En Suisse, nous sommes habitués à porter plusieurs casquettes et à partager notre temps entre un travail principal et les petits à-côtés, que ce soit dans des associations sportives ou culturelles, dans la politique ou encore en tant que membre d’un conseil dans une société. Ces activités peuvent parfois constituer une entrave à l’indépendance, à l’objectivité et à l’impartialité d’un employé. Et c’est notamment le cas pour les chercheurs et les collaborateurs payés par des finances publiques, comme les enseignants (lire encadré). D’après un récent article du Tages-Anzeiger, ce serait d’ailleurs les professeurs de droit qui cumuleraient le plus de mandats en sus de leur emploi à l’Université de Zurich avec, en moyenne, 3,2 autres casquettes par personne. Mais peut-on faire le même constat sur les professeurs de droit romands?
Difficile de le savoir, même pour les universités elles-mêmes: «Dans certains secteurs, comme en économie et en droit, il y a plus d’opportunités pour exercer des activités accessoires, et c’est aussi un moyen de faire des liens entre la théorie et la pratique», commente Fabian Amschwand, secrétaire général de l’Université de Fribourg. Parmi les quatre facultés neuchâteloises, une vingtaine de professeurs ont déclaré avoir des liens d’intérêts et, sur ce nombre, cinq d’entre eux étaient issus de la filière juridique. «Certaines activités sont de notoriété publique et, même si elles ne sont pas annoncées au rectorat, elles sont visibles sur les pages des professeurs (biographie publiée sur le web, ndlr)», confie Fabian Greub, chargé des relations publiques à l’Université de Neuchâtel. Aller sur ces pages serait d’ailleurs le seul moyen de vérifier la véracité l’hypothèse du Tages-Anzeiger, pour autant qu’elles soient régulièrement mises à jour et que l’enseignant ait accepté de fournir toutes les informations le concernant. Car, malgré la base de données centralisée publiée, en avril 2016, par la Radio Télévision suisse alémanique (SRF) sur son site, il n’existe, à l’heure actuelle, pas de registre exhaustif.
Plusieurs systèmes
Si aucun répertoire ne permet de dresser un tableau complet des activités des professeurs, c’est notamment dû à la délégation du pouvoir législatif aux cantons. Car ces derniers sont compétents pour réglementer les universités cantonales. Cette compétence nuit, en revanche, à l’harmonisation des régimes entre les régions, et donc, empêche d’établir des statistiques globales. Et Alexandre Fluckiger, professeur de droit public à l’Université de Genève, en a fait l’expérience avec sa collègue Dominique Hänni. Ces deux Genevois ont été mandatés par Swissuniversities, association des hautes écoles universitaires, pour examiner le degré de transparence lié aux activités accessoires des professeurs évoluant dans ces institutions.
Au final, ce qui ressort des quelque 153 pages d’analyse, c’est qu’il existe autant de systèmes que de rectorats: «Vous allez trouver toutes les configurations possibles, et parfois plusieurs régimes différents au sein de la même université, en fonction du contrat avec l’enseignant ou du taux de l’activité accessoire», commente Alexandre Flückiger. L’Université de Genève est un bon exemple de cette complexité. Le régime est libre, mais uniquement en ce qui concerne les engagements non rémunérés. Pour les autres, les professeurs à charge partielle doivent les annoncer à leur décanat et à leur rectorat, alors que ceux à charge complète ne peuvent pas exercer d’autres activités sans avoir une autorisation. Autre spécialité à Neuchâtel, à Lausanne et à Fribourg, où les enseignants doivent, dans certains cas, rétrocéder une partie de leur gain à l’institution (voir tableau: PDF).
Communication
Et pour corser ce schéma, en plus de ces régimes d’autorisation ou d’annonce envers le rectorat, chaque université a sa politique en ce qui concerne la communication de ces données au public: transmission partielle ou totale des informations, sur demande ou d’office (lire encadré, page 14). «Une diffusion intégrale des activités accessoires avec des détails comme des noms ou des montants, peut porter préjudice à la sphère privée du professeur», confie Alexandre Flückiger. D’après cet expert, le bon système est celui qui couple un devoir de fournir des informations détaillées à l’interne, et une publication ciblée des renseignements à l’externe. «C’est faisable, car beaucoup d’universités ont des règles sur la transparence, tout dépend du degré de précision des données qu’on souhaite transmettre au public», poursuit-il.
Intérêt du public?
Mais existe-t-il un véritable intérêt du public à connaître les activités accessoires des professeurs? «A ma connaissance, aucune demande n’a été déposée au rectorat», précise Fabian Amschwand concernant l’Université de Fribourg. Même bilan à Lausanne et à Genève. Constat similaire à Neuchâtel, selon Fabian Greub: «En deux ans de poste, je n’ai jamais été confronté à une demande d’étudiant. Je dirais même que nous n’avons reçu qu’une seule requête, et c’était de la part de la SRF.» Cette sollicitation n’était pas des plus aisées, car Fabian Greub se rappelle que le rectorat avait dû rechercher dans chaque dossier de chaque professeur pour regarder sa déclaration. «Au vu de l’ampleur de la tâche, nous préférerions donc qu’il y ait un intérêt autre que la curiosité, ajoute-t-il. Surtout que, d’après mes recherches, on trouve de nombreuses informations sur différents sites internet.»
Que les étudiants soient intéressés ou pas, la presse, elle, est assurément captivée par ce thème qui défraie régulièrement la chronique depuis la découverte de virements de UBS à certaines chaires zurichoises. Evénement qui a fait l’effet d’un électrochoc autant en Suisse allémanique qu’en Suisse romande. Et aujourd’hui, des chantiers se sont ouverts dans la plupart des universités et des hautes écoles helvétiques. Fribourg procède actuellement à un sondage (destiné à l’interne) auprès de ses collaborateurs, et les directives sont en cours de révision à Neuchâtel et à Lausanne. Genève souhaite créer un registre centralisé des données. Ainsi, cette tendance à la transparence, issue du monde politique et initiée dans le monde académique par l’étude d’Alexandre Flückiger, va bousculer le monde universitaire à travers tout le pays.
Une question d’indépendance
Le devoir de transparence est un point important pour les politiciens. Mais qu’en est-il pour les professeurs? Selon le professeur en droit public à l’Université de Genève, Alexandre Flückiger, et sa collègue, Dominique Hänni, le but est de garantir l’indépendance des recherches ainsi que de prévenir une perte de réputation de son auteur et de l’université. Publier ces informations permet également de garantir la disponibilité des professeurs pour les tâches inscrites dans leur cahier des charges, comme l’enseignement, et surtout d’éviter les conflits d’intérêts.
Parallèlement, les universités peuvent demander des rétrocessions de gain, comme à Neuchâtel, et elles ont donc un intérêt à connaître les activités accessoires de leurs collaborateurs. Mais les élèves peuvent également être intéressés: «Nous interprétons le droit en fonction de nos valeurs et de nos convictions, qui peuvent être influencées par nos activités», confie Alexandre Flückiger. Il insiste toutefois sur le fait que les professeurs doivent avoir un certain recul et toujours faire preuve d’objectivité.
Transmission à l’extérieur
Toutes les universités romandes publient d’office, sur internet, quelques informations concernant les professeurs, dont les activités accessoires, via les pages de présentation du corps enseignant. Ces biographies ne sont toutefois pas toujours exhaustives ou à jour, puisque cela dépend de la bonne volonté de chaque titulaire de fournir des données complètes et actuelles. En consultant les sites des institutions, on s’aperçoit rapidement des différences entre les pages descriptives.
L’Université de Fribourg prévoit, également, l’envoi d’un rapport aux instances politiques. Les modalités et la forme de ce rapport ne sont pas encore fixées de manière définitive (vu que les directives ont été modifiées récemment et qu’il s’agit de la première période sous ce régime).
En revanche, chaque université détient, en parallèle, un dossier avec les déclarations officielles de leurs employés, qui sont consultables par le public sur demande. Avant d’autoriser la transmission des informations, les établissements examinent les requêtes et procèdent à une pesée des intérêts. Et parfois, comme à Neuchâtel, les professeurs sont en plus consultés en amont.
Quelle est l’étendue des données communiquées? Une fois encore, chaque université a ses propres règles. A Fribourg, «une publication détaillée, indiquant les noms des personnes exerçant une activité accessoire, n’est, pour l’heure, pas prévue», indique Fabian Amschwand. A Genève cependant c’est plus ouvert, car les directives demandent aux enseignants d’indiquer «dans la mesure du possible, sur leur page web, les liens d’intérêts durables et significatifs qu’ils entretiennent avec le secteur privé». Mais cela sous-entend qu’il n’existe aucune obligation et que toutes les activités n’ont pas besoin d’être indiquées. Lausanne et Neuchâtel prônent une transparence totale et sont donc prêtes à transmettre aux demandeurs les informations telles qu’annoncées par chaque professeur, sous réserve des montants gagnés.