plaidoyer: Le succès rencontré en France par le pacte civil de solidarité (pacs) est-il révélateur, dans nos sociétés, d’un besoin pour les couples de bénéficier d’une nouvelle forme d’union?
Philippe Meier: La question se pose en effet, bien qu’il faille éviter de tirer des conclusions uniquement sur la base des expériences menées à l’étranger. Le succès du pacs en France ne se dément pas, même depuis l’introduction du «mariage pour tous» dans ce pays. Un besoin social est exprimé en Suisse aussi, non seulement chez les jeunes, mais également dans d’autres catégories de la population, par exemple des personnes ayant déjà été mariées et recherchant un autre statut avec une forme de reconnaissance officielle. Un pacs sur le modèle français serait une bonne manière de répondre à cette demande: dire «je vis en couple avec quelqu’un» a moins de poids que dire «je suis pacsé avec X».
Christiana Fountoulakis: Je constate aussi que le pacs connaît un grand succès en France. Pourtant, il sert surtout de phase préliminaire au mariage. Est-ce vraiment ce qu’on souhaite en Suisse? On veut protéger les concubins en créant un nouveau statut. Mais le problème est ailleurs. Un droit de la famille moderne doit tenir compte du mode de vie choisi par le couple, indépendamment de l’état civil.
plaidoyer: Faut-il ainsi protéger les concubins malgré eux?
Christiana Fountoulakis: Un tango se danse à deux. Si l’un des deux ne veut pas de mariage (ou de pacs), cela ne signifie pas qu’ils ont dit conjointement «non» à toute compensation financière. Ne pas se marier ou ne pas établir de convention de concubinage qui réglerait les aspects financiers en cas de séparation n’est pas toujours une décision consciente. Ce qui devrait être décisif est l’arrangement du couple dans ses rapports internes, la réalité telle qu’elle a été vécue. Un concubinage n’est pas une zone de non-droit. C’est un rapport contractuel impliquant un choix du couple quant à la répartition des tâches. En cas de rupture, il faut liquider ce rapport convenablement, en fonction de la répartition effective des rôles. A l’heure actuelle, le droit favorise la partie qui est en position de force en ayant dit «non» à un état civil, mais en vivant, dans les faits, une vie de mariée.
Philippe Meier: Les couples non mariés n’échappent pas à tout cadre juridique. En présence d’enfants, ils sont soumis aux règles de l’autorité parentale et de l’entretien: avec les révisions de 2014 et de 2017, l’état civil du couple n’est plus déterminant. En matière de représentation pendant la vie commune, un pouvoir leur est reconnu pour les questions médicales, et il serait facile de l’étendre à d’autres actes (tels que décrits à l’art. 374 du Code civil). Lors d’une séparation, le nouveau droit de l’entretien, certes imparfait, prévoit une contribution de prise en charge en faveur du parent qui s’occupe de l’enfant. Et, en matière de succession, on réfléchit, dans la révision en cours, à la façon d’accorder des droits au concubin survivant, sous la forme d’un legs d’entretien. Il est vrai qu’en cas de séparation, un concubin peut se trouver dans une situation financièrement désavantageuse. Mais il convient de prendre du recul: quand un couple a renoncé au mariage, ce n’est pas au droit de rattraper la situation. Il a fait un choix, il faut en principe le respecter. Et libre au droit public d’assimiler certaines formes de vie de couple au mariage, par exemple en droit fiscal ou en droit des assurances sociales.
plaidoyer: Au vu des règles qui s’appliquent déjà aux couples non mariés, le pacs à la française apporterait-il quelque chose de plus?
Philippe Meier: Il offrirait surtout un statut à des couples qui aspirent à une forme de reconnaissance, sans passer par le mariage. Pour le reste, il est vrai que le pacs selon le modèle français constitue un cadre très léger: il prévoit par exemple un pouvoir de représentation pendant l’union, qui a peu de portée pratique. Mais il offre tout de même une véritable protection du logement après la séparation. C’est un point qui pourrait renforcer la position juridique du concubin. Mais la balle sera surtout dans le camp du droit public.
Christiana Fountoulakis: Tout d’abord, force est de constater que dans toute cette discussion sur l’éventuelle introduction d’un pacs en Suisse, on néglige de parler du contenu de cette institution. Le rapport du Conseil fédéral est très léger et ses propos sont émis à titre purement indicatif. Il semble se référer au pacs français qui, effectivement, ne produit aucun effet fondamental, à part, c’est vrai, les règles sur le logement. Paradoxalement, sur ce point, le rapport du Conseil fédéral va même plus loin que ce que prévoit le droit actuel du mariage. Selon le rapport, en cas de décès du partenaire pacsé, le contrat de bail devrait passer au survivant (et non pas à l’ensemble des héritiers), et ce dernier aurait aussi un droit d’habitation sans devoir consentir une compensation en droit des successions. Le Conseil fédéral reprend le modèle français sans grande réflexion. Et je déplore que, dans l’ensemble, un tel pacs en Suisse serait trompeur, car il donnerait une fausse impression de protection.
plaidoyer: Sans introduire de pacs, que proposez-vous pour améliorer la position des concubins?
Christiana Fountoulakis: On pourrait rendre obligatoire la règle, actuellement facultative, favorisant le concubin survivant dans le 2e pilier. Même raisonnement pour le logement: quand l’union a duré un certain temps, les droits du couple non marié devraient être les mêmes que ceux des époux. Dans le domaine des successions, le legs d’entretien tel qu’il est envisagé serait une bonne chose. Mais c’est surtout en matière d’entretien que le droit actuel est insuffisant. Il s’agit de tenir compte du modèle de vie qu’avait choisi le couple. Le nouveau droit de l’entretien de l’enfant comble certes une lacune, mais il n’accorde rien à la personne qui, sur la base d’un accord avec son partenaire, a accompli des tâches non rémunérées dans l’intérêt du couple, au détriment de sa propre situation financière: s’occuper d’un membre de la famille de son partenaire, s’occuper des enfants (quand ils n’ont plus besoin d’être pris en charge au moment de la rupture, la contribution de prise en charge n’est plus allouée), assurer les arrières de son partenaire, le suivre à l’étranger.
plaidoyer: En cas de séparation d’un couple non marié, la protection de la «partie faible» est très limitée?
Philippe Meier: En effet, mais le couple avait décidé ensemble, avant la séparation, que l’un d’eux mettrait un frein à sa carrière ou suivrait l’autre à l’étranger. Il avait fait le choix, également, de ne pas se marier, renonçant ainsi à un instrument qui lui aurait apporté une protection très complète. Pourtant, la perception du mariage a changé: il s’est laïcisé et n’est plus vu comme quelque chose de lourd et de poussiéreux. L’argument de ne pas se marier à cause de l’image véhiculée par l’institution ne tient plus. Et il demeure la possibilité de passer une convention de concubinage, même si j’admets que l’information est très lacunaire sur cette option.
Christiana Fountoulakis: A mon sens, de nombreux jeunes voient encore le mariage comme démodé et petit-bourgeois. Ils trouvent, au contraire, que le pacs répond aux besoins de notre époque, où les relations ne sont pas forcément de longue durée: il peut prendre fin rapidement, sans conséquences juridiques.
Philippe Meier: Alors pourquoi leur imposer un arsenal de règles de protection?
Christiana Fountoulakis: Le pacs est compris comme une alternative au mariage, alors que c’est loin d’être le cas. Un droit moderne ne doit pas introduire un nouveau statut, mais tenir compte de la réalité vécue.
Philippe Meier: D’un point de vue social et législatif, je maintiens qu’on doit respecter le choix de ceux qui n’ont pas voulu du mariage. Mais sans passer par la voie législative, il faudrait encourager les couples à rédiger des conventions portant, par exemple, sur les questions financières en cas de séparation. Et, dans un cadre beaucoup plus large que le concubinage, je suis d’accord qu’il faut prévoir une compensation pour les personnes fournissant des tâches non rémunérées en s’occupant d’un proche. Le débat est d’ailleurs en cours au sujet de ces «proches aidants».
Christiana Fountoulakis: Mais les compensations accordées dans ce cadre-là passeraient probablement par les assurances sociales, c’est-à-dire que ce serait à l’Etat d’assurer le financement. Ma solution est plus libérale: c’est l’ex-concubin, et non l’Etat, qui compense l’aide fournie par son partenaire dont il a profité. Il s’agirait de reprendre, pour l’essentiel, les critères appliqués par le Tribunal fédéral pour l’entretien d’un ex-conjoint après un divorce.
plaidoyer: Au final, vous n’êtes ni l’un ni l’autre favorables à un pacs plus «lourd», qui se rapprocherait davantage du mariage?
Philippe Meier: En effet, car cela créerait la confusion. Les couples souhaitant régler les points importants concernant leur relation peuvent opter pour le mariage, qui s’est passablement désacralisé ces dernières années. Et ceux qui veulent d’une solution «light» pourraient opter pour le pacs suisse.
Christiana Fountoulakis: Un pacs «lourd» serait à l’image du mariage, et donc superflu. Mais pourquoi ne pas retoucher le mariage sur quelques points pour le moderniser, en commençant par l’appeler autrement… Je rappelle qu’à ce stade, les autorités ont très peu parlé du contenu du pacs qui serait introduit en Suisse.
Philippe Meier: C’est exact. Le rapport du Conseil fédéral se réfère sommairement au modèle français. Il est important qu’on en discute, non seulement sur les questions de droit privé, mais aussi sur celles de droit public, comme l’imposition des successions. De plus, il faudra veiller à ce que les gens ne se fassent pas une fausse idée du pacs. Mais il manque, en Suisse, une véritable politique institutionnelle d’information sur les thèmes de droit privé touchant l’individu, en utilisant les médias actuels. On l’a vu par exemple avec le nouveau droit de protection de l’adulte, qui reste méconnu. En comparaison, la France parvient à sensibiliser le citoyen sur les nouveaux instruments à sa disposition. L’introduction d’un pacs suisse serait peut-être aussi l’occasion de combler ce déficit …
Christiana Fountoulakis: Symboliquement, ce pacs «light» à la française s’apparente à une version moderne des fiançailles…
Philippe Meier: Je suis d’accord: une reconnaissance sociale avec peu d’effets juridiques.
Succès français
Dans son rapport sur la modernisation du droit de la famille, le Conseil fédéral proposait, en mars 2015, de légiférer, entre autres, sur la création d’un partenariat similaire au pacte civil de solidarité (pacs) français. Ce dernier représente plus de 40% des unions légales en France. Il est conclu dans plus de 95% des cas par des couples hétérosexuels. Son taux de dissolution est d’environ un tiers (contre plus de la moitié des mariages). Le pacs français prévoit une aide matérielle et une assistance réciproques pendant l’union, la responsabilité solidaire pour les dettes de la vie courante, une protection du logement pour le partenaire se retrouvant seul (si l’autre quitte les lieux ou décède). En matière fiscale, des allégements sont prévus en droits de succession et de donation.
Christiana Fountoulakis
40 ans, professeure de droit civil à l’Université de Fribourg, membre de la direction de l’Institut de la famille; membre du Conseil national de la recherche, Berne.
Philippe Meier
51 ans, professeur de droit civil et de protection des données à l’Université de Lausanne, directeur de l’Ecole de Droit; avocat.