1. Introduction
Le 28 novembre 2014, la Suisse a fêté le quarantième anniversaire de son adhésion à la CEDH. Cet anniversaire a donné lieu à de nombreux colloques1, à des articles de presse et à un rapport du Conseil fédéral dressant le bilan et dessinant les perspectives du partenariat entre la Suisse et la Convention2. La Journée d’études du 27 septembre, organisée par les Juristes progressistes vaudois, permet de prolonger les discussions et de les nourrir, avec des réflexions sur l’influence et les apports à la Convention dans l’ordre juridique suisse.
2. L’influence de la CEDH sur le droit suisse
Depuis 1974, année de l’adhésion à la CEDH, jusqu’en 2015, la CrEDH a rendu 162 arrêts concernant la Suisse. Dans 97 affaires, elle a constaté une violation et a déclaré non fondées 57 affaires3. Ces chiffres montrant un taux de succès élevé cachent une réalité bien connue du public avisé, mais souvent méconnue du grand public et des médias: la majorité écrasante des requêtes à la Cour (plus de 95%) sont écartées lors d’une phase de filtrage, au motif qu’elles ne satisfont pas les conditions de recevabilité4. Seul un nombre inférieur à 5% des requêtes donne lieu à un arrêt statuant sur le fond5.
L’impact de la jurisprudence européenne n’est pas uniquement réactif. Les autorités helvétiques ne se limitent pas à remédier aux constats de violation prononcés à l’encontre de la Suisse. Conformément au principe de la subsidiarité, en vertu duquel la responsabilité première pour assurer le respect et le développement de la Convention incombe aux Etats membres, la jurisprudence de la Cour (y compris les arrêts portant sur d’autres Etats que la Suisse) déploie un effet préventif pendant tous les stades de la création, de l’interprétation et de l’application des normes, l’objectif premier étant de prévenir et non seulement de guérir des «condamnations» par la CrEDH.
Le principe de subsidiarité a aussi marqué les travaux menant à l’adoption de la nouvelle Constitution fédérale. Contrairement à son prédécesseur, la Constitution de 1999 contient un catalogue complet et systématique de droits fondamentaux, qui est largement inspiré par la CEDH6. L’interpénétration entre le droit constitutionnel et le droit conventionnel montre à quel point il est artificiel d’opérer une opposition stérile entre la Convention et la Constitution. Notons à cet égard que la CEDH a déjà exercé une influence sur le droit constitutionnel helvétique avant même la ratification de la Convention. L’introduction du suffrage féminin en 1971, et la suppression des articles confessionnels en 1973, sont des avancées que nous devons à l’effet anticipé de la Convention7.
3. Les apports de la CEDH
«What has the ECHR ever done for us?»8 Le sketch de Patrick Stewart, visionné par des centaines de milliers d’internautes, relève le défi d’apporter des éléments de réponse à cette question qui agite les eurosceptiques britanniques. Nous tenterons d’y répondre d’un point de vue helvétique, en mettant en exergue quatre apports majeurs de la Convention, en plus de ceux décrits dans la section précédente.
3.1. Protection et renforcement de la démocratie
Selon les textes fondateurs du système européen de la protection des droits de l’homme – la CEDH et le Statut du Conseil de l’Europe9 – droits de l’homme et démocratie se conditionnent mutuellement. La jurisprudence de la CrEDH en matière de liberté d’expression est un exemple parlant pour illustrer cette interdépendance et l’apport de la CEDH à la protection et au renforcement de la démocratie helvétique. Pour toute démocratie, en particulier une démocratie semi-directe comme la Suisse, la libre circulation des informations et des idées est une condition essentielle pour la formation de l’opinion publique et le contrôle du pouvoir. La liberté des médias est capitale à cet égard et bénéficie d’une protection rigoureuse dans la jurisprudence européenne. Les journalistes helvétiques doivent à la CrEDH la protection des sources, consacrée dans la Constitution fédérale de 199910 suite à l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni11. D’une façon plus générale, la Cour s’est montrée soucieuse de protéger la phase de recherche et celle d’investigation journalistiques (notamment le recours à la caméra cachée12, ou la sollicitation d’informations auprès d’autorités tenues au secret de fonction13), phase essentielle pour que les médias puissent remplir leur mission de chien de garde dans une société démocratique.
Pour la fonction de contrôle des libertés de communication, la jurisprudence de la Cour au sujet des lanceurs d’alertes est également centrale14. Elle nourrit des réflexions en Suisse concernant comment assurer une meilleure protection des personnes dénonçant des abus et des défaillances dans le secteur public ou privé15. En ce qui concerne le secteur commercial, la jurisprudence de la Cour a mis en garde contre une application trop rigoureuse de la Loi sur la concurrence déloyale aux médias et aux chercheurs16. Même des critiques reflétant des opinions minoritaires doivent pouvoir être émises et participer à des débats d’intérêt général17, en accord avec la vision d’une société démocratique, marquée par le pluralisme, l’esprit d’ouverture et la tolérance18.
3.2. Protection contre les discriminations
La protection contre les discriminations est un pilier essentiel d’une démocratie pluraliste et respectueuse des minorités. Détachée du contexte national, et recevant des requêtes provenant de 47 Etats, la CrEDH est souvent mieux à même d’identifier des tendances discriminatoires dirigées contre certains groupes vulnérables. La jurisprudence de la Cour sur les personnes transsexuelles19 ou sur des personnes souffrant d’un handicap20 en témoigne. Composée de magistrats de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, et située au-dessus des ordres juridiques nationaux, la Cour est aussi mieux placée qu’une juridiction nationale pour remettre en question des conceptions nationales qui ne sont plus en phase avec l’évolution de la société contemporaine. En Suisse, la jurisprudence de la Cour a contribué à dépasser des stéréotypes de genre profondément ancrés, notamment dans le domaine de l’assurance invalidité21 et de l’autorité parentale22.
3.3. Modernisation du droit suisse
L’incitation à éliminer des pratiques et des législations stéréotypées illustre un autre apport important de la Convention: la jurisprudence européenne peut fournir des impulsions à supprimer des législations surannées. L’arrêt F. c. Suisse du 18 février 1987 est emblématique à cet égard23. Le constat de la Cour qu’une interdiction temporelle de se remarier prononcée dans le cadre d’un jugement de divorce atteint le droit au mariage dans sa substance a été le moteur d’une révision visant à moderniser le Code civil en supprimant des dispositions reflétant, d’après le Conseil fédéral, les convictions du XIXe siècle24. La révision récente dans le domaine de l’adoption est un autre exemple pertinent25. Comme la section suivante le montrera, l’organisation judiciaire et le droit de procédure sont d’autres domaines dans lesquels la Convention a fourni des impulsions à des innovations mettant l’ordre juridique suisse en phase avec les exigences d’un Etat de droit moderne.
3.4. Renforcement de la protection judiciaire
La protection judiciaire effective est une condition indispensable de l’Etat de droit et du respect des libertés fondamentales. Cette conviction n’a pas toujours prévalu en Suisse. La pratique de l’internement administratif, aujourd’hui considérée comme un chapitre sombre de l’histoire helvétique, est particulièrement parlant. Albert Picot s’interrogeait déjà dans les années quarante du siècle passé s’il était «normal que le pouvoir politique soit l’instance de recours et qu’il n’y ait aucune intervention du juge dans un domaine où l’on peut faire disparaître un citoyen pour cinq ans et même pour la vie», relevant que «la porte était ouverte à de graves abus (...)»26. Il a fallu attendre plus de trois décennies jusqu’à l’adoption de la loi sur la privation de liberté à des fins d’assistance, adoptée pour établir un état conforme aux exigences de l’article 5 de la Convention.
La CEDH a aussi été le moteur conduisant à une transformation profonde du paysage judiciaire, surtout dans les domaines pénal et administratif. La création et le développement de la juridiction administrative, tant au niveau fédéral qu’à l’échelon des cantons, sont en grande partie dues à l’influence de l’article 6 CEDH. Un long chemin a été parcouru entre l’opposition suscitée par l’arrêt Belilos27, culminant dans un postulat demandant la dénonciation de la Convention28, et l’adoption de la garantie de l’accès au juge dans le cadre de la réforme de la justice: le nouvel article 29a Cst. s’inspire largement de la jurisprudence de la Cour portant sur l’article 6 CEDH, sans être limité aux contestations de droit civil et des affaires pénales. Seize ans après l’arrêt Belilos, la finalité et les valeurs véhiculées par les garanties conventionnelles ont été internalisées et deviennent peu après partie intégrante de la nouvelle Constitution de 1999.
La Convention a permis de renforcer la protection juridique non seulement à l’encontre du pouvoir exécutif, mais aussi à l’égard du pouvoir législatif. Comme dans d’autres Etats avec une longue tradition de primauté du législateur, le Tribunal fédéral a progressivement posé le jalon pour le contrôle de conventionnalité des lois fédérales, développement qui a abouti dans la jurisprudence dite PKK29. Aussi longtemps que l’art. 190 Cst. ne permet pas aux autorités d’application du droit de sanctionner des violations de la Constitution par le législateur ordinaire, le contrôle de conventionnalité sert de substitut (partiel) au contrôle de constitutionnalité. Confronté à des dispositions constitutionnelles issues d’initiatives populaires manifestement contraires aux droits de l’homme ou à d’autres engagements internationaux vitaux pour la Suisse, le Tribunal fédéral a franchi une étape de plus. Dans le prolongement de sa jurisprudence PKK, il a préparé le terrain pour le contrôle de conventionnalité des dispositions constitutionnelles. Dans deux arrêts rendus en 2012 et en 2016, il a signalé que la Constitution ne pourrait pas être appliquée en cas de conflit insoluble entre des dispositions constitutionnelles d’une part, et la CEDH30 ou l’ALCP31, d’autre part.
L’initiative «Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination)» vise à défaire le contrôle de conventionnalité des dispositions constitutionnelles et des lois fédérales, dans le but de réduire les instances judiciaires nationales, y compris le Tribunal fédéral, à des chambres d’enregistrement devant rendre des arrêts qui seront censurés par la Cour européenne et que les juges fédéraux seront tenus de réviser par la suite32. A part les incohérences et les difficultés qu’engendrerait l’acceptation de cette initiative pour l’ordre constitutionnel suisse33, elle risque de saper l’autorité de la Convention au-delà de nos frontières, en agissant comme un signal pour d’autres pays de ne plus respecter leurs engagements conventionnels. Ce cas de figure n’est pas purement théorique, comme le montre l’exemple de la Russie34. Une loi adoptée par la Duma et entrée en vigueur le 14 décembre 2015 habilite la Cour constitutionnelle à vérifier la conformité des décisions prises par les organes internationaux avec la Constitution russe et de les déclarer inexécutables35. Elle confirme et légitime l’approche dans un arrêt rendu par les juges constitutionnels en été 2014 se prononçant en faveur de la primauté de la Constitution sur les arrêts de la Cour européenne. La Cour constitutionnelle russe s’est déjà fondée sur la nouvelle législation pour justifier de ne pas mettre en œuvre un arrêt de la Cour européenne au motif qu’il est contraire à la Constitution36. Si cet exemple devait recevoir le sceau de légitimité de la part des Etats réputés pour leur attachement à la démocratie et à l’Etat de droit et faire école, le «patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques»37 incarné par le Conseil de l’Europe serait sérieusement mis en péril. N’est-il pas du devoir de la Suisse et dans son intérêt de sauvegarder les libertés fondamentales, qui font partie de ce patrimoine, et «constituent les assises mêmes de la justice et de la paix»38 sur le continent européen?