Thomas Geiser, Dr en droit, professeur de droit du travail à l’Université de Saint-Gall:
«La situation juridique et l’état de la jurisprudence sont effectivement peu satisfaisantes. La Constitution et les conventions internationales liant la Suisse garantissent le partenariat social et l’activité syndicale. Dans cette mesure, les syndicats remplissent aussi une tâche publique. Il faut également protéger la sphère privée de l’entreprise et la propriété de l’employeur, à qui la Constitution assure des droits. On doit mettre en balance ces droits fondamentaux pour savoir la limite à leur apporter. Le droit d’accès et d’informer des syndicats n’est pas sans bornes. Même la police et la justice n’ont qu’un accès très restreint et plus ou moins clairement défini par la loi aux entreprises. Il n’est toutefois pas facile de définir légalement le droit d’accès des syndicats, parce que les cas diffèrent beaucoup les uns des autres. Il s’agit, dans chaque situation, d’une zone grise (étonnamment, les employeurs n’ont pas encore eu l’idée d’utiliser l’art. 28b CC [violences, menaces ou harcèlement] pour interdire aux syndicats de se poster aux abords de l’entreprise!).
»Il est très insatisfaisant que les tribunaux ignorent cette insécurité juridique. Lors de conflits du travail, on ne peut pas exiger des parties qu’elles agissent prudemment dans chaque cas et s’en tiennent rigoureusement à la loi. Il s’agit toujours d’une action/réaction rapide dans un domaine juridique assez obscur. Des erreurs peuvent arriver. Le droit pénal ne devrait alors pas s’appliquer, on ne devrait le faire que lors d’actions véritablement criminelles. Le développement de la jurisprudence a malheureusement pris un autre cours, ces dernières années.
(Sur le recrutement de membres, le contrôle des violations de prescriptions sur la santé, tout comme sur la dénonciation de ces infractions aux autorités, le professeur Geiser se rallie à l’avis des professeurs Aubert et Wyler infra, ndlr.)
»Si un employeur interdit l’accès pour camoufler des violations de la loi, c’est un abus de droit. Il ne le fera pas, ou cela sera difficile à prouver. Prudence, s’agissant des droits de contrôle! Car, si les syndicats supposent qu’il existe des infractions et n’ont pas confiance en les instances étatiques, voulant agir eux-mêmes, c’est très bien en cas de réelle violation du droit. Mais si l’entreprise respecte la loi, un tel contrôle serait une contrainte et une atteinte illégitime à la sphère privée de l’entreprise.»
Gabriel Aubert, Dr en droit, professeur de droit du travail à l’Université de Genève:
«J’approuve la jurisprudence du TF relative aux droits d’accès des syndicats dans l’entreprise (arrêt 6B_758/2011). Des exceptions devraient être organisées, le cas échéant, par le législateur ou par les conventions collectives (CCT), car on peut difficilement imaginer le libre accès de tiers dans l’entreprise. Le risque d’abus se manifeste dans le caractère un peu hasardeux de l’argumentation du syndicat, selon lequel il n’y avait pas d’autre moyen de faire connaître la CCT, ce qui est évidemment faux. L’information des travailleurs ou le recrutement a toujours pu se faire, soit par des discussions entre militants dans l’entreprise, soit par l’action syndicale au-dehors. La liberté syndicale n’est pas une coquille vide. Il n’y a pas de contrainte à faire respecter un droit reconnu par la jurisprudence. Il appartient à l’Inspection du travail (qui peut être saisie par les syndicats) et aux commissions paritaires (où siègent les syndicats) de mener les enquêtes, dans un cadre juridique défini, protégeant les intérêts légitimes des deux parties (droit d’être entendu). Le législateur doit favoriser ces contrôles, qui protègent aussi les employeurs contre la concurrence déloyale. En revanche, ne sont pas compatibles avec les exigences de l’Etat de droit les enquêtes menées à charge par une seule partie, le cas échéant sous la contrainte médiatique.»
Geneviève Ordolli, Dr en droit, juriste au Service d’assistance juridique et conseils de la Fédération des entreprises Genève:
«La jurisprudence est satisfaisante, car pondérée. Elle réserve les cas où la sauvegarde d’intérêts légitimes prévaut sur les intérêts de l’employeur, donc elle ne ferme pas complètement la porte aux syndicats. L’art. 58 LTr attribue aux associations d’employeurs et de travailleurs la qualité pour agir contre une décision administrative, mais cette qualité n’implique pas un droit d’accès au lieu de travail. Par comparaison, le droit allemand permet, d’une part, l’accès des syndicats aux entreprises dans le cadre précis des droits prévus par la loi sur l’organisation des entreprises (Betriebsverfassungsgesetz), moyennant le respect de certaines conditions, et reconnaît, d’autre part, un certain droit d’accès aux entreprises (la jurisprudence du Tribunal fédéral allemand du travail l’admet pendant les pauses à raison de deux fois par année, moyennant annonce préalable à l’employeur; la doctrine est divisée, certains auteurs distinguant selon qu’un syndicat est déjà représenté dans l’entreprise ou non). Quant au Code du travail français, il permet aux syndicats représentatifs d’être présents dans l’entreprise. En Suisse, rien n’empêche les partenaires sociaux de prévoir des droits d’accès allant au-delà des cas réservés par le TF. Point n’est besoin de qualifier de contrainte le refus d’un employeur d’accepter la visite des syndicats. D’autant plus que l’art. 181 CP suppose une entrave à la liberté d’action d’une certaine gravité et une contrainte illicite.»
Rémy Wyler, Dr en droit, professeur de droit du travail à l’Université de Lausanne:
«Le TF considère qu’un droit d’accès ne se déduit pas de la liberté syndicale ancrée à l’art. 28 Cst.; cette approche s’explique à la seule lecture de cette disposition qui consacre, dans sa fonction positive, la liberté de se syndiquer et, dans sa portée négative, le droit de ne pas le faire, la liberté syndicale comprenant aussi le droit de grève. (Sur la garantie des droits de propriété, Me Wyler partage l’avis de Thomas Geiser ndlr.) Comme tous les employeurs ne sont pas propriétaires, il convient de se référer aux règles protégeant la possession (art. 926 ss CC). L’art. 186 CP (violation de domicile) protège le maître des lieux contre les intrusions de ceux qui pénètrent contre sa volonté dans un espace clos. En définitive, l’équation n’est pas bipolaire, mais triangulaire. 1) Les syndicats, qui disposent d’une autonomie dans le combat collectif, qui conduit parfois à des abus et à des débordements (ATF 132 III 122). 2) Les travailleurs, qui possèdent leur propre droit d’organisation et de représentation. 3) L’employeur, qui gère parallèlement deux types de dialogue social, celui avec ses employés (LPart) et celui avec les syndicats (négociations des CCT). C’est la liberté de celui qui conduit l’entreprise de refuser l’intrusion de tiers. Chaque acteur bénéficie de droits et doit respecter les limites, équilibrées, qui ne privent pas les travailleurs de l’accès à l’information. Elle peut émaner des représentants syndicaux, des médias sociaux, de la possibilité de se poster dans la rue près des lieux de travail et de l’opportunité de s’adresser à un syndicat. Il n’est pas dans le rôle patronal de devoir favoriser le recrutement de syndiqués. L’accès à l’entreprise peut être l’objet de négociation d’une CCT. Les questions d’information et de dialogue au sujet de la santé et de la sécurité au travail relèvent des représentants des travailleurs (art. 10 lit. a LPart). La loi ne comprend pas de lacune qui justifie qu’on impose à l’employeur un tel droit d’accès. En outre, le contrôle des conditions de sécurité et d’hygiène au travail appartient aux autorités de l’inspection du travail. Il faut y consacrer les moyens nécessaires. Contrairement aux autorités administratives de contrôle ou aux organes paritaires, on ne peut prétendre qu’un syndicat est impartial. Il n’a donc pas à se substituer aux autorités de contrôle auxquelles il peut signaler ses soupçons d’irrégularités. On ne peut que souscrire à la lutte contre le dumping social et sécuritaire, mais chacun doit rester dans son rôle.»