Au début de l’année, le Tribunal administratif fédéral a sauvé environ 35 loups grisons et valaisans de l’hiver en gelant la décision des cantons, approuvée par l’Office fédéral de l’environnement, d’autoriser le tir préventif du loup. Le tribunal a confirmé, dans sa décision incidente du 3 janvier 2024, que l’effet suspensif du recours de plusieurs organisations environnementales contre des tirs de loups était maintenu. Par conséquent, les loups ne peuvent plus être abattus jusqu’à la décision définitive du Tribunal administratif fédéral. Selon la nouvelle loi sur la chasse, les cantons n’ont la possibilité de «réguler» le nombre de loups, soit de les abattre, que du 1er septembre au 31 janvier.
Les organisations de protection de la nature Pro Natura, WWF Suisse, BirdLife Suisse et le Groupe Loup Suisse ont salué la décision incidente du Tribunal administratif fédéral. Dans leur communiqué de presse commun, ces dernières espèrent qu’il s’agisse d’«une première étape annonçant un retour à une gestion du loup fondée sur des connaissances scientifiques». Pour les cantons concernés, mais aussi pour le conseiller fédéral Albert Rösti, cette décision est un sérieux revers. Ces derniers mois, les cantons et le Département des transports et de l’environnement ont avancé au pas de charge pour assouplir les conditions d’abattage des loups – avec des méthodes parfois contestables sur le plan politique.
Virage deux ans après la votation
Les électeurs suisses se sont prononcés pour la dernière fois en septembre 2020 sur la chasse et par conséquent sur le loup. Le peuple avait rejeté par 51,9% une révision de la loi sur la chasse qui prévoyait la possibilité d’abattre des loups à titre préventif. Deux ans plus tard, durant l’hiver 2022, le Parlement a tout de même révisé la loi sur la chasse malgré le refus du peuple – et a réintroduit le tir préventif. Ce changement de cap était justifié par la forte augmentation de la population de loups en Suisse. En 2020, année de la votation sur la loi sur la chasse, 11 meutes et un peu plus de 100 loups vivaient en Suisse. En 2022, 26 meutes et 250 loups étaient présents sur le territoire. Et aujourd’hui, leur nombre est passé à 32 meutes et environ 300 loups.
L’augmentation du nombre d’attaques sur des animaux de rente (surtout des moutons, parfois aussi des veaux et des bovins) qui en a résulté, du moins au début, explique la forte pression exercée par les cantons de montagne concernés, à l’instar du Valais et des Grisons, pour autoriser le tir préventif des loups. Les associations de protection de la nature ont renoncé à lancer un référendum contre la révision de la loi sur la chasse décidée par le Parlement en décembre 2022. Selon Stephan Buhofer, juriste au WWF Suisse, les associations de protection de la nature ont estimé qu’il était «légitime» d’envisager des tirs préventifs à cause de l’accroissement du nombre de loups: «Nous ne sommes pas fondamentalement opposés à toute régulation».
Une procédure de consultation, théoriquement…
Le 1er novembre 2023, le Conseil fédéral a présenté les dispositions d’exécution de la loi sur la chasse, contenues dans l’ordonnance sur la chasse. Les conditions de la régulation préventive des meutes de loups y sont précisées. Confirmant l’urgence d’agir, le gouvernement national a annoncé qu’il anticipait l’entrée en vigueur des dispositions de la loi révisée sur la chasse concernant le loup pour une durée limitée. Le Conseil fédéral a renoncé à une consultation ordinaire sur la révision de l’ordonnance sur la chasse. Elle se déroulera au printemps 2024.
Les «milieux intéressés», dont les conférences cantonales, ont toutefois pu prendre position au préalable sur l’ordonnance dans un «délai scandaleusement court», comme s’en est ému le PS Suisse, qui n’a pas été invité à prendre position. La procédure enfreint à plusieurs titres la loi sur la consultation. Et les associations de protection de la nature dénoncent une révision réalisée «en catimini» et «une manœuvre bien peu démocratique».
Selon l’article 147 de la Constitution fédérale, une procédure de consultation doit être engagée lors des travaux préparatoires sur «les actes législatifs importants et les autres projets de grande portée». Les principes fondamentaux de la procédure de consultation sont décrits dans la loi sur la consultation (LCo). Son article 3 prévoit notamment qu’une procédure de consultation est organisée lorsque les travaux préparatoires traitent d’ordonnances et d’autres projets qui ont «une grande portée politique, financière, économique, écologique, sociale et culturelle». Selon Bernhard Waldmann, professeur de droit public à l’Université de Fribourg, cette disposition légale concerne indubitablement la révision de l’ordonnance sur la chasse. De ce fait, une procédure de consultation serait obligatoire… en principe.
Toutefois, l’article 3a, introduit en 2016 dans la loi sur la consultation, cite les conditions alternatives en vertu desquelles il peut être renoncé à une procédure de consultation. Tel est notamment le cas lorsque «aucune information nouvelle n’est à attendre du fait que les positions des milieux intéressés sont connues, notamment parce que l’objet dont traite le projet a déjà été mis en consultation précédemment».
Selon Bernhard Waldmann, il n’est pas certain que l’Administration fédérale puisse renoncer à une procédure de consultation sur l’ordonnance sur la chasse sur cette base. Une consultation a été menée sur la loi sur la chasse qui a été votée en 2020 ainsi que sur son ordonnance d’application. La «disposition sur le loup» de l’ancienne loi sur la chasse est certes similaire à la nouvelle version de la loi de 2022. Or il n’est pas certain que l’ordonnance comporte de telles similitudes.
De nouveaux critères au détriment du loup
L’article 4b de la nouvelle ordonnance, qui définit le nombre de loups et de meutes pouvant être abattus, est tout particulièrement critiqué. Selon l’alinéa 3 de cette disposition, «tous les loups d’une meute peuvent être abattus, pour autant que le seuil relatif à la région soit respecté». Les différentes régions et les seuils correspondants sont définis dans l’annexe 3 de l’ordonnance. Ainsi, une population minimale de 12 meutes au total serait maintenue en Suisse. Le professeur Waldmann relève que «le projet d’ordonnance de 2020 ne réglait pas ce point». La réglementation actuelle va plus loin – au détriment des loups.
Les organisations de protection de la nature décrivent ce seuil de 12 meutes fixé dans l’annexe de l’ordonnance d’«arbitraire et dépourvu de tout fondement factuel». Dans les faits, la méthode pour établir cette valeur seuil manque de clarté. Les associations craignent qu’un nouvel abaissement ne mette en danger les populations de loups. Stephan Buhofer, du WWF, estime qu’«une réduction du nombre d’animaux au point de mettre en danger la diversité génétique d’une espèce menace également sa population».
En contestant les décisions de tir des loups, les associations de protection de la nature veulent que les critères justifiant l’abattage des loups en meute et des jeunes loups soient clarifiés. Seules les décisions d’abattage où «les conditions d’abattage ont été fixées à un niveau particulièrement bas» ont été contestées, bien que les meutes autorisées à être abattues n’aient causé que très peu de dommages.
Pas d’abattage de meutes discrètes
Selon le juriste du WWF Stephan Buhofer, le paradoxe de la loi sur la chasse révisée réside dans la référence aux dommages à l’article 7a qui autorise le tir «préventif» de loups. «Les travaux préparatoires prouvent que ni le législateur ni le Conseil fédéral n’avaient l’intention d’abattre des loups sans discernement». Selon lui, des indices de dommages imminents doivent au contraire exister. Par ailleurs, les explications relatives au controversé article 4b de l’ordonnance sur la chasse précisent expressément que «les cantons ne peuvent pas autoriser la régulation des meutes au comportement discret».
Or, tant l’ordonnance que la loi restent muettes quant aux critères définissant un dommage imminent ou l’étendue des dommages causés par une meute par le passé. De ce fait, déterminer l’existence d’un dommage justifiant une autorisation de tir au loup selon l’article 7a de la loi sur la chasse est laissé au libre arbitre des autorités compétentes.
Dans sa décision incidente au début du mois de janvier, le Tribunal administratif fédéral laisse entrevoir les critères applicables en cas de dommages imminents: ainsi, le tribunal qualifie les cinq animaux de rente tués par deux meutes grisonnes «litigieuses» l’an passé de «nombre relativement faible». S’agissant de l’effet suspensif, les juges estiment que «la nécessité d’éliminer immédiatement les deux meutes pour éviter un grave préjudice, respectivement pour protéger les animaux de rente de dommages importants, n’est pas suffisamment démontrée».
Les explications du tribunal dans le cas valaisan sont explosives: il constate certes que 51 animaux de rente ont été tués par des loups l’année dernière dans la région de Nanz, dans le Haut-Valais – mais 55% de ces attaques auraient «peut-être pu être évitées» par des mesures de protection des troupeaux ad hoc. Selon le Tribunal fédéral, la «nécessité d’éliminer immédiatement les meutes litigieuses pour protéger les animaux de rente de dommages importants» n’a donc pas non plus été démontrée. Par ailleurs, ces mesures de protection des troupeaux ont représenté un critère important pour les associations de protection de la nature lors du choix des décisions d’abattage finalement contestées.
Des mesures de protection critiquées
Les éleveurs de moutons remettent en cause l’efficacité des mesures de protection des troupeaux. Et une controverse demeure quant à savoir à quel point ces mesures de protection sont transposables et si elles sont suffisantes dans des cas concrets. Aron Pfammatter, avocat valaisan et chef de groupe du Centre au parlement cantonal valaisan, estime que l’argumentation du Tribunal administratif fédéral est «assez aventureuse» concernant la meute de loups de Nanz. Il connaît des agriculteurs de la région qui ont déployé de gros efforts pour protéger leurs troupeaux et n’ont pas pu empêcher les attaques malgré cela.
Le Walliser Bote a récemment rapporté qu’en juin dernier, 21 chèvres col noir avaient été attaquées par des loups en une nuit dans la vallée de Nanz. Dans cette région, des bergers de moutons à nez noir auraient passé environ 1200 heures de travail pour le montage et le démontage de clôtures de protection des troupeaux avec 70 bénévoles l’été dernier. Or, les attaques ont continué dans la région malgré l’électrification des clôtures.