Quand elle était enfant, Saskia Ditisheim rêvait de s’engager à Médecins sans frontières. En 2010, forte d’une longue expérience d’avocate, elle a fondé la section suisse d’Avocats sans frontières (ASF), qu’elle préside depuis lors. Toujours avec l’idée de s’engager en faveur des personnes démunies, en l’occurrence des prévenus n’ayant pas accès à un procès équitable. Ces dernières années, cette activité l’a souvent emmenée au Cameroun, où elle a défendu une vingtaine de personnes LGBT, obtenant soit leur acquittement, soit une peine ne dépassant pas la détention déjà subie. «Un bon résultat», commente-t-elle, rendu possible entre autres grâce à son statut d’avocate suisse: «Je bénéficiais au tribunal d’une liberté d’expression que les défenseurs locaux n’ont pas.»
Assurer une telle défense dans un pays condamnant l’homosexualité, c’est plaider les droits de l’homme et les conventions internationales contre la loi nationale, face à un procureur qui a le public derrière lui. Mais c’est également s’adonner au lobbying politique, avant et après le procès, avec un résultat qui ne laisse pas les juges et les autorités insensibles: «Dès qu’on arrête de mobiliser le corps diplomatique, les arrestations reprennent, raconte Saskia Ditisheim. La pression internationale et la médiatisation jouent un rôle important.»
ASF-Suisse, forte d’une cinquantaine de membres, se préoccupe aussi des consœurs et des confrères malmenés dans des pays où la justice est défaillante. Sa présidente a par exemple défendu une avocate camerounaise emprisonnée pendant vingt-cinq ans à tort et, finalement, graciée en 2016. Actuellement, ASF-Suisse se mobilise pour le président d’Amnesty International en Turquie, l’avocat Taner Kiliç, en prison depuis juin 2017: la section a notamment obtenu le «marrainage» de ce dernier par la chanteuse Barbara Hendricks. Faire pression en attirant l’attention du public, encore une fois.
Bonne gouvernance
Du nouveau projet d’ASF-Suisse, Saskia Ditisheim n’en parle pour l’heure qu’à mots couverts. Il s’agit d’une mission de reconnaissance en Amérique du Sud, afin de tirer au clair la responsabilité d’une entreprise suisse vis-à-vis de travailleurs locaux. L’avocate ne veut pas compromettre sa réussite en donnant trop de détails. Mais, jusque-là souriante et posée, elle s’émeut en repensant à un documentaire tourné sur ce continent et présenté il y a quatre ans au Festival du Film des droits humains à Genève: il dénonçait une pollution des eaux mettant en danger les riverains. «Ces agissements sont criminels et, si on ne fait rien, là, on devient complices», s’indigne-t-elle. Un combat qui n’a rien d’utopique, puisque des avocats américains ont gagné des class actions contre des multinationales bafouant les droits humains en Amérique latine.
L’Amérique du Sud, Saskia Ditisheim s’y rendait en vacances quand elle était enfant, car sa mère était originaire de là-bas. Elle voyait les bidonvilles, pas très éloignés des quartiers riches, et ces inégalités la heurtaient. «J’ai toujours combattu les discriminations. Comme le rappelle la Déclaration universelle des droits de l’homme, tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Je mesure la chance que j’ai de vivre en Suisse. Mais lutter contre l’injustice n’est pas seulement un dû, c’est quelque chose que j’ai en moi.» Au moment de choisir une voie pour ses études, le droit s’est imposé à elle, puis la profession d’avocat, au risque de déplaire à un père désireux de la voir s’engager à son côté dans l’entreprise d’horlogerie qu’il dirigeait à La Chaux-de-Fonds.
A la défense
Elle partage aujourd’hui son temps (professionnel) entre ASF-Suisse et son activité d’avocate à Genève, essentiellement dans le domaine du droit pénal. «Je suis souvent à la défense, parent pauvre de la justice. Pour qu’il y ait un procès équitable, il faut respecter l’égalité des armes et le principe du contradictoire.» Comme bon nombre de pénalistes, elle déplore la perte d’immédiateté induite par le Code de procédure pénale, mais aussi le remplacement de la Chambre d’accusation genevoise par le Tribunal des mesures de contrainte. Les procédures y sont souvent menées par écrit, et il est devenu «mal vu de demander une audience, surtout un dimanche. La solennité s’est perdue, on assiste à une banalisation de la détention provisoire, s’irrite notre interlocutrice. On met parfois des personnes en prison pour peu de chose, au mépris de la présomption d’innocence. La détention doit rester l’exception.»
Saskia Ditisheim dénonce aussi la politique pénale «hypersécuritaire» du canton de Genève, qui ne permet pas vraiment de gradation et selon laquelle «tout est grave». Même les Suisses se voient opposer le risque de fuite pour justifier leur détention! «C’est le signe d’un dysfonctionnement du système.» Quand elle va plaider dans d’autres cantons romands, elle a l’impression, en comparaison, «d’arriver dans un autre pays», où les acteurs de la justice sont moins agressifs.
Critique de la CPI
Quand elle se rend à l’étranger pour ASF-Suisse, la Neuchâteloise d’origine fait plutôt des voyages éclair, pour ne pas rester trop longtemps éloignée de sa famille. L’une de ses destinations est La Haye, siège de la Cour pénale internationale (CPI). Elle a notamment participé à la défense de la première personne acquittée par cette Cour, le Congolais Mathieu Ngudjolo. Mais elle reproche à la CPI la lenteur de ses procédures – en violation du principe de célérité – ainsi qu’un excès de bureaucratie. «La CPI a le mérite d’exister, mais les pays connaissant la compétence universelle doivent être plus investis, à l’instar de l’Espagne», conclut la pénaliste.