plaidoyer: Au nom d’une compétence universelle illimitée, le Tribunal fédéral a condamné une Somalienne pour avoir fait exciser ses deux filles au pays avant de venir en Suisse rejoindre son mari (ATF 145 IV 17*). Cette interprétation du droit suisse vous satisfait-elle?
Maria Ludwiczak Glassey: Le Tribunal fédéral a appliqué la loi, dans sa lettre et son esprit. L’article 124 al. 2 CP prévoit une compétence universelle illimitée pour la répression des mutilations génitales féminines, permettant la poursuite en Suisse du seul fait que l’auteur présumé pose le pied sur le sol suisse. Cela est conforme aux travaux parlementaires, même si l’initiative, à l’origine de la révision, semblait viser des auteurs résidant déjà en Suisse au moment des faits. Je suis d’avis que cette disposition crée une importante imprévisibilité pour l’auteur. Les pratiques en question sont terribles, mais il ne faut pas oublier que le droit pénal est gouverné par le principe de la légalité: l’auteur doit s’attendre, d’une part, à ce que les faits qu’il commet puissent être réprimés et, d’autre part, que la poursuite ait lieu en Suisse.
Patricia Meylan: L’initiative parlementaire à l’origine de l’article 124 CP visait notamment la répression du tourisme de l’excision, à savoir le fait, pour des personnes installées en Suisse, de commettre cet acte à l’occasion de vacances au pays. Elle se référait aussi expressément, et cela ressort des travaux préparatoires, à l’art. 5 CP qui prévoit la compétence universelle illimitée. Dès le départ, le législateur a voulu faire figurer cette compétence à l’article 124 al. 2 CP. J’approuve entièrement ce choix, car l’excision entre dans la catégorie des crimes les plus atroces: des fillettes sont mutilées dans leurs parties les plus intimes, parfois avec des couvercles de boîtes de conserve, avant d’être recousues à vif! L’auteur de telles pratiques et ses complices doivent forcément avoir un doute sur leur légalité.
plaidoyer: Les mutilations génitales féminines, si terribles soient-elles, semblent pourtant répondre dans certains pays à une norme sociale et culturelle. Les juridictions suisses doivent-elles en tenir compte?
Patricia Meylan: Sur la trentaine de pays où l’excision est pratiquée, vingt-cinq se sont dotés d’outils juridiques pour l’interdire. Ce qui manque, ce sont les moyens pénaux pour la poursuivre. De fortes pressions culturelles exigent ces mutilations, mais il faut les combattre. Du reste, d’importantes campagnes d’information s’y attellent dans les pays concernés. Dans le cas jugé par le TF, la mère condamnée vient d’une grande ville, et a déclaré savoir que les mutilations génitales féminines sont «quelque chose de pas bien». Et, même si l’art. 124 CP ne le demande pas, il existait un rattachement avec la Suisse, puisque cette mère attendait de rejoindre son mari en Suisse dans le cadre d’un regroupement familial.
Maria Ludwiczak Glassey: Je ne partage pas votre avis. Il faut replacer l’auteur au cœur du droit pénal. Il faut tenir compte de qui il est, ce qu’il sait et ce qu’il peut savoir. Dans l’ATF 145 IV 17, on a fait dire beaucoup de choses à ces quelques mots: «Ce n’est pas bien.» Pour satisfaire au principe de la légalité, il aurait fallu que cette mère sache, ou ne puisse ignorer, au moment de la commission des faits, non seulement que ce qu’elle faisait était illégal en Suisse, mais aussi qu’elle pouvait être poursuivie même si les faits étaient commis à l’étranger. Les mutilations génitales féminines sont en effet interdites par la Constitution somalienne, mais rappelons que la mère était illettrée et que la prévalence de ces pratiques, considérées comme une véritable norme sociale, est de quelque 98% des femmes en Somalie. Il existait une perspective de venue en Suisse, mais l’art. 124 al. 2 CP ne l’exige pas: une personne qui n’a jamais entendu parler de la Suisse et de notre droit pourrait tout aussi bien être poursuivie, des années plus tard, et ce même si elle se trouve en Suisse fortuitement.
plaidoyer:Maria Ludwiczak Glassey, les mutilations génitales féminines ne sont-elles pas suffisamment graves pour être poursuivies selon le principe de la compétence universelle?
Maria Ludwiczak Glassey: La compétence universelle est reconnue pour les infractions les plus graves portant atteinte à l’humanité toute entière, comme, par exemple, le génocide. En Suisse, on l’a étendue: elle englobe les mutilations génitales au sens de l’art. 124 CP qui nous occupe, mais aussi, notamment, certaines infractions sexuelles commises contre des mineurs (art. 5 CP). Cet élargissement ponctuel est problématique: à la lecture de l’art. 5 CP, on pourrait déduire que l’intégrité sexuelle des enfants est plus importante que, par exemple, leur intégrité corporelle, puisque cette dernière n’est pas soumise à la compétence universelle.
plaidoyer: Patricia Meylan, cette mère somalienne condamnée en Suisse ne devait-elle pas bénéficier de la prévisibilité du droit?
Patricia Meylan: Couper un doigt ou un clitoris revient à commettre une lésion corporelle. Du reste, avant l’entrée en vigueur d’une norme spécifique, les excisions tombaient sous le coup de l’art. 122 CP. Or, on sait qu’on n’a pas le droit de commettre des lésions corporelles, de surcroît graves, sans raison médicale. C’est en cela que réside la prévisibilité du droit. L’infraction en cause (art. 124 CP) n’exige pas la double incrimination, à savoir que le pays d’origine réprime aussi les mutilations génitales féminines. Et s’il s’avère qu’une personne ignorait l’illégalité d’une telle pratique, elle peut bénéficier en Suisse de l’erreur sur l’illicéité. Mais cette erreur ne peut être retenue qu’exceptionnellement, car, en 2020, les pays concernés eux-mêmes ont adopté des outils législatifs de lutte contre ce genre de mutilations, lesquelles affectent 200 millions de femmes dans le monde!
Maria Ludwiczak Glassey: La Constitution somalienne interdit les mutilations génitales féminines, qu’elle assimile à la torture. Mais l’ampleur de cette pratique montre que la population se réfère non pas à la loi écrite, mais à celle ancrée dans les traditions. Dans notre vision européenne, le droit c’est les lois. Ce n’est pas nécessairement le cas ailleurs. Il ne faut pas perdre de vue le fait que les mères, elles-mêmes excisées, pratiquent ces mutilations sur leurs filles en toute connaissance des douleurs qu’elles infligent. La mutilation apparaît pour les mères comme un mal nécessaire, pour permettre à leurs filles de se marier, leur éviter l’exclusion sociale.
Patricia Meylan: Tout enfant doit être protégé, quel que soit le pays où il vit. Tous les moyens sont bons pour lui éviter des mutilations, y compris la compétence universelle prévue à l’art 124 al. 2 CP.
Maria Ludwiczak Glassey: Il me paraît incontestable qu’il faut lutter contre ces pratiques atroces. Mais, face à l’ancrage culturel des mutilations génitales féminines, la compétence universelle illimitée n’est pas l’outil adéquat. Pour changer les mentalités, il faut informer, discuter, rendre le sujet public. La poursuite pénale ne peut qu’avoir pour conséquence de murer dans le silence les communautés de migrants présentes en Suisse, voire de dissuader les filles et les femmes de consulter un gynécologue.
plaidoyer: La poursuite sans limites de l’excision en Suisse ne risque-t-elle pas de déboucher sur l’expulsion des auteurs et de leurs complices?
Patricia Meylan: Les faits démontrent que ce n’est pas le cas. A ce jour, malgré le fait que des milliers de femmes mutilées vivent en Suisse, l’art. 124 CP n’a occupé les tribunaux qu’une seule fois. Alors, il est vrai que cette infraction entraîne l’expulsion obligatoire (art. 66a al. 1 CP). Mais le cas échéant, l’auteur peut bénéficier d’une clause de rigueur (art. 66a al. 2 CP) si l’expulsion le met dans une situation personnelle grave.
plaidoyer: Dans l’arrêt qui nous occupe, le TF n’a pas retenu l’erreur sur l’illicéité. Qu’en pensez-vous?
Patricia Meylan: L’erreur sur l’illicéité peut faire office de correctif à la compétence universelle. Dans le cas d’espèce, les juges n’ont admis que l’erreur évitable. Ils ont estimé que, si la mère avait des doutes sur l’admissibilité des MGF en Somalie, elle devait a fortiori en avoir sur la légalité de cette pratique en Suisse. A juste titre, la mère n’a donc pas été acquittée, mais sa peine a été atténuée.
Maria Ludwiczak Glassey: Retenir l’erreur inévitable reviendrait à garantir l’impunité des auteurs de mutilations génitales féminines dans la plupart des cas d’application de la compétence universelle. Pour ne pas vider l’art. 124 al. 2 CP d’une partie de sa substance, les juges n’avaient pas d’autre choix que de rendre cette décision de principe.
plaidoyer:L’argument de la prévention du tourisme de l’excision ne vous convainc donc pas?
Maria Ludwiczak Glassey: Si, mais on aurait pu atteindre cet objectif sans prévoir la compétence universelle illimitée: il aurait suffi de limiter les poursuites aux personnes résidant en Suisse au moment des faits. La Convention d’Istanbul, ratifiée par la Suisse, n’oblige d’ailleurs pas les Etats à adopter une compétence universelle, et encore moins aussi large que celle connue du droit suisse.
Patricia Meylan: Plusieurs pays d’Europe assortissent la poursuite des mutilations génitales féminines à la condition que l’auteur réside sur leur sol au moment des faits. La Suisse ne l’exige pas, afin de mieux lutter contre ces pratiques essentiellement commises à l’étranger.
plaidoyer: Faut-il, comme le préconisent certains, faire faire une expertise culturelle dans les affaires d’excision?
Patricia Meylan: Ce concept d’expertise culturelle mérite d’être approfondi. Il pourrait être utile pour évaluer les antécédents et la situation personnelle de l’auteur avant de fixer une peine, selon l’art. 47 CP, et, surtout, pour en tenir compte dans le cadre de l’exécution de la peine, qui doit favoriser la resocialisation, en application de l’art. 75 CP. En fin de compte, les juges fédéraux ont tenu compte de la situation personnelle de la mère somalienne, notamment en la dispensant des frais de justice.
Maria Ludwiczak Glassey
Dre en droit, enseignante aux Universités de Genève et de Neuchâtel ainsi qu’à la Haute Ecole de gestion Arc, auteure de «Le principe de
l’universalité illimitée de la poursuite pénale et les mutilations génitales féminines», forumpoenale 6/19.
Patricia Meylan
Dre en droit, docteure-assistante à l’Université de Fribourg et à UniDistance, coauteure du «Commentaire romand», Code pénal II, art. 124 CP, Bâle, Helbing Lichtenhahn 2017.
*ATF 145 IV 17
En 2013, une Somalienne mère de quatre enfants demande à un tiers de pratiquer en Somalie une excision sur l’une de ses filles et l’ablation du clitoris sur l’autre. Elle rejoint ensuite son mari en Suisse avec ses enfants en 2015, dans le cadre d’un regroupement familial. Le père, qui se trouve en Suisse depuis 2008, dénonce sa femme à la justice. Le Tribunal de police du Littoral et du Val-de-Travers reconnaît l’épouse coupable de mutilations génitales féminines. La Cour cantonale neuchâteloise rejette l’appel de l’épouse, qui saisit alors le TF. Celui-ci rejette également le recours. Il rappelle que le législateur n’a pas voulu limiter les poursuites pénales fondées sur l’art. 124 CP aux auteurs qui séjournaient en Suisse au moment des faits. C’est bien le principe d’universalité illimitée qui a été prévu. Le TF relève que l’art. 124 CP réprime ces mutilations notamment dans un but de prévention générale. Il retient uniquement l’erreur sur l’illicéité évitable (art. 21 2e phrase CP), car la recourante pouvait se douter que l’excision était proscrite par la loi somalienne. Elle avait fait appel à une exciseuse agissant dans une certaine clandestinité, et déclaré savoir que l’excision était «quelque chose qui n’est pas bien».