La justice pénale est surchargée. C’est en tout l’avis de certains. Depuis quelque temps, les autorités de plusieurs cantons parlent en effet d’une situation intenable. En cause, le nombre de procédures pénales devenu ingérable. L’été dernier, les journaux du groupe Tamedia affirmaient que la justice suisse était «au bord de l’implosion». L’article en question mentionnait le nombre d’affaires pendantes sans indiquer le nombre de cas reçus ou de postes ouverts au sein des ministères publics. Un fait est pourtant clair: au cours des dernières années, certains cantons, à l’image de Zurich, ont vu leurs effectifs augmenter plus rapidement que le nombre de cas. À l’heure actuelle, il n’existe cependant pas de relevé uniforme dans tous les cantons.
Certains avocats remettent en doute l’idée d’une justice pénale surchargée et se demandent s’il s’agit d’un problème structurel et si celui-ci est aussi grave qu’exposé. Certains s’interrogent même sur l’éventualité du caractère endogène des problèmes soulevés.
Mais ce n’est pas l’avis de tous les praticiens. Avocat à Zurich, Thomas Fingerhuth fait partie de ceux qui considèrent que la situation est «dramatique». Ils sont ainsi plusieurs à avoir suggéré d’organiser une table ronde réunissant des procureurs, des avocats ainsi que des juges. L’objectif se voulait constructif: analyser les causes possibles et discuter des solutions envisageables.
L’idée a été reprise l’automne dernier. Des représentants du barreau, de la poursuite pénale et de la justice se sont ainsi rencontrés pour un échange. Mais le projet a finalement été abandonné, comme le relève Konrad Jeker. Avocat pénaliste soleurois, ce dernier explique que la Fédération suisse des avocats (FSA) et la Conférence suisse des ministères publics (CMP) n’ont pas soutenu le projet.
«Le code de procédure pénale complique les procédures»
Un autre organe se penche désormais sur le sujet: la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP). Au début du mois d’avril de cette année, cette dernière a fait savoir qu’elle voulait analyser l’ampleur et les raisons de la surcharge. Dans un communiqué de presse, la CCDJP a soutenu que la situation au sein des autorités de poursuite pénale était «une conséquence directe de la complexification de la procédure pénale depuis l’introduction du code de procédure pénale fédéral (CPP) il y a douze ans».
Début mai, la CCDJP a présenté son projet à la Commission des affaires juridiques du Conseil national. Un projet «dangereux et unilatéral» pour Konrad Jeker, qui voit ici la preuve de l’influence que peut avoir la CCDJP. L’avocat reproche notamment le fait que, selon le communiqué de presse de la CCDJP, «les causes étaient manifestement connues avant même que le projet ne commence».
Konrad Jeker reconnaît que des représentants de l’association des avocats ont participé à l’audition de la commission du Conseil national. Il estime toutefois que le point de vue de la défense ainsi que celui des tribunaux n’ont pas été suffisamment pris en compte.
Secrétaire de la Commission des affaires juridiques pénales de la CCDJP, Benjamin Brägger est le chef de file du projet. Il affirme que les avocats et autres défenseurs seront également impliqués au plus tard lors de l’«analyse de l’environnement», à savoir lorsqu’il s’agira d’identifier les raisons d’une surcharge de travail. Les chiffres qui seront collectés pour cette «analyse de situation» n’ont pas encore été déterminés.
Benjamin Brägger ne voit pas en quoi cela pose problème que le communiqué de presse ait indiqué qu’il ne faisait aucun doute que les raisons de la surcharge de travail reposent sur la «complexification de la procédure pénale» due au CPP. Il s’agit selon lui d’une «hypothèse politique»: «Nous devons maintenant collecter des chiffres, afin de confirmer ou infirmer cette hypothèse». Les résultats devraient être disponibles au printemps 2025.
Les ministères publics comme «machines de guerre»
Benjamin Brägger a également présenté le projet de la CCDJP fin mai lors du Forum des éditions Schulthess à Berne. À cette occasion, des procureurs, des avocats, des juges ainsi que d’autres juristes ont échangé leurs points de vue sur le thème de la surcharge de la justice pénale. Selon le co-organisateur, Konrad Jeker, ce forum était ainsi une sorte de table ronde permettant d’apporter différents points de vue, de les remettre en question et d’en discuter.
Pour Fabien Gasser, une partie du problème repose sur le principe in dubio pro duriore: lorsqu’il considère qu’il y a autant de chances qu’une condamnation ou qu’un acquittement soit prononcé, le principe in dubio pro duriore impose au ministère public de renvoyer le prévenu en accusation. Il s’agirait là d’une «catastrophe», selon le procureur général de Fribourg. Fabien Gasser regrette en effet que ce principe donne aux ministères publics l’image de «machines de guerre», et les empêche de classer des procédures pour des faits mineurs. Le procureur met aussi en cause l’obligation de dénoncer. Prévue à l’art. 302 CPP, celle-ci entraînerait une multitude de «dénonciations inutiles».
Fabien Gasser souhaiterait que les autorités disposent d’une plus grande marge d’appréciation dans la poursuite et la hiérarchisation des cas. Il estime que le droit pénal ne devrait être utilisé que comme ultima ratio et non comme la panacée. Il souligne par ailleurs qu’il ne suffit pas d’augmenter les effectifs, mais qu’il faudrait plutôt privilégier la qualité à la quantité.
Niklaus Ruckstuhl s’est également posé la question de la qualité. Professeur émérite de droit de procédure pénale et juge cantonal de Bâle-Campagne, ce dernier parle de «problèmes de qualité à tous les niveaux» de la procédure pénale. À Bâle-Ville, par exemple, de jeunes officiers de police judiciaire interrogeraient des médecins-chefs dans des affaires relevant du droit pénal médical. «Les agents de la police judiciaire ne comprennent rien», regrette le professeur. Dans les affaires plus importantes, les procureurs commettraient aussi régulièrement des erreurs grossières, comme dans l’affaire Pierin Vincenz.
De tels dysfonctionnements entraînent un surcroît de travail et des temps morts devant les tribunaux: les cas sont renvoyés aux ministères publics pour une nouvelle administration des preuves. Les tribunaux doivent alors collecter des preuves que le ministère public compétent aurait déjà dû collecter.
Une analyse objective plutôt que des «expériences subjectives»
L’avocat zurichois Matthias Brunner s’est déjà demandé à plusieurs reprises si les autorités de poursuite pénale n’avaient rien de mieux à faire que de poursuivre des délits mineurs. Il reconnaît cependant que les expériences personnelles de chacun ne permettent guère de tirer des conclusions sur les problèmes structurels.
S’il y avait un problème de surcharge au sein des autorités de poursuite pénale – question que Matthias Brunner laisse ouverte –, on ne pourrait pas éviter de faire un état des lieux et une analyse des causes. Mais ces analyses ne devraient pas être réalisées par une «partie».
L’avocat zurichois exprime sa désillusion lorsqu’il fait allusion à la CCDJP et à l’enquête envisagée: «Quiconque fait un tel état des lieux a sa propre optique et poursuit ses propres intérêts. Le fait que les avocats doivent se voir accorder une sorte de droit d’être entendu n’améliore pas les choses». Matthias Brunner estime que seul un organisme indépendant des parties prenantes, comme un institut universitaire, serait approprié pour organiser une telle enquête.
Une telle analyse devrait par ailleurs impérativement se pencher sur la question de savoir combien de procédures sont initiées, dans quels domaines, sous quel angle et avec quelles priorités pour les autorités. «Les éléments sur lesquels on met l’accent dans la poursuite pénale, combien d’efforts on déploie, ce sont des questions qui reposent entre les mains de la police et du ministère public. Sans oublier que l’arrière-plan politique reste important dans la manière d’appréhender la poursuite pénale.»