A de nombreuses occasions, la CrEDH a jugé que la CEDH oblige les Etats à protéger les individus contre des atteintes émanant de personnes privées, notamment dans le contexte professionnel, «entre employeur et employé»1. La présente contribution met en lumière six arrêts récents qui illustrent la portée, parfois «sous-estimée»2, de cette jurisprudence dans le domaine de l’emploi.
1.Travail domestique (art. 4 CEDH)
Selon l’Indice mondial de l’esclavage 2016, environ 1500 personnes sont victimes d’une forme moderne d’esclavage en Suisse3. «Les esclaves d’aujourd’hui sont en majorité des femmes qui travaillent le plus souvent chez des particuliers, chez qui elles arrivent comme domestiques immigrées»4. Dans l’arrêt «C.N. et V. contre France», la CrEDH précise que tout travail exigé sous la menace d’une peine ne constitue pas nécessairement un «travail forcé» au sens de l’article 4 CEDH. Il convient «de prendre en compte, notamment, la nature et le volume de l’activité en cause». En l’espèce, la Cour a jugé qu’une des deux sœurs requérantes avait contribué à l’entretien du foyer «de façon démesurée». Elle a considéré que la France avait violé son obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif permettant de lutter efficacement contre le travail forcé5.
A cet égard, il est intéressant de rappeler que le droit fédéral ne contient aucune norme impérative fixant la durée maximale du travail dans les ménages privés, non soumis à la LTr6.
2. Accès du personnel d’ambassade à un tribunal (art. 6 CEDH)
Harcelée sexuellement puis, licenciée par l’ambassade de Pologne où elle travaillait comme secrétaire, une ressortissante lituanienne intente action pour licenciement abusif devant les tribunaux lituaniens, qui se déclarent non compétents. L’arrêt «Cudak c. Lituanie» retient que «dans les cas où l’application du principe d’immunité juridictionnelle entrave l’accès à la justice, la Cour doit rechercher si les circonstances de la cause justifiaient pareille entrave». La Cour estime que la restriction au droit d’accéder à un tribunal est disproportionnée et contraire à l’article 6 CEDH lorsque, comme en l’espèce, la travailleuse accomplit des activités de nature non étatique7.
3. Surveillance de l’usage d’internet au travail (art. 8 CEDH)
Dans l’arrêt «Barbulescu c. Roumanie», la Cour rappelle que la surveillance par l’employeur des conversations téléphoniques, de la correspondance e-mail et de l’utilisation d’internet au travail représente une ingérence dans le droit au respect de la vie privée (art. 8 § 1 CEDH). Une telle ingérence doit être justifiée (art. 8 § 2 CEDH). Dans le cas d’espèce, où l’employeur avait surveillé les courriels de son employé, afin de prouver le non-respect d’une directive prohibant l’usage d’internet à des fins privées, la Cour a estimé que les tribunaux nationaux avaient correctement mis en balance les intérêts en présence. L’ingérence était d’une portée limitée et conforme au principe de proportionnalité. La Cour conclut à l’absence de violation de l’article 8 CEDH8. L’affaire est renvoyée devant la Grande Chambre pour nouvel examen.
4. Lutte contre la corruption (art. 10 CEDH)
Lors d’une conférence de presse, M. Oprea, professeur associé, accuse le recteur de son université d’avoir encouragé le plagiat, mal géré un programme de recherche financé par des fonds publics et cumulé un nombre trop élevé de fonctions managériales. Le professeur est condamné sur le plan civil en raison de la façon dont il a présenté aux journalistes les informations relatives aux activités du recteur. Dans l’arrêt «Oprea c. Roumanie», la Cour estime que les tribunaux nationaux n’ont pas correctement mis en balance l’intérêt du dénonciateur au respect de sa liberté d’expression et celui du dénoncé à ne pas subir d’atteintes à sa réputation. La Cour prend notamment en considération l’intérêt du public à la divulgation des informations dans le cadre d’un débat sur la corruption au sein des universités, le fait que le professeur était de bonne foi et qu’il s’était d’abord plaint à l’interne avant de se tourner vers les médias. Elle conclut à une violation de l’article 10 CEDH9.
5. Licenciement de membres d’un syndicat (art. 11 CEDH)
Dans le contexte des procédures contre la Suisse actuellement pendantes devant l’OIT eu égard à la «protection accordée aux représentants des travailleurs», l’arrêt de la CrEDH dans l’affaire «Predescu c. Roumanie» était attendu10. Le 3 mai 2016, la Cour a rejeté la demande au motif que le requérant, licencié pour des raisons économiques, n’était pas parvenu à établir que son licenciement était dû à l’exercice d’une activité syndicale. Les juges ont tenu compte du fait que le requérant avait refusé de poser sa candidature à l’interne pour un autre poste adapté à ses qualifications11.
6. Port de signes religieux dans les entreprises (art. 14 et 9 CEDH)
Il y a quelques années, le code vestimentaire de la société privée British Airways posait la règle selon laquelle «tout accessoire ou vêtement que l’employé se doit de porter pour des motifs religieux impératifs doit toujours être recouvert par l’uniforme». Une employée chrétienne refusa de dissimuler la croix qu’elle portait en pendentif et fut renvoyée chez elle sans salaire. Dans l’arrêt «Eweida et autres c. Royaume-Uni», la CrEDH admet une violation de l’article 9 CEDH au motif que les tribunaux nationaux, lors du contrôle de la proportionnalité de la mesure, ont accordé trop d’importance au souhait de l’entreprise de véhiculer une certaine image commerciale et n’ont pas assez protégé le droit de l’employée à manifester sa religion. La Cour tient compte du fait que la croix était «discrète». En outre, l’entreprise avait toléré le port de signes religieux visibles par d’autres membres du personnel12. Sur ce point, l’affaire «Eweida» diffère de l’affaire «Achbita» actuellement pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne13.