1. Introduction
La problématique de la fixation des loyers, en particulier en matière de baux d’habitation, constitue un véritable enjeu pour l’importante population de locataires du pays, notamment dans les zones urbaines, qui connaissent pour la plupart des pénuries de logement de longue date. En effet, le montant consacré au loyer constitue une part importante du budget des ménages.
Or, bien évidemment, le logement répond à un besoin indispensable et élémentaire de tout individu. Pourtant, les rares règles permettant d’assurer que le coût de ces biens immobiliers ne procure pas un rendement excessif au bailleur font l’objet de nombreuses attaques sur les plans politique et législatif par les milieux immobiliers, dans un contexte où la jurisprudence fédérale semble également se durcir.
Cette contribution propose d’offrir un panorama du système actuel de fixation des loyers, de ses récents développements et d’en apporter une lecture critique.
2. Généralités et catégories
Le droit du bail actuel connaît trois systèmes de fixation des loyers, soit les loyers absolument libres, les loyers libres et les loyers contrôlés.
Les loyers absolument libres, tout d’abord, ne sont pas soumis aux dispositions protectrices des art. 269-270e CO, ce qui signifie qu’ils ne peuvent en principe pas être corrigés par l’autorité judiciaire, sous réserve de dispositions générales, notamment la lésion (art. 21 CO) ou l’usure (art. 157 CP). À l’heure actuelle, cela concerne uniquement les loyers des appartements et maisons familiales de luxe (art. 253b al. 2 CO et art. 2 al. 1 OBLF), les loyers des appartements de vacances loués pour trois mois ou moins (art. 253a al. 2 CO) et les loyers des immeubles qui ne sont ni des habitations, ni des locaux commerciaux, soit essentiellement les terrains nus ou les places de parc indépendantes (art. 253a al. 1 CO a contrario).
Les baux d’habitation et les locaux commerciaux, ainsi que les objets dont l’usage est cédé avec de tels biens, entrent dans la catégorie des loyers libres; autrement dit, ils ont été convenus librement par les parties au contrat de bail. La loi détermine toutefois dans quelles limites ces loyers peuvent être fixés ou modifiés et, si la prétention du bailleur paraît abusive, le locataire a la possibilité de saisir l’autorité judiciaire, pour faire vérifier le caractère licite du loyer. C’est dans cette catégorie qu’entre la grande majorité des objets loués et c’est à ces baux que nous consacrerons notre analyse.
Enfin, les loyers contrôlés sont fixés par l’État et ne peuvent être modifiés qu’avec l’accord de l’autorité compétente. À l’heure actuelle, seuls les logements bénéficiant d’une aide de la collectivité publique ou entrant dans le champ de certaines législations cantonales sont soumis à un contrôle (art. 253b al. 3 CO).
3. Les principes
Lorsque le bail n’est pas soumis à un contrôle de l’autorité et que le contrat porte sur une habitation ou un local commercial, la loi permet au locataire de faire examiner le montant de son loyer, en saisissant l’autorité judiciaire. En effet, sous le chapeau de la protection contre les loyers abusifs ou d’autres prétentions abusives du bailleur, le chapitre II du titre 8e du code des obligations définit la notion de loyer abusif: tel est le cas lorsqu’il permet au bailleur de tirer un rendement excessif de la chose louée ou résulte d’un prix d’achat manifestement exagéré (art. 269 CO).
Le locataire qui renonce à contester son loyer est réputé en admettre le montant et, sous réserve de quelques cas particuliers, s’il ne procède pas dans les délais légaux, il ne peut plus le remettre en cause. Ainsi, la vérification du caractère admissible du loyer dépend de la seule initiative de la partie locataire. Or, la pratique démontre une extrême réticence des locataires à procéder en ce sens et seule une infime partie des loyers fait actuellement l’objet d’une vérification sous l’angle du caractère abusif du montant convenu lors de la conclusion du bail.
Concrètement, la plupart des locataires hésitent à contester leur loyer de crainte de représailles de la part de leur bailleur. Le législateur a tenu compte de cette difficulté, estimant que le logement et le local commercial constituent des biens répondant à des besoins élémentaires: il a en particulier introduit des dispositions protégeant les locataires contre une résiliation de bail, lorsqu’ils font valoir des prétentions découlant du bail, et notamment durant une procédure et les trois ans qui suivent celle-ci (art. 271a al. 1 et 2 CO).
En outre, le bailleur qui dénonce le bail ou menace de résiliation le locataire qui conteste son loyer s’expose à des sanctions pénales (art. 325quater CP).
Une disposition spécifique a été introduite pour permettre au locataire de vérifier la fixation de son loyer. Ainsi, au sens de l’art. 270 CO, le locataire qui estime que le montant de son loyer initial est abusif peut le contester dans les 30 jours dès la réception de la chose et en demander la diminution dans trois hypothèses alternatives, soit s’il a été contraint de conclure le bail par nécessité personnelle ou familiale, ou en raison de la situation sur le marché du logement ou si le bailleur a sensiblement augmenté de loyer par rapport au précédent loyer (art. 270 al. 1 CO).
Le cas de figure le plus courant de contestation du loyer initial est le motif tiré de la situation sur le marché du logement (et c’est à l’analyse de cette situation que s’attellera la présente contribution). Dans cette hypothèse, le locataire peut se contenter d’apporter la preuve de l’existence d’une pénurie, sans devoir établir de surcroît une contrainte personnelle ou familiale.
Le Tribunal fédéral a relevé dans ce contexte la nécessité de réguler un marché déséquilibré au moyen de règles spéciales, en comparant les bailleurs aux entreprises en position dominante dans le droit des cartels. Il a en particulier relevé qu’en cas de pénurie, la seule situation du marché constituait une contrainte à la conclusion d’un bail, fût-ce à des conditions abusives.
Ainsi, cette possibilité de contestation du loyer a précisément pour but de préserver l’intégrité du consentement de chaque partie et de rétablir un certain équilibre dans les relations contractuelles, alors que celui-ci fait clairement défaut en période de pénurie, ce qui est parfaitement conforme au mandat constitutionnel donné au législateur (art. 109 al. 1 Cst.).
Du reste, dans d’autres domaines du droit également, le code des obligations reconnaît d’autres mécanismes de protection de la partie faible au contrat, lors de la conclusion de celui-ci (notamment art. 21 et 23 ss. CO, art. 16 de la loi sur le crédit à la consommation), qui sont précisément nécessaires pour sauvegarder la liberté contractuelle en évitant qu’une partie ne puisse impunément exploiter la vulnérabilité de son cocontractant.
En matière de droit du bail, l’art. 270 al. 1 CO règle les conditions formelles de la contestation du loyer initial, les critères matériels permettant de juger du bien-fondé d’une demande de baisse de celui-ci trouvant leur fondement aux art. 269 et 269a CO.
Enfin, en cas de pénurie de logements, les cantons peuvent rendre obligatoire l’usage de la formule officielle prévue par l’art. 269d pour la conclusion de tout nouveau bail (art. 270 al. 2 CO). Dans une telle hypothèse, le bailleur doit indiquer les motifs de hausse sur la formule, sous peine de nullité du loyer initial (art. 269d al. 2 let. b CO et art. 19 al. 1 let. a et al. 3 OBLF). Il est en outre lié par les motifs de hausse invoqués sur la formule officielle.
4. Jurisprudence
4.1. Principes
Le bailleur est libre d’invoquer plusieurs critères à l’appui de la hausse, pour autant qu’ils ne s’excluent pas. En particulier, s’il se fonde sur les loyers usuels du quartier – ce qui est souvent le cas dans les situations de pénurie: l’augmentation générale des loyers échappant à un examen faute de contestation permet ainsi d’alimenter la fixation de loyers abusifs sur le plan du rendement –, il ne peut en outre invoquer des motifs fondés sur les coûts.
Lorsque le locataire conteste le loyer initial, l’admissibilité de celui-ci se contrôle à l’aide de la méthode absolue, qui permet de vérifier, concrètement, que le loyer ne procure pas un rendement excessif au bailleur, compte tenu des frais qu’il doit supporter ou des prix du marché. Ainsi, le locataire peut invoquer d’autres motifs que ceux soulevés par le bailleur, et notamment lui opposer qu’il réalise un rendement excessif de la chose louée. La preuve du caractère abusif du loyer initial incombe toutefois au locataire, le bailleur étant tenu de collaborer à l’administration de la preuve, en fournissant les pièces comptables en sa possession.
4.2 Priorité au calcul de rendement
Le critère absolu du rendement a la priorité sur celui des loyers usuels du quartier, en ce sens que le locataire peut toujours tenter de prouver que le loyer convenu permet au bailleur d’obtenir un rendement excessif (art. 269 CO), et ce n’est qu’en cas de difficulté ou d’impossibilité de le déterminer qu’il peut être fait application du critère des loyers usuels de la localité ou du quartier. Ce principe est toutefois inversé pour les immeubles anciens, autrement dit construits ou acquis il y a plus de trente ans au moment du début du bail.
Dans les autres cas, un calcul de rendement peut être effectué pour déterminer si le loyer fixé par le bailleur n’est pas abusif. Pour ce faire, dans une jurisprudence récente, le Tribunal fédéral a défini un processus en sept étapes. Il s’agit tout d’abord de déterminer les coûts d’investissement effectifs (1), d’en déduire les fonds empruntés (2) afin de déterminer le montant des fonds propres investis.
Ce montant doit être réévalué pour tenir compte du renchérissement (3) et, à la somme ainsi obtenue, on applique le taux hypothécaire de référence, majoré d’un pourcentage (4). Les charges immobilières encourues (5) doivent encore être ajoutées, puis le montant obtenu ventilé par appartement (6), pour obtenir le rendement admissible de la chose louée. Enfin, ce montant doit être comparé au loyer actuel (7).
Dans le cadre de cet arrêt, le Tribunal fédéral a modifié considérablement sa jurisprudence s’agissant du mode de calcul du rendement net, en s’inspirant d’une initiative parlementaire issue des milieux immobiliers, à laquelle le Parlement n’avait pourtant pas donné suite – et consacrant une dégradation de la position des locataires en matière de contestation du loyer initial.
En effet, depuis des décennies, la jurisprudence admettait une revalorisation des fonds propres à hauteur de 40% (étape 3) et un taux de rendement admissible de 0,5% en sus du taux hypothécaire de référence (étape 4). Désormais, le renchérissement est pris en compte à 100% et le taux de rendement admissible supérieur de 2% au taux hypothécaire de référence, lorsque celui-ci est inférieur ou égal à 2%.
Si l’immeuble a été construit récemment, le critère absolu applicable est celui du rendement brut (art. 269a let. c CO),
soit le rapport exprimé en pour-cent entre le loyer net de l’objet loué et son prix de revient, c’est-à-dire les frais d’investissement. Jusqu’alors, le taux de rendement admissible retenu dans cette hypothèse était de 2 à 2,5%; au vu du changement de jurisprudence intervenu en matière de rendement net, le taux à retenir en matière de rendement brut est désormais incertain, et la Haute Cour n’a pas encore tranché cette question.
4.3 L’exception des immeubles anciens
Pour les immeubles anciens, soit construits ou acquis il y a plus de trente ans, la hiérarchie des critères absolus est inversée et le fardeau de la preuve du caractère abusif du loyer initial incombe au locataire, lorsque le bailleur s’est prévalu des loyers usuels du quartier pour justifier une hausse.
La preuve des loyers usuels peut être apportée au moyen de deux méthodes. Tout d’abord, des statistiques officielles peuvent être établies (art. 11 al. 4 OBLF), qui doivent satisfaire aux exigences de l’art. 11 al. 1 OBLF et contenir des données détaillées, chiffrées et suffisamment différenciées.
La seconde méthode consiste à réunir des logements de comparaison, qui doivent être au nombre de cinq au moins et présenter, pour l’essentiel, les mêmes caractéristiques que le logement litigieux quant à l’emplacement, la dimension, l’équipement, l’état et l’année de construction, à l’exclusion du fait qu’un groupe de bailleurs domine le marché (art. 11 al. 1 et 3 OBLF), tout en tenant compte de l’évolution récente de leurs loyers au regard de l’indice des prix à la consommation et du taux hypothécaire. Il est ainsi concrètement quasiment impossible d’établir le niveau des loyers usuels du quartier ou de la localité, en particulier pour un locataire.
Tenant compte de ce qui précède, le Tribunal fédéral a tempéré cette règle s’agissant du fardeau de la preuve, en retenant que le loyer initial est présumé abusif lorsqu’il a été massivement augmenté par rapport au loyer précédent, soit de beaucoup plus de 10%, et que cela ne peut pas s’expliquer par l’évolution du taux hypothécaire de
référence ou de l’indice suisse des prix à la consommation.
Par la suite, la Haute Cour a toutefois diminué la portée de cette règle, dans ses jurisprudences récentes, et cette présomption peut désormais être mise à néant par le bailleur, malgré une hausse massive du loyer, s’il parvient à éveiller auprès du juge des doutes fondés quant à sa véracité, par exemple en se référant à un certain nombre de logements de comparaison ou à des statistiques ne répondant pas aux exigences de l’OBLF. Une longue durée de bail peut également constituer un critère en ce sens.
Si le bailleur ne parvient pas à éveiller de doutes fondés, le loyer convenu est présumé abusif et il appartient au juge de le fixer: pour cela, il peut se baser sur le loyer payé par le précédent locataire, sur des statistiques cantonales ne répondant pas aux exigences de l’OBLF et de sa connaissance du marché local. Dans le cas inverse, autrement dit si le bailleur parvient à mettre en échec la présomption, à nouveau, il incombe au locataire d’établir le caractère abusif du loyer en se conformant strictement aux exigences jurisprudentielles et en produisant cinq exemples comparatifs au sens de l’OBLF.
5. Analyse intermédiaire
Les règles relatives à la contestation du loyer initial sont extrêmement complexes, et cette démarche est particulièrement lourde pour le locataire, qui en a l’initiative, tout en subissant souvent une pression considérable de la partie bailleresse dans le cadre des relations contractuelles. Dans pareilles circonstances, seul un nombre minime de locataires agit afin de faire vérifier le montant du loyer convenu.
Or, dans les régions où sévit la pénurie, le rendement tiré des objets loués est très généralement abusif au sens du droit – cela malgré le durcissement très net de la jurisprudence, qui, d’une part, ne permet plus d’envisager un tel calcul pour les immeubles de plus de trente ans et, d’autre part, autorise désormais les bailleurs à tirer un rendement plus élevé de l’objet.
6. Initiatives parlementaires et projets législatifs
Les initiatives parlementaires Egloff (16.451/17.493) s’inscrivent dans le mouvement néolibéral amorcé dans les années 1980 et qui tend à désigner l’économie de marché comme le mode d’organisation le plus pertinent pour répondre de manière adéquate aux différents besoins de la population. Dans cette perspective, le marché ne saurait être entravé par des normes ou faussé par des politiques publiques, qui sont autant d’interventions qui empêchent la «main invisible» de jouer pleinement son rôle.
Une telle approche suppose dès lors que les politiques de redistribution (notamment par le biais de la fiscalité) et le cadre législatif doivent être réduits au strict minimum. Dans ce paradigme, l’intérêt général est préservé par le mécanisme de l’offre et de la demande, tandis que la redistribution s’opère par le phénomène du ruissellement ou trickle-down economics.
Le contexte historique revêt ici une certaine importance dans la mesure où ces modifications du droit du bail relèvent avant tout d’un projet économique et non d’une nécessité de clarifier un cadre juridique comme nous le verrons plus loin. Ces propositions visent en effet à réduire la portée des dispositions légales dont le rôle consiste à prémunir le logement de la pure logique de marché, et, partant, à accroître le rendement du capital immobilier et les revenus de leurs détenteurs. Dès lors qu’il est définitivement établi que le phénomène du ruissellement est une vue de l’esprit, il semble évident que ce projet législatif n’a pas pour ambition d’œuvrer pour l’intérêt général.
De prime abord, une telle modification du droit du bail pourrait revêtir les traits d’un tigre de papier, tant le niveau de contestation du loyer initial est faible, comme déjà mentionné. On pourrait dès lors se demander pour quelle raison des parlementaires reviennent périodiquement avec des initiatives similaires si, in fine, cela ne concerne qu’une poignée de logements. S’il est vrai que peu de nouveaux baux sont concernés à court terme, il convient de garder à l’esprit l’intérêt financier majeur qu’il y a à conserver l’effet cliquet alimenté par les hausses de loyer.
Cette notion, bien connue des économistes, peut relever d’un phénomène socio-économique (c’est le cas s’agissant de certaines habitudes de consommation qui tendent à perdurer malgré une diminution du revenu) ou d’une stratégie économique (la stagnation du prix du carburant malgré une baisse du prix du pétrole, par exemple). En ce sens, la contestation du loyer initial – notamment lorsqu’il est possible d’invoquer le rendement abusif procuré par le nouveau loyer – a souvent pour effet d’annihiler les hausses successives qui sont intervenues lors des précédents changements de locataires.
Dans la mesure où cet outil à la disposition des locataires peut impliquer le retour à un loyer largement inférieur à celui attendu par la partie bailleresse, celle-ci se trouve privée d’un niveau de rendement qu’elle mettra des décennies à retrouver (à supposer que les nouvelles hausses de loyer ne fassent pas l’objet d’une contestation, ce qui est statistiquement probable).
En pratique, même si la contestation du loyer initial reste marginale du point de vue statistique, cette contestation a des effets importants sur les logements concernés, si bien qu’il n’est pas dénué de sens de voir derrière ces initiatives la volonté d’empêcher que la stratégie de l’effet cliquet ne soit ponctuellement remise en cause par des actions en justice des locataires. On comprend également que la restriction du droit à contester le loyer initial aurait un impact sur les loyers du quartier, qui seraient mécaniquement tirés vers le haut, et qui à leur tour permettraient d’augmenter d’autres loyers dudit quartier, possibilité que la seconde initiative entend largement faciliter en modifiant la teneur de l’art. 269a CO.
D’un point de vue théorique, ce mécanisme de spirale des prix pourrait en partie être limité par l’application des critères relatifs, en particulier par la possibilité offerte aux locataires d’exiger une baisse de loyer en fonction du taux hypothécaire de référence lorsque les conditions sont réunies. Il convient ici de distinguer l’existence d’un droit et son exercice, qui découle d’une part de la procédure applicable et d’autre part d’éléments de nature socio-économique. Sur la forme tout d’abord, alors qu’il suffit d’un simple formulaire pour notifier une hausse de loyer, les locataires sont quant à eux tenus de saisir l’autorité compétente pour faire valoir leurs droits à une baisse de loyer si la partie bailleresse ne donne pas suite à leur demande.
Ce fardeau de la procédure, qui irradie l’ensemble du droit du bail, a pour effet de dissuader une large majorité des locataires d’agir. Cet obstacle est couplé à d’autres facteurs, notamment la peur de représailles et l’attachement à une forme de loyauté. S’il s’agit ici d’éléments subjectifs qui ne sont pas toujours fondés ou rationnels, ils produisent cependant des effets objectifs mesurables, comme le montrait le professeur Thalmann dans un article publié en 2016. Il ressort de ce constat que l’évolution des loyers est non seulement décorrélée de l’indice des prix à la consommation, mais surtout qu’elle connaît une courbe ascendante alors même que le taux hypothécaire de référence décroît.
Cela signifie au moins deux choses: que, d’une part, les parties au contrat s’abstiennent d’agir lorsqu’il s’agit d’adapter les loyers à la baisse, et que, d’autre part, ceux-ci sont presque systématiquement relevés au changement de locataires, indépendamment de l’évolution de coûts. Ainsi, l’initiative Egloff, qui prévoit de restreindre la possibilité de contester le loyer initial, affectera considérablement un dispositif déjà passablement déséquilibré, notamment en raison de l’inefficacité des normes visant à contenir les abus en matière de loyer.
Le texte qui traite de l’assouplissement des règles en matière de loyers du quartier entend quant à lui multiplier les exceptions à la réglementation sur les abus. Comme rappelé plus haut, le même jour, une autre initiative avait été déposée, cette fois par le conseiller national Olivier Feller, à laquelle le Conseil des États n’avait pas jugé utile de donner suite, mais qui a néanmoins trouvé grâce aux yeux du Tribunal fédéral.
Il convient ici de relever que les modifications de l’art. 269a CO proposées par monsieur Egloff sont considérables au regard des exigences posées jusqu’ici par la jurisprudence, qu’il s’agisse du nombre et de la qualité des exemples ou encore de l’épineuse question des statistiques. L’initiative parlementaire prend ici appui sur une doctrine majoritaire très critique envers le critère des loyers comparatifs, qu’elle considère même en état de «mort clinique». S’il est vrai que la Haute Cour s’est toujours montrée restrictive dans l’admission du caractère comparable des exemples requis, elle ne fait pas pour autant acte de législateur.
En effet, comme le souligne la systématique de la loi, la possibilité d’éluder la dimension abusive du loyer prend place à la suite de la disposition de portée générale prohibant un rendement excessif, plus précisément dans le sous-chapitre que le Parlement a pris soin d’intituler «exceptions». Ainsi, en exigeant la production de cinq objets (contre trois seulement pour l’initiative) comparables sur la base de l’art. 11 al. 1 OBLF, le pouvoir judiciaire se borne à garantir une forme de sécurité juridique à l’ensemble du dispositif qui entend protéger les locataires contre une hausse incontrôlée des prix des logements.
L’administration de la preuve en sera quant à elle radicalement simplifiée, puisque l’évaluation ne se fera que sur la base de trois catégories («simple», «bon» et «très bon»), laissant ainsi le soin aux juges d’apprécier des notions aussi floues que subjectives. Les tribunaux auront également à se pencher sur la dimension compensatoire de certaines caractéristiques dans le cas où les logements comparés ne sont pas comparables, ouvrant ainsi la voie à un exercice de pondération qui ne manquera pas d’être régulièrement contesté sous l’angle de l’arbitraire. On peut dès lors douter de l’argument qui consiste à affirmer qu’une telle réforme réduit la charge de travail de l’appareil judiciaire.
La refonte de l’art. 11 al. 4 OBLF prévoit notamment que des statistiques établies par la branche seront désormais convocables à titre de preuves, sans que l’on sache précisément sur la base de quelle méthode ces données seront constituées. Au-delà des questions techniques, le fait d’offrir la possibilité à une partie d’élaborer elle-même la référence qui servira à guider le travail des juges peut sembler surprenant. Une telle logique juridique aura au moins le mérite d’apporter une réponse à une question millénaire, celle de savoir qui gardera les gardiens.
Ce modeste survol des deux initiatives Egloff laisse entrevoir la dimension profondément économique de ce projet de réforme, tant l’argument de la simplification du cadre juridique peine à convaincre, dans la mesure où cela ne concerne que le fardeau de la preuve à la charge de la partie bailleresse. L’ambition d’accroître le rendement des investissements immobiliers ne serait pas problématique si elle ne reposait pas sur un jeu à somme nulle dans lequel la partie forte au contrat qui obtient un gain déleste l’autre d’autant.
Dès lors qu’il était prévisible que les baisses successives des taux directeurs conduiraient à une augmentation de la pression des investisseurs sur des actifs plus rémunérateurs (et plus sûrs) comme les biens immobiliers, et que parallèlement le taux d’effort des locataires prenait l’ascenseur, il appartenait à l’État fédéral d’agir conformément à son mandat constitutionnel, ce qu’il n’a pas manqué de faire par le passé à chaque fois que la situation l’exigeait, notamment par le biais d’un contrôle et d’une surveillance des loyers. ❙
Carole Wahlen
avocate spécialiste FSA en droit du bail présidente ASLOCA Vaud
Fabrice Berney
juriste et politologue secrétaire général ASLOCA Vaud
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