Au Japon, les coûts humains, écologiques, économiques et politiques de la triple catastrophe du 11 mars 2011 ont des conséquences difficiles à cerner sur le long terme. En particulier, l'accident de la centrale nucléaire de Fukushima a entraîné une redéfinition de la politique énergétique du pays.
Cinquante deux centrales produisaient 30% de l'énergie du pays avant le 11 mars 2011. Elles ont ensuite été progressivement mises à l'arrêt en attendant que des tests de sécurité soient réalisés et qu'une nouvelle organisation de leur surveillance soit établie. Les projets de construction de centrales ont été suspendus.
L'ensemble des défaillances en amont et en aval de la crise a conduit les enquêteurs officiels à conclure à «une erreur humaine» derrière la catastrophe, remettant en cause les méthodes employées dans le milieu nucléaire. Toutefois, malgré l'opposition de la population locale et les avis de scientifiques, deux centrales ont été relancées en juillet.
Pendant ce temps, le gouvernement fait face à une transformation du mouvement citoyen. La catastrophe nucléaire mobilise la société civile d'une façon inédite. A Tokyo, chaque vendredi, des dizaines de milliers de personnes se rassemblent pour manifester.
Ce rejet s'est aussi traduit dans les résultats de la consultation publique portant sur quel ratio d'énergie nucléaire il fallait adopter (0%, 15%, 20%, 30%). Habituellement, si 1000 personnes s'expriment, on juge que la consultation a été un succès. Or, 89 124 personnes ont répondu et 90% d'entre elles ont choisi l'option «0%», alors que les autorités espéraient 15%.
Parallèlement, des initiatives populaires locales ont été lancées tendant à l'organisation de référendums portant sur l'utilisation du nucléaire. Le nombre de signatures récoltées dépassait à chaque fois largement les minima requis par la loi. Ces initiatives n'étant toutefois pas contraignantes, les autorités ont facilement pu refuser d'entrer en matière.
Enfin, des riverains ont saisi les tribunaux pour bloquer les projets de construction ou empêcher la relance des centrales. Les fédérations d'avocats se sont mobilisées pour soutenir ces actions. Cet activisme s'inscrit dans l'engagement historique progressiste des avocats dans la défense des citoyens face aux autorités.
Cette opposition s'exprime à l'heure où le gouvernement doit établir une nouvelle politique énergétique, en application de dispositions constitutionnelles qui obligent le pays à en posséder une. Le 18 septembre, le gouvernement a annoncé une politique tendant à atteindre 0% d'ici à 2040.
Or, pour que cette planification soit contraignante pour tous les gouvernements futurs, la décision devait être approuvée à l'unanimité du Cabinet, ce qui ne fut pas le cas. En outre, les milieux économiques ont protesté et exigé une autre approche, donnant lieu à des signaux contradictoires du gouvernement semblant revenir sur sa décision. Les commentateurs ont critiqué ce retournement de position et dénoncé l'incertitude qui en résultait. Le lendemain, le premier ministre réaffirmait que le 0% restait bien le nouvel objectif, mais qu'il serait difficile à atteindre.
Ce flou reflète les pressions subies par la majorité au pouvoir menacée par les élections toutes proches. Les compagnies d'électricité en profitent pour tenter de relancer leurs projets de construction. Dans la préfecture de Yamaguchi, la Chubu Electric Power Co. Inc. a requis, le 5 octobre, une extension de son permis de construire - contesté par la population - et a fait usage de la procédure «SLAPP» - Strategic Lawsuit Against Public Participation -permettant à des entreprises de conclure à des dommages-intérêts contre les opposants à leurs projets, du fait des retards pris.
Cet exemple illustre le bras de fer entre les enjeux économiques, le monde politique et les exigences démocratiques sur la question vitale de l'autosuffisance énergétique d'une nation insulaire qui aura connu la désolation nucléaire par trois fois en 66 ans.
Joëlle Sambuc Bloise, Dr en droit de l'Université de Genève et titulaire du brevet d'avocat, après un post-doctorat à l'Université de Tokyo, elle enseigne à cette Université et dirige une société de consulting à Fukuoka.