Désigner une personne de confiance pour s’occuper de nos affaires au cas où nous deviendrions incapables de discernement, c’est un mandat qui mérite une forme spéciale (olographe ou authentique) et un contrôle de validité par l’Autorité de protection de l’adulte. C’est dans cette optique que le mandat pour cause d’inaptitude est entré dans le Code civil en 2013, au chapitre des mesures personnelles anticipées (art. 360 s.). Une année et demie plus tard, force est de constater que ce nouvel instrument est encore peu utilisé.
Les autorités compétentes pour en vérifier la validité sont rarement consultées. Le Tribunal de protection de l’adulte du canton de Genève en a vu passer six, à peine plus que les juges de paix du district de Lausanne, qui en ont compté une poignée. Les Offices d’état civil, auprès desquels ces mandats peuvent (ce n’est pas une obligation) être déclarés en ont encore peu enregistré: par exemple, pour 2013, 131 dans le canton de Genève et une cinquantaine dans le canton de Vaud. Les débuts sont aussi timides en Suisse alémanique, avec, notamment, 40 mandats pour la ville de Zurich et 109 pour Bâle-Ville, selon nos confrères de plaedoyer.
Ces chiffres ne prennent, bien entendu, pas en compte les mandats pour cause d’inaptitude dont l’existence n’est signalée qu’à des proches, des directions d’EMS, des notaires ou des associations. Certains notaires se mettent à les conseiller aux clients qui viennent établir un testament chez eux. Et tant que l’incapacité de discernement des mandants n’est pas encore survenue, ces contrats restent au fond des tiroirs.
Anciennes pratiques
Mais, au sein des Autorités de protection de l’adulte et de l’enfant, on s’accorde pour estimer que la nouvelle mesure personnelle anticipée n’a pas encore trouvé sa place. Les anciennes pratiques subsistent, comme celles consistant à établir des procurations désignant un proche pour s’occuper de ses affaires, des documents qui continuent d’être utilisés en cas d’incapacité de discernement de leurs auteurs. «Si tout indique que ces derniers avaient la capacité de discernement au moment de constituer la procuration, et si la personne désignée est compétente, ces contrats peuvent suffire, relève Giovanni Intignano, juge de paix du district Lausanne. Si ce n’est pas le cas, il faudra établir une curatelle.»
Subsidiarité
Dans le canton de Neuchâtel, Noémie Helle, présidente de l’Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte des Montagnes et du Val-de-Ruz, tient le même raisonnement: «En vertu du principe de subsidiarité, nous évitons de mettre en place une curatelle si ce n’est pas nécessaire.» Un principe rappelé également à Genève par le président du Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant, Thierry Wuarin, qui constate que «les simples procurations suffisent pour régir un certain nombre de situations, par exemple des relations avec les administrations et les gérances» et que l’encadrement par la famille joue un grand rôle. Jusqu’au jour où les procurations ou le pouvoir de représentation du conjoint ne sont pas reconnus par les tiers. Ainsi, les procurations générales ne satisfont pas toujours les banques.
Mettre en place une curatelle, même limitée à certains actes, requiert alors un travail d’enquête mené parfois sur plusieurs mois et nécessite une décision collégiale. Sans parler de l’aspect plus stigmatisant de ce genre de mesure, même si le terme de «tutelle» a disparu. En comparaison, le mandat pour cause d’inaptitude laisse moins de place à l’intervention des autorités, ce qui était d’ailleurs l’un des objectifs de départ. «Il a ceci d’avantageux, en termes de travail pour l’autorité, qu’il suffit d’examiner la validité de son contenu ainsi que les compétences du mandataire désigné, sans procéder à une enquête complète, remarque Giovanni Intignano. Seule une attestation médicale indiquant que le mandant n’est plus capable de discernement est nécessaire à la constatation de l’entrée en vigueur du mandat.»
Pouvoir du conjoint
Si une personne devient incapable de discernement sans avoir constitué de mandat pour cause d’inaptitude, son conjoint ou son partenaire enregistré (mais pas son concubin!) dispose du pouvoir de la représenter, à condition qu’il fasse ménage commun avec elle ou lui fournisse une assistance personnelle régulière (art. 374 CC). Là aussi, ce nouveau droit est méconnu, constatent les Autorités de protection de l’adulte. Et quand un conjoint l’exerce, il se heurte souvent au refus des tiers. La solution consiste alors à s’adresser à l’autorité pour lui demander une légitimation.
Cohabitation de mandats
Quand un mandat est constitué pour prendre effet au moment de l’incapacité de discernement du mandant, il doit respecter les formes prévues par le Code civil, (olographe ou authentique), à moins qu’il ait déjà commencé à déployer ses effets avant 2013, date de l’entrée en vigueur de la révision. C’est du moins la lecture de la loi faite par la doctrine qui, comme on l’a vu, a de la peine à s’imposer en pratique.
Pour Alexandra Rumo-Jungo, professeure de droit civil à l’Université de Fribourg, on peut admettre, en présence d’une incapacité de discernement, l’existence de mandats basés sur le CO pour une période limitée, dans le but de mener une affaire à terme. Par exemple, un accord passé avec une banque pour la gestion de papiers-valeurs peut subsister pendant que l’Autorité de protection de l’adulte examine s’il existe un mandat pour cause d’inaptitude couvrant la même tâche. Si c’est le cas, il prendra la place du mandat de la banque, à moins que ce dernier ne soit maintenu d’entente avec la personne désignée par la mesure personnelle anticipée du Code civil. Mais, en l’absence d’une telle mesure, l’autorité devra mettre en place une curatelle couvrant la tâche de gestion immobilière.
Obligation de signalement
Dans les faits, déplore Alexandra Rumo-Jungo, les banques hésitent ou omettent souvent de signaler à l’autorité l’incapacité de discernement d’un client, alors qu’elles en ont l’obligation légale. «Si dans ces conditions, les personnes au bénéfice d’une procuration abusent de leurs pouvoirs et commettent des malversations, la responsabilité de la banque pourrait être engagée, en raison d’un manque de diligence de sa part.»
La spécialiste considère aussi que les banques devraient informer leurs clients des possibilités offertes par le mandat pour cause d’inaptitude, en vertu de leur devoir de conseil. «Les formalités pour le créer sont perçues comme compliquées, mais il ne faut pas oublier que cet instrument offre davantage de protection pour le mandant qu’une simple procuration.» Lorsque le cas d’une personne incapable de discernement est signalé à l’autorité, celle-ci s’enquiert de l’existence d’un mandat pour cause d’inaptitude, en vérifie la validité ainsi que les compétences du mandataire. Ensuite, elle n’intervient que si elle a des raisons de penser que les intérêts du mandant sont compromis.
Le manque de psychiatres persiste
Lors d’une journée sur la protection de l’adulte à l’Université de Fribourg, des participants issus des autorités tutélaires ont souligné le caractère plus juste du nouveau droit de protection de l’adulte, qui permet d’instaurer une curatelle sur mesure, en prévoyant une assistance limitée à certains actes. Mais d’aucuns ont aussi regretté la lenteur de la procédure et le manque de temps et de moyens pour appliquer le nouveau droit.
En majorité, les curatelles sont établies de manière assez stéréotypée, car le besoin d’assistance varie peu: ce sont, par exemple, les personnes âgées ayant besoin d’une gestion globale de leurs affaires. Mais il est aussi tenu compte des besoins très particuliers de certaines personnes: la curatelle ne porte alors que sur quelques actes. «On instaure moins de curatelles de portée générale, avec privation totale de l’exercice des droits civils, que de tutelles sous l’ancien droit», note un juge. «Dans un quart des cas environ, on trouve des solutions plus ciblées qui n’existaient pas auparavant, moins stigmatisantes pour la personne concernée», précise un autre.
S’agissant des effectifs, les cantons romands, à l’exception de Genève, manquent d’assesseurs psychiatres pour siéger dans les autorités qui, rappelons-le, devraient afficher une composition pluridisciplinaire (lire plaidoyer 1/2013). Une lacune difficile à combler en raison du nombre insuffisant de psychiatres intéressés par cette fonction, en tout cas dans les petits cantons. A Genève, qui fait figure de «bon élève» en Suisse romande sur ce chapitre, leur nombre a été fixé dès le départ dans la loi d’organisation judiciaire. Et les moyens financiers nécessaires ont été alloués pour rétribuer ces spécialistes.
Autre défi: les anciennes tutelles et curatelles doivent être transformées en nouvelles mesures jusqu’à la fin de 2015. Une tâche considérable exigeant de nouveau des ressources importantes. Une fois de plus, Genève s’est distingué en renforçant son personnel en conséquence. Dans certains cantons, les autorités sont en revanche débordées et craignent de ne pas pouvoir accomplir ce travail dans le délai imparti. La conversion permet de nuancer des mesures qui étaient trop larges. Mais, pour gagner du temps, elle se fait parfois par simple courrier, ce qui ne répond pas à l’objectif initial.