Plaidoyer: On a l'impression que la justice a été prise de vitesse par l'utilisation de médias sociaux, tel Twitter, au tribunal, en ce sens qu'on n'avait pas pensé à la possibilité de transmettre en direct, par de courts messages, les débats judiciaires sur internet?
Bastien Sandoz: Le 25 octobre 2011, j'ai été pris de court lors de l'audience du Tribunal civil de Neuchâtel devant statuer sur la demande de mise en faillite du club Neuchâtel Xamax. Ma greffière m'a alerté en me montrant que les questions et les réponses faites au tribunal étaient directement retranscrites sur Twitter. Ni mes collègues ni moi-même n'avions jusqu'alors discuté de l'attitude à adopter dans un tel cas. Lorsqu'une audience accueille les médias, comme c'était le cas, je les avertis de l'interdiction d'enregistrer du son ou de l'image durant les débats, quitte à ce que la télévision fasse un plan large de la salle avant le début du procès. J'ai assimilé ce tweet en direct à l'enregistrement de son et d'image, l'audience a été interrompue et j'ai prié ces journalistes de sortir. J'ai eu l'impression que le rapport de confiance était brisé entre eux et moi, car ils ne m'avaient pas demandé préalablement l'autorisation de retransmettre ainsi les débats. L'avocat de Xamax a demandé qu'une dénonciation pénale soit faite, mais, après concertation avec le Ministère public, nous sommes convenus qu'il n'y avait pas motif à poursuivre ce comportement.
Il en serait allé autrement si j'avais d'emblée clairement interdit les tweets, en vertu de mes compétences de police de l'audience. Dans un tel cas, le nouveau Code de procédure civile permet de fixer des amendes disciplinaires.
Sébastien Fanti: Mais nous aussi, les avocats, nous avons été pris de vitesse par ces nouvelles technologies! Je suppose également que certains clients enregistrent des audiences à notre insu, par exemple en appelant un ami avec leur portable et en le chargeant d'effectuer cet enregistrement. S'agissant de l'utilisation des médias sociaux, il faut instaurer des garde-fous qui, aujourd'hui, n'existent pas encore. Par exemple, en se donnant les moyens de faire respecter la police de l'audience (l'interdiction doit valoir pour tous les tweeteurs, sans exception), ou en fixant des exigences quant à la rigueur intellectuelle de ceux qui veulent exercer cette transparence totale (autoriser, par exemple, les seuls choniqueurs judiciaires à faire de tels commentaires) et en ne tolérant pas les avis susceptibles de troubler les débats, tels «le juge ne tient plus l'audience»...
Plaidoyer: Si le nouveau Code de procédure pénale n'en parle pas et se limite à interdire toute prise de vue et de son au cours d'une audience, peut-on interpréter extensivement cette disposition et inclure le tweet parmi les méthodes prohibées?
Bastien Sandoz: C'est le raisonnement que j'ai suivi. Si l'interdiction est formulée par le juge au début du procès, cela ne fait-il pas partie des règles qu'il fixe en vertu de son pouvoir de régler la police de l'audience? Il serait bien sûr plus simple que le code le dise expressément.
Plaidoyer: Sébastien Fanti, ne pensez-vous pas que, si le but de cette disposition est la protection de la personnalité du justiciable, cette personnalité est tout autant mise en danger par une retransmission en direct des débats judiciaires?
Sébastien Fanti: Je pense pour ma part que les justiciables, tout comme le public en général, doivent pouvoir comprendre comment fonctionne le système judiciaire et qu'une certaine transparence doit être assurée. Le tweet est un moindre mal, c'est un message bref, synthétique de 140 caractères qui doit être véridique. S'il est le fait de journalistes, le Conseil suisse de la presse peut sanctionner la mauvaise transcription de débats judiciaires, comme il l'a d'ailleurs fait au cours des derniers mois. Il faut néanmoins instaurer certains garde-fous à cette pratique, comme établir un règlement cantonal définissant ce qui est toléré dans les tribunaux. Les journalistes doivent solliciter l'autorisation de s'y livrer et le juge pouvoir, le cas échéant, sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles.
Bastien Sandoz: D'un côté, il est vrai que le public pourrait se faire une meilleure idée de la manière dont la justice se déroule. Mais je ne suis pas persuadé que cela induirait un meilleur contrôle de la régularité de la procédure, qui peut déjà faire l'objet de critiques actuellement. La différence, c'est l'immédiateté qui, aujourd'hui, n'existe pas. Les gens se sentiraient-ils mieux informés s'ils l'étaient en direct ? Je n'en suis pas certain. Tout l'art du chroniqueur judiciaire est de traduire en langage plus compréhensible les spécificités de la procédure, tout en donnant le contexte et en précisant les conséquences qui peuvent en découler lors du jugement. Le tweet n'offre rien de tout cela.
Plaidoyer: Dans la même ligne, ne serait-il pas souhaitable d'ouvrir plus de grands procès actuels à la diffusion télévisée?
Sébastien Fanti: J'y suis favorable dans certains cas, lorsqu'il s'agit de personnalités publiques comme dans l'affaire Naef, lors de procès posant de nouvelles questions de principe et présentant un intérêt public important, comme l'affaire FC Sion/UEFA, ou encore des affaires dont l'exposé peut avoir un effet préventif, à l'instar de celle des arnaques au téléphone. J'aimerais qu'on donne aussi plus d'audience télévisuelle aux magistrats, car l'information dans ce domaine fait encore défaut. Cette diffusion pourrait se faire avec l'accord des juges, par exemple lors de la lecture du jugement (ce qui ne risque plus de troubler les débats). Une certaine remise en question de la justice devrait être possible pour s'adapter aux nouvelles contraintes du journalisme.
Plaidoyer: Bastien Sandoz, que répondez-vous au président du Conseil suisse de la presse, Dominique von Burg, qui ne souhaite aucune restriction à la pratique du tweet au tribunal (délits sexuels impliquant des enfants mis à part), au motif que «le procès public est un principe démocratique essentiel»?
Bastien Sandoz: Même si je reconnais pleinement l'importance du principe de publicité de l'audience, il y a des raisons pratiques qui justifient qu'on renonce au tweet durant son déroulement. Par exemple, lorsqu'une partie du procès doit rester secrète, car les témoins ont des versions contradictoires sur un même état de fait et qu'ils doivent ignorer ce qui se passe dans la salle d'audience. On peut bien sûr imaginer confisquer les portables des témoins et les interdire dans la salle pour éviter que certaines déclarations ne doivent être écartées, le témoin ayant suivi toute l'audience sur son iPhone. Mais, dans un tribunal régional tel que le nôtre, nous n'avons pas le personnel nécessaire pour faire ces fouilles. Il faut rappeler que l'art. 6 CEDH, qui garantit le procès équitable, met des limites à ce même principe de publicité, telle la sérénité des débats judiciaires. Si une salle de justice est trop pleine, nous devons aussi mettre des limites au principe de publicité, en n'accueillant pas tout le public. Les procès ne peuvent se faire dans un stade de foot. Or la pression exercée en direct sur tous les acteurs du procès, du fait des commentaires rédigés sur le tweet, transforme les audiences en stades de foot virtuels!
Plaidoyer: Sébastien Fanti, vous ne pouvez nier que ces pratiques posent certains problèmes à la justice?
Sébastien Fanti: On ne pourra jamais empêcher qu'il y ait des gens qui trichent et tweetent, alors que c'est interdit. J'ai cependant l'impression que, dans l'affaire Légeret, le problème consiste plus dans les interviews préalables à l'audience auxquelles s'est livré un témoin avant que ne se forge la vérité judiciaire - et qui l'ont en quelque sorte parasitée - que dans les commentaires en direct qui ont été faits. Dans des affaires aussi médiatiques, il est important que l'autorité judiciaire tout comme le procureur puissent tenir une conférence de presse pour expliquer leur position. Plutôt que de tweeter, il faut prendre le temps de la réflexion pour ne pas risquer l'incompréhension populaire.
Plaidoyer: A ce jour, le Tribunal fédéral n'a jamais tranché la question de la licéité du tweet judiciaire. Tout au plus l'adjoint de son secrétaire général a-t-il indiqué que la question de savoir si l'on pouvait tweeter au cours d'une délibération publique de la Haute Cour n'était jusqu'ici pas explicitement réglée. L'interdiction des prises de son et d'image durant les délibérations et les audiences de jugement (art. 62 RTF) et la nécessité de ne pas troubler la sécurité et la sérénité des débats (art. 59 II LTF) définissent seules le cadre légal. Dès lors, les téléphones mobiles et les ordinateurs utilisés pour rédiger un texte sont tolérés, pour peu qu'ils ne troublent pas l'audience. Et donc, théoriquement, le tweet également. Lors de l'affaire Logistep, certains juges fédéraux vous ont signalé leur désaccord avec ce point de vue, Monsieur Fanti...
Sébastien Fanti: Seul un juge de la Ire Cour de droit public du TF m'a affirmé qu'il ne partageait pas la position du secrétariat général. Il était d'avis que les juges fédéraux se disputent parfois intensément lors des délibérations publiques et qu'il ne souhaitait pas que ces propos se retrouvent sur Twitter... Il était soucieux de conserver la dignité de la fonction de juge fédéral. Il est vrai que cette activité exige une certaine responsabilité de celui qui tweete... Que penser de l'avocat français signant des commentaires sous le pseudonyme de Maître Eolas, et qui poste en direct des phrases telles que «je m'embête alors que le juge est incapable de poser ses questions?»
Bastien Sandoz: Un magistrat ne peut plus mener son audience sereinement dans ces conditions! Les parties ont des tours de parole, et on en perturbe le déroulement par des critiques faites en direct par n'importe quel quidam...
Plaidoyer: Aux Etats-Unis, des juges ont rendu des décisions totalement divergentes sur la nécessité d'interdire le commentaire direct de l'audience sur twitter. En décembre dernier, la Haute Cour de justice britannique a, quant à elle, autorisé cette pratique, sous réserve qu'elle ne nuise pas à une bonne marche de la justice. Faut-il légiférer pour supprimer le flou juridique actuel?
Bastien Sandoz: Il serait bon de faire un règlement de juridiction sur le plan cantonal informant les journalistes de ce qui est admissible. Maintenant, il est aussi possible de régler cette question dans le cadre de la police de l'audience, en se mettant d'accord sur les points qui seront médiatisés, comme la lecture de jugement. L'important pour moi est de ne pas être placé devant le fait accompli.
Sébastien Fanti: Les magistrats devront s'adapter, car le tweet est un outil de travail comme un autre. En Grande-Bretagne, on notifie déjà certaines ordonnances pénales par Twitter... Ce n'est cependant pas un outil sans risque, également à long terme: comment parler d'un efficace droit à l'oubli si ce contenu subsiste sur l'internet et qu'on n'a plus la maîtrise de cette information? C'est un risque auquel il faut aussi penser.
Sébastien Fanti, 41 ans, est un avocat et notaire basé à Sion (VS), spécialisé dans le droit des nouvelles technologies. Il est en outre chargé d'enseignement auprès du SAWI, Centre de formation des professionnels en marketing et en communication, à Lausanne. Il est l'auteur d'un article intitulé «De l'utilisation de Twitter lors des audiences publiques des tribunaux» paru dans medialex 1/2011 du 25.2.2011.
Bastien Sandoz, 32 ans, est juge au Tribunal régional du Littoral et du Val-de-Travers à Neuchâtel depuis 2010. A ce titre, il avait expulsé des chroniqueurs judiciaires qui tweetaient lors de l'audience statuant sur la mise en faillite du club de football Xamax. Auparavant, il a fait son stage d'avocat dans une étude neuchâteloise. Il est l'auteur de publications portant sur les nouvelles procédures civile et pénale.