Dix-sept avril 2018, Palais de justice de Vienne. Des centaines de juges et de procureurs se pressent dans la salle de bal de la vénérable maison. Un rassemblement comme on en a rarement vu. L’espace a d’ailleurs vite été trop serré, poussant les magistrats à se déplacer dans l’auditorium. Une fois installés aux pieds de la puissante statue de la déesse Justitia, ils ont brandi leurs banderoles, estampillées «La justice sera épargnée» et «L’Etat de droit en danger».
Leur lutte: dénoncer le programme d’austérité du nouveau gouvernement de coalition entre les conservateurs et l’extrême droite. Un projet aux conséquences dévastatrices. A commencer par celle de voir l’accès à la justice se restreindre. Des craintes qu’il est plus habituel d’entendre dans les pays d’Europe de l’Est. Plus particulièrement en Roumanie, où le pouvoir judiciaire subit une intense pression. De même qu’en Hongrie et en Pologne, où des procédures pour violation de l’Etat de droit ont d’ores et déjà été lancées. Mais l’Autriche connaîtra-t-elle un sort similaire?
Curieux de le savoir, nous avons approché des représentants du pouvoir judiciaire, du Ministère public, des avocats, de l’opposition parlementaire ainsi que du gouvernement. Tous se rejoignent sur un point: il n’y a pas de risque imminent pour le pays. L’Autriche ne devrait, en principe, pas subir d’amendements constitutionnels ni d’autres attaques contre l’indépendance de sa justice. Reste que 2018 est une année cruciale pour son système judiciaire. Dans quelle mesure? La réponse n’est pas encore claire.
Fondements poreux
Le système juridique autrichien a de solides racines. Fondé sur l’enseignement du juriste légendaire Hans Kelsen, il a été renouvelé dans les années 1970 par le ministre de la Justice social-démocrate Christian Broda. Ce dernier est mort en 1987. Mais ce n’est qu’au tournant du millénaire que ses collaborateurs ont cessé de façonner l’appareil judiciaire. A partir de là, la grande coalition entre sociaux-démocrates (SPÖ) et conservateurs (ÖVP) a paralysé la politique judiciaire du pays. La base autrefois si solide de l’Etat de droit est alors vite devenue poreuse. Si poreuse que même l’indépendance du pouvoir judiciaire est aujourd’hui remise en question.
Preuve en est avec cette fameuse perquisition, survenue le 28 février dernier: une unité de la police spéciale, dont la tâche est normalement de lutter contre la criminalité de rue, a pris d’assaut les locaux de l’Office fédéral pour la protection de la Constitution et la lutte contre le terrorisme (BVT), c’est-à-dire, les services de renseignement. Dossiers et ordinateurs ont été confisqués. Et le chef du BVT, suspendu de ses fonctions.
Des abus de justice auraient été commis. Le procureur chargé de l’enquête aurait subi des pressions massives de la part du Ministère de l’intérieur. Bref, l’histoire est vite devenue affaire d’Etat. Le pouvoir judiciaire ne s’est toutefois pas laissé faire et n’a cessé de clamer son indépendance. Avec succès: six mois plus tard, le tribunal régional supérieur a jugé l’ensemble de l’action illégale et l’a annulée. Le ministre de la Justice, Josef Moser, a promis d’en tirer les conséquences et d’exercer un plus grand contrôle sur le Ministère public. Qui doit, désormais, établir un rapport préalable en cas de situations sensibles. Une exigence que l’instance a en fait déjà connue.
Appliquée pendant des années, cette pratique a en effet été supprimée en 2006, afin d’éviter que la politique ne s’immisce trop dans les procédures de corruption. Cette abolition avait d’ailleurs été saluée jusqu’au niveau international. Raison pour laquelle la présidente de l’Association des procureurs autrichiens, Cornelia Koller, estime que ce serait faire «un immense pas en arrière» que de la réintroduire. Le Ministère public doit, selon elle, pouvoir travailler de manière totalement indépendante: seul moyen d’éviter ce «réseautage nuisible avec la politique». Persuadée que cela sera le cas, un jour, Cornelia Koller admet qu’il reste, d’ici là, un «grand travail de sensibilisation».
De l’argent pour la police
A la fin de 2017, le premier gouvernement de coalition entre les conservateurs (ÖVP) et l’extrême droite (FPÖ) a pris les rênes en Autriche. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Police et armée ont reçu plus d’argent pour acquérir du matériel et engager du personnel. Deux mille postes ainsi que deux mille cent places de formation leur ont été ouverts. «Une mesure indispensable pour garantir la sécurité du pays», estime Karoline Edtstadler, secrétaire d’Etat ÖVP au Ministère de l’intérieur.
Certes, davantage de policiers entraîne davantage de sécurité. Le hic, c’est le traitement inégalitaire qu’a subi la justice, appelée, elle, à restreindre ses dépenses. Quatre mille cent policiers de plus, quarante juges de moins. Telle a été la volonté du gouvernement qui, tout en confiant de nouvelles tâches au pouvoir judiciaire, lui a refusé des ressources supplémentaires.
Justice négligée
Or, si la justice ne reçoit pas elle aussi plus de personnel, «les cas resteront pendants et les poursuites deviendront inefficaces, ce qui affectera l’ensemble de la société», prévient Irmgard Griss. Ancienne présidente de la Cour suprême, cette dernière siège aujourd’hui au Parlement pour le parti d’opposition «Neos». Elle cite en exemple le Ministère public, qui reste faible en raison de son manque de personnel.
Un avis que partage Cornelia Koller. Cette procureure de Graz serait ravie que l’équipement technique soit au moins digne de ce nom: la plupart de ses collègues ne peuvent pas travailler à distance, faute d’avoir un ordinateur portable. De même, elle regrette que de nouveaux défis, tels que la cybercriminalité, ne puissent être relevés assez rapidement, faute de formation continue et d’entraînement suffisant.
Même son de cloche du côté de Sabine Matejka, présidente de l’association des juges: «Les restrictions sont extrêmement palpables.» Des formations continues déjà prévues ont dû être annulées. Des projets de numérisation et de rénovation d’anciens bâtiments judiciaires, arrêtés. Sabine Matejka craint que cette pénurie suscite un climat de tension entre les collaborateurs. Un stress qui entraînerait des erreurs: des témoins qu’on oublierait d’inviter, des négociations qui seraient repoussées... «A terme, c’est tout le fonctionnement des tribunaux qui se retrouve en danger.» Dans le Tribunal de district de Vienne où elle exerce, des affiches «Pas comme ça!» décorent d’ailleurs les murs.
Oliver Scheiber, chef du tribunal d’instance de Vienne-Meidling, considère lui aussi qu’il est «inadmissible du point de vue de l’Etat de droit» de mieux équiper la police, tout en négligeant la justice. Il parle d’une «évolution nouvelle extrêmement défavorable».
Bénéficiaire
Les protestations ont donc surgi de toutes parts. Au point que le gouvernement a fini par maintenir les quarante postes de juges visés. Des suppressions sont toutefois annoncées au niveau du personnel administratif.
Reste que tout cet embrouillamini étonne, lorsqu’on sait que la justice autrichienne ne coûte rien à l’Etat. Au contraire, elle génère même un léger bénéfice. Des gains intéressants qui se font certes aux dépens des citoyens. En effet, pour engager une procédure, il faut d’abord payer des frais de justice: 2% du montant total du moment que la valeur litigieuse dépasse 70 000 euros. Et il n’y a pas de limite supérieure. Une simple inscription au registre foncier peut elle aussi s’avérer très coûteuse. Le pouvoir judiciaire percevrait là 1,1% du prix d’achat.
Ces frais de justice, si faibles soient-ils par rapport à ceux pratiqués en Suisse, dissuadent de nombreuses personnes, constate Rupert Wolff, bâtonnier de l’Ordre des avocats: «Nous avons enregistré un net recul du nombre de procédures civiles ces dernières années. A un point qui nous inquiète.»
Confiance estropiée
Rupert Wolff redoute que ces coûts élevés, ajoutés aux nombreux articles de presse qui font écho de procédures extrêmement longues, n’entravent la confiance du peuple en la justice. «Ces dernières années, des efforts ont été faits pour maintenir cette confiance. Mais il s’en faut de peu pour qu’elle disparaisse. Et, alors là, elle ne reviendra pas de si tôt.» Cornelia Koller abonde et ajoute que «si la population n’accepte plus le système judiciaire, elle risque de se faire justice elle-même. Ce qui pourrait largement ébranler les fondements de l’Etat de droit ainsi que la démocratie.»
Verdict, l’Etat de droit en Autriche est-il en danger? «Tout porte à croire que oui», conclut la procureure de Graz.