La jurisprudence de la plus haute instance judiciaire suisse est conçue par la loi comme un processus étonnamment transparent. Mais la transparence des délibérations exigées de la Haute Cour à Lausanne et à Lucerne passe toujours plus souvent à la trappe. Le Parlement l’a perçu, puisque le Conseil des Etats avait accepté une motion durant sa session d’automne réclamant la retransmission en direct des délibérations publiques du TF sur internet. Mais le Conseil national l’a rejetée, le 11 mars dernier, réglant ainsi la question. Quoi qu’il en soit, cette intervention parlementaire n’aurait pas favorisé la transparence souhaitée: il n’y a en effet presque plus de délibérations publiques à transmettre sur le net. Bien au contraire: si l’on excepte les rares audiences mises en scène à l’intention des étudiants, il n’y aura, dans un futur proche, plus du tout de telles séances publiques.
La loi a toujours exigé que le Tribunal fédéral délibère et vote publiquement sur les affaires qui lui sont soumises, ce qui représente, dans le monde, une particularité judiciaire assez unique. Alors que les Cours de tous les pays se retirent après les débats publics pour délibérer et rendre leurs décisions en secret, le TF délibère publiquement, comme d’autres tribunaux cantonaux.
Usage abusif de la procédure accélérée
En toile de fond, on trouve le principe de la primauté de la démocratie sur l’Etat de droit, auquel la Suisse voue un profond respect. Les délibérations publiques doivent assurer qu’on puisse savoir de manière transparente quelle est la décision que chaque juge a prise, dans chaque affaire. Cela n’est pas sans risques pour leur indépendance, si l’on pense que les juges fédéraux sont soumis à réélection tous les six ans. D’un autre côté, on doit à cette transparence des délibérations judiciaires un esprit de concertation auquel sont attachées des générations de juristes et dont ils déplorent toujours plus la disparition.
Jusque dans les années 1980, le Tribunal fédéral discutait en public tous les arrêts, même moyennement importants. Mais cela conduisait, avec la charge croissante des affaires, à un ordre du jour toujours plus surchargé, qui ne se laissait pas toujours liquider comme prévu le soir venu. Il s’ensuivait que les représentants de certaines parties étaient renvoyés chez eux, et il est même arrivé de devoir interrompre une séance parce qu’un juge s’était trouvé en hypoglycémie.
Par nécessité, il arrive toujours plus souvent que des dossiers «normaux» soient aussi soumis à ce qu’on a nommé la «procédure guillotine». Il s’agissait d’une procédure écrite accélérée, qui en principe, n’était prévue que pour les cas bagatelle. La décision était rendue sans délibérés par circulation de dossier, mais ce procédé se heurta aux exigences légales. Cela fut en particulier le cas des arrêts portant sur des questions de principe, qui doivent être rendus par cinq juges et être soigneusement motivés. La procédure guillotine ne prévoyait que trois juges et une motivation sommaire. Une procédure par voie de circulation en bonne et due forme n’existait qu’exceptionnellement pour de rares domaines juridiques.
Délibération «interne» à huis clos
C’est seulement en 1992 qu’on introduisit la possibilité de rendre des arrêts à cinq juges avec une motivation détaillée, mais sans délibération et par circulation de dossier – cette option n’existant toutefois que dans le cas d’unanimité des juges. Le législateur facilita, grâce à cette solution, le règlement de cas dans les affaires claires et respecta du même coup l’exigence de transparence. A la fin du siècle dernier, les présidents du Tribunal fédéral et du Tribunal fédéral des assurances tentèrent sans succès de faire accepter au Parlement, en la présentant dans un emballage trompeur, la possibilité d’ouvrir la voie du règlement par circulation de dossier également en cas d’absence d’unanimité des juges (lire la NZZ du 13 novembre 1999).
En pratique, le Tribunal fédéral commença pourtant à contourner toujours davantage le principe sans équivoque de transparence prévu par la loi. Alors qu’à l’origine une procédure par circulation de dossier était interrompue dès que l’un des juges participant à la décision faisait part de ses doutes, on en vint finalement, même lors de contre-proposition, à renouveler plusieurs fois la procédure écrite, jusqu’à ce que la pression de la dynamique de groupe produise l’unanimité souhaitée. Entre-temps, on s’habitua à tenir des séances dites internes, durant lesquelles on délibérait à huis clos au sujet d’un arrêt, jusqu’à ce que tous soient d’accord et que la décision puisse formellement être rendue par circulation de dossier – cela en contradiction avec la loi prévoyant clairement la publicité des débats.
Le TF estime remplir les conditions
Le TF répond à de telles objections en soutenant qu’une délibération publique ne serait inéluctable que lorsque l’unanimité ferait défaut. Mais la manière dont on parviendrait à cette unanimité ne serait pas définie par le législateur, qui aurait donc laissé le Tribunal libre d’agir comme il l’entend. En outre, une délibération publique exigerait un grand investissement en temps et en énergie, et devrait donc être si possible évitée au vu de l’importante charge de travail de la Haute Cour. Les juges qui y participent objectent cependant qu’une délibération de jugement répétée et non publique, lors de séances dites internes, ne pourrait pas se révéler plus efficace qu’une délibération publique unique conclue par un vote.
Cet argument est convaincant et démontre clairement ce qui constitue le vif du sujet: le TF n’entend pas éviter la délibération en elle-même, mais renonce pourtant très volontiers aux délibérations publiques. Si les générations antérieures de magistrats ne se laissaient pas dissuader de mener publiquement des débats juridiques soutenus, brillants et courageux, leurs successeurs actuels semblent aujourd’hui préférer fuir les projecteurs.
Le monde tant politique que judiciaire doit fondamentalement réfléchir à la manière dont le principe de transparence des débats doit être respecté. Si l’on estime que la transparence n’est pas un principe important, il serait honnête de supprimer en conséquence les dispositions légales qui la prévoient. Si c’est, au contraire, la valeur de débats judiciaires transparents au sein de la plus Haute Cour fédérale qui prévaut, des conséquences législatives seront nécessaires, qui vont bien au-delà de l’introduction d’une retransmission en direct des audiences – le cas échéant même contre la volonté des juges fédéraux.
Concrètement, cela signifie que, si l’on veut s’en tenir au critère valant jusqu’alors du défaut d’unanimité pour qu’une séance soit publique, on devrait prévoir clairement dans la loi que les séances internes et autres discussions tenues à huis clos sont inadmissibles et qu’il y a lieu de tenir immédiatement une audience publique, dès qu’un premier tour de table ne conduit pas à une solution consensuelle.
Le Parlement doit exercer ses fonctions de surveillance
On pourrait encore se demander si le critère du défaut d’unanimité doit être conservé. Il pourrait être plus intéressant de ne prévoir obligatoirement une audience publique que lors de la discussion de nouvelles questions juridiques, lors de revirement de jurisprudence ou d’autres décisions importantes et lourdes de conséquences.
Par ailleurs, la procédure de circulation de dossier pourrait être autorisée également dans le cas de décisions prises à la majorité, si on laissait aux juges minoritaires la possibilité de présenter leurs arguments dans une «dissenting opinion» suivant les considérants écrits de l’arrêt (lire plädoyer 5/2013).
En conclusion, on peut dire que, au lieu de débattre de retransmissions en direct des audiences du TF, le Parlement devrait réfléchir au fait qu’il n’est pas seulement législateur, mais aussi autorité de surveillance et électeur des juges de la Haute Cour. En tant qu’autorité de surveillance, il serait bien inspiré d’examiner attentivement l’application d’éventuelles nouvelles prescriptions relatives aux audiences. C’est particulièrement dans les premiers temps qu’il conviendrait, dans ce cas, d’examiner attentivement si les arrêts traitant de nouvelles questions juridiques ou de modifications de jurisprudence ont été effectivement publiquement débattus. En tant qu’électeur, le Parlement pourrait veiller à élire non seulement les candidats du bon parti, mais encore ceux qui ont le courage d’exercer une fonction publique, et qui y trouvent du plaisir.