le temps consacré à l’allaitement ont alors été adoptées (art. 60 al. 2 OLT1). Notons aussi que la Suisse a ratifié les huit conventions fondamentales de l’OIT traitant des principes et droits fondamentaux au travail.
La Suisse respecte-t-elle effectivement les conventions ratifiées?
A la lecture du texte des conventions, on peut avoir l’impression que la Suisse les respecte, car elles comportent souvent des normes assez générales. Mais il faut aussi tenir compte de l’interprétation qui en est faite par les organes de contrôle de l’OIT. Cela ouvre des possibilités de compléter le droit suisse, qui n’avaient pas forcément été prises en compte au moment de la ratification. Cela est apparu à l’occasion d’une plainte de l’Union syndicale suisse (USS) à l’OIT, dénonçant le non-respect par la Suisse de deux conventions de l’OIT sur la liberté syndicale, et qui a remis au goût du jour le droit de l’OIT.
C’est surtout dans le domaine de la liberté syndicale que le droit suisse pose un problème de conformité aux conventions de l’OIT?
En effet, il y a une marge d’adaptation importante dans ce domaine. Et l’enjeu est de taille, car la liberté syndicale est considérée comme un droit fondamental de la personne humaine, qui est notamment consacré dans le droit de l’OIT par les Conventions 87 et 98. Protéger la liberté syndicale permet de garantir la défense des autres droits des travailleurs. L’USS a dénoncé la non-conformité du droit suisse à la Convention 98, notamment parce que les délégués syndicaux et les représentants du personnel ne sont pas suffisamment protégés contre le licenciement. Sa plainte a été déposée en 2003 auprès du Comité de la liberté syndicale, et la procédure n’est pas encore terminée.
En lien avec cette procédure, l’Université de Neuchâtel* a été chargée par la Confédération d’examiner la conformité du droit suisse à celui de l’OIT. Vos principales conclusions?
Selon les organes de contrôle de l’OIT, une «protection adéquate» contre des licenciements antisyndicaux nécessite, en principe, la réintégration des employés concernés. Mais nous avons aussi pris en compte d’autres règles de droit international, ainsi que le droit national. Avec mon collègue Pascal Mahon, nous sommes parvenus à la conclusion qu’il fallait améliorer la protection contre le licenciement des représentants des travailleurs, mais que la réintégration étant peu compatible avec les principes fondamentaux du droit suisse du travail, il valait mieux préférer d’autres moyens, comme l’augmentation de six à douze mois de l’indemnité maximale pour licenciement abusif. Il est possible que cette option soit considérée comme suffisamment dissuasive par l’OIT, qui autorise une certaine flexibilité lors de la mise en œuvre de la Convention 98 dans les ordres juridiques nationaux. Nous avons aussi proposé de laisser davantage d’autonomie aux partenaires sociaux pour régler ces questions dans le cadre des conventions collectives de travail.
L’exemple de la plainte de l’USS montre aussi qu’une procédure de l’OIT est particulièrement longue?
Comme les autres organismes internationaux, l’OIT n’est pas en mesure d’émettre des décisions contraignantes, mais elle cherche à faire évoluer les pratiques par le dialogue, la persuasion ou une certaine pression médiatique. Le Conseil d’administration de l’OIT a demandé à la Suisse de modifier son droit concernant la protection contre les licenciements antisyndicaux. Le Conseil fédéral a essayé de montrer sa bonne volonté, en lançant des projets de réforme et en demandant une étude approfondie que nous avons réalisée. Mais les divers projets et propositions de réforme n’ont pas trouvé de consensus politique, à ce jour. Le dialogue se poursuit au sein de la Commission tripartite pour les affaires de l’OIT, dont le SECO assure le secrétariat. Comme son nom l’indique, la commission comprend des représentants de l’administration, des travailleurs et des employeurs et fait le lien avec l’OIT.
Finalement, c’est le Tribunal fédéral qui a créé récemment une ouverture en se référant directement aux Conventions 87 et 98 pour admettre l’accès des syndicats aux locaux des administrations publiques?
En effet, une décision récente du Tribunal fédéral** a ouvert de nouvelles perspectives. Après avoir déclaré, dans certains arrêts, que les Conventions 87 et 98 n’étaient pas directement applicables et qu’elles ne pouvaient être invoquées directement par les particuliers (lire par exemple l’arrêt 6B_758/2011 du 24.9.2012), notre Haute Cour s’est montrée beaucoup plus ouverte dans cette récente affaire tessinoise. Selon le Tribunal fédéral, que ces conventions soient directement applicables ou non, rien n’empêche les tribunaux de s’y référer de leur propre initiative pour concrétiser la portée de l’art. 28 Cst. sur la liberté syndicale. Par ailleurs, toujours selon le TF, la pratique des organes de contrôle de l’OIT constitue une source d’information importante pour l’interprétation des Conventions de l’OIT. Cela signifie que, désormais, les tribunaux suisses peuvent se référer aux avis de ces organes. Par conséquent, les avocats, de leur côté, peuvent aussi invoquer ces sources internationales.
Peut-on attendre une avancée dans la protection contre le licenciement par une application directe du droit de l’OIT?
La Convention 158 de l’OIT pose des conditions plus sévères que le droit suisse pour justifier un licenciement, mais la Suisse ne l’a pas ratifiée, justement parce qu’elle est contraire au droit interne… Comme nous l’avons vu, la Suisse a en revanche ratifié la Convention 98 prévoyant une protection contre les licenciements antisyndicaux. C’est celle qui sert de fondement à la plainte de l’USS précédemment mentionnée.
Avez-vous d’autres exemples où le TF s’est référé à une convention de l’OIT?
En matière d’assurances sociales, le TF a jugé que la Convention 128 de l’OIT était directement applicable à la réduction des prestations en cas de faute grave non intentionnelle et que le droit international l’emportait sur l’ancien art. 7 al. 1 LAI (ATF 119 V 171). La règle a ensuite été généralisée et codifiée à l’art. 21 al. 1 LPGA, qui exige l’existence d’une faute grave et intentionnelle pour la réduction ou le refus de prestations en espèces. Par ailleurs, en matière de surveillance des employés, le TF a pris en compte un rapport édité par le BIT pour considérer qu’une surveillance constante, par un logiciel espion (ATF 139 II 7) ou par un GPS (ATF 130 II 425), est de nature à porter atteinte à la santé du travailleur. Enfin, il y a un contre-exemple, où le droit de l’OIT a servi de base pour le refus d’une protection par le TF, en l’occurrence celle d’un père réclamant un congé parental. Car la Convention 183 ne prévoit qu’un congé maternité pour les mères (ATF 140 I 305)…
En dépit de ces exemples, l’impact du droit de l’OIT sur la Suisse semble assez réduit?
Il ne faut pas négliger les procédures de suivi mises en place par l’OIT, qui produisent un certain effet. La Commission d’experts avait, par exemple, demandé des explications à la Suisse sur la désignation des curateurs, qui pouvait s’apparenter à du travail forcé. Cela a joué un rôle dans la révision du code civil (art. 400 al. 2 CC) supprimant cette désignation (que seul le canton de Vaud appliquait dans les faits). Par ailleurs, il faut souligner que les normes de l’OIT deviennent contraignantes en Suisse via la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, pour interpréter et concrétiser la CEDH dans des procédures concernant les relations de travail, cette juridiction se réfère régulièrement au droit de l’OIT. Plus généralement, si les tribunaux, mais aussi les parties aux procès, citent plus souvent les conventions de l’OIT, la Suisse va se familiariser avec ce droit, et il en sera de plus en plus tenu compte. A cet égard, le site www.ilo.org/normlex permet d’accéder facilement à de la jurisprudence rendue par les tribunaux et les cours du monde entier citant le droit de l’OIT.
La composition tripartite des organes de l’OIT est tout à fait originale dans le domaine des organisations internationales?
Il faut rappeler que l’OIT a été fondée en 1919, après la fin de la Première Guerre mondiale, dans le cadre du Traité sur les conditions de paix signé à Versailles. Faisant le lien direct entre justice sociale et paix, le chapitre XIII de ce traité consacre la création d’une organisation internationale permanente dévolue aux relations de travail. Les fondateurs, dont la Suisse, se sont montrés novateurs: dès le départ, on décide que seront représentés non seulement les gouvernements, mais aussi les partenaires sociaux, travailleurs et employeurs. La révolution russe avait eu lieu deux ans auparavant et, pour éviter une propagation des idées révolutionnaires, il semblait judicieux d’associer des représentants des ouvriers dans cette nouvelle organisation internationale. Ainsi, les différents organes de l’OIT fonctionnent selon le principe du tripartisme: notamment l’Assemblée générale, le Conseil d’administration et le Comité de la liberté syndicale.
Le Comité de la liberté syndicale, auprès duquel l’USS a déposé sa plainte, produit une jurisprudence abondante?
Ce comité rend des avis et les publie dans un recueil régulièrement mis à jour. Cela permet de concrétiser les principes généraux des conventions. D’ailleurs, parmi les neuf membres composant ce comité, on trouve une Suissesse, Valérie Berset Bircher (membre gouvernementale). Mais c’est la Commission d’experts de l’OIT, composée de 20 experts réputés et indépendants, qui vérifie les rapports de suivis livrés par les Etats, et qui demande des explications sur les points à améliorer.
Comment évaluez-vous l’application des conventions de l’OIT sur le plan international?
Les procédures de contrôle sont peu contraignantes, mais il y a quotidiennement des avancées dans les divers Etats membres. Avec ses différentes procédures, l’OIT réussit à faire évoluer les pratiques vers un plus grand respect des droits fondamentaux. Une pression énorme a été, par exemple, exercée sur le Myanmar (Birmanie), pour interdire le travail forcé, avec un certain succès. Dans le cas de la Pologne, l’appui de l’OIT avait aidé à faire émerger les syndicats indépendants comme Solidarnosc. Il faut savoir que l’OIT a des bureaux un peu partout dans le monde et qu’elle est très active en matière de coopération technique. Elle dispose aussi d’un centre de formation à Turin, fréquenté notamment par des juristes de tous les pays.
Trois plaintes contre la Suisse à l’OIT
➛Comme indiqué ci-contre, l’USS a déposé plainte en 2003 contre la Suisse devant le Comité de la liberté syndicale de l’OIT, dénonçant notamment la protection insuffisante des représentants des travailleurs contre le licenciement. L’OIT a reconnu le bien-fondé de ces allégations, en demandant à la Suisse d’adapter son droit du travail. Une révision du Code des obligations a été lancée à cet effet, mais elle a été suspendue en 2012.
➛En 2014, le Syndicat des services publics (SSP) a déposé une plainte à la suite du licenciement de 22 grévistes à l’Hôpital de La Providence à Neuchâtel. Il dénonce la protection insuffisante contre le licenciement abusif des grévistes en droit suisse.
➛Enfin, en 2014 également, c’est le Syndicat autonome des postiers (SAP) qui a saisi l’OIT, à la suite du refus de La Poste de le reconnaître comme partenaire social à la négociation de la nouvelle CCT.
Les deux dernières plaintes n’ont pas encore donné lieu à une prise de position de l’OIT.
Conventions fondamentales
Les huit conventions fondamentales de l’OIT sont consacrées à la liberté syndicale et à la reconnaissance effective du droit de négociation collective, à l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire, à l’abolition effective du travail des enfants et à l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession.
Informations complémentaires sur www.ilo.org/