Dans son arrêt du 24 septembre 2012, 6B_758/2011, le Tribunal fédéral dit clairement que l’on ne peut déduire de droit d’accès à l’entreprise pour les syndicats ni de la liberté syndicale (garantie par l’art. 28 Cst., en tout cas hors d’une grève licite) ni de la sauvegarde d’intérêts légitimes (motif justificatif non prévu par la loi). Cela a pour conséquence que les syndicalistes cherchant à contacter des travailleurs sur leur lieu de travail sans l’accord de l’employeur, lorsque ce dernier a la maîtrise de ses locaux, risquent des amendes pour violation de domicile. Une situation qui n’est pas acceptable, juge le commanditaire de l’avis de droit, le secrétaire central de l’Union syndicale suisse Luca Cirigliano.
Combat pour ne pas en rester là
«Nous entendons clairement mener un tel combat, car nous avons analysé cet arrêt et notre sentiment était que son résultat n’était ni juste ni correct et que nous ne pouvions en rester là. L’expertise du professeur Niggli(1) affirme effectivement sciemment le contraire, car son auteur est d’un avis opposé à la Haute Cour. En effet, sans accès des syndicats aux lieux de travail, la liberté syndicale reconnue par la Constitution ne peut tout simplement pas entrer en jeu. La liberté syndicale, affirme l’expertise, possède un caractère de motif justificatif à la violation de domicile non seulement pour la seule grève licite, mais pour des actes préparatoires à la grève licite également. En effet, des agissements tels qu’informer les travailleurs sur les conventions collectives de travail sur le territoire de l’entreprise, y recruter des membres pour le syndicat ou permettre à ce dernier d’exercer ses droits de contrôle, par exemple en matière de protection de la santé ou de sécurité du chantier, selon l’art. 58 LTr, sont indispensables aujourd’hui, notamment parce que les organes de contrôle des commissions paritaires ne peuvent le faire seules», explique Luca Cirigliano.
La portée des conventions de l’OIT
Sur un autre point, l’expertise affiche sciemment une position qui n’est pas celle du TF, qui a affirmé que les dispositions des Conventions N°s 98 et 154 de l’OIT n’étaient pas directement applicables, de sorte que les particuliers ne pouvaient en déduire des droits devant les tribunaux suisses(2). «L’expertise est d’avis inverse et pense qu’elles sont «self-executing». A l’heure où la Cour européenne des droits de l’homme utilise les conventions de l’OIT pour interpréter les droits découlant de la convention, on peut déplorer que le TF se tienne à l’écart de cette façon de penser. Il serait bon qu’on n’ait pas besoin d’un arrêt de Strasbourg pour que les tribunaux suisses prennent en compte les conventions de l’OIT en matière de droit du travail! Il y a un défaut d’architecture du droit suisse à reconnaître, d’un côté, la légitimité du Comité de l’OIT sur la liberté syndicale, alors que ce comité explique précisément que, sans accès des syndicats aux lieux de travail, cette liberté ne peut entrer en fonction.»
L’étude montre diverses pistes permettant de résister à une interdiction de pénétrer sur le territoire de l’entreprise. Par exemple, le fait que seul celui qui a la maîtrise effective du chantier peut en interdire l’accès. «Dans notre pratique quotidienne, nous sommes souvent confrontés à des cas où la police ou le procureur ont donné suite à des injonctions de personnes qui n’étaient pas légitimées à prononcer une telle interdiction, comme l’entreprise générale, le maître de l’ouvrage ou le propriétaire du terrain qui n’ont pas la maîtrise effective du chantier», constate le syndicaliste.
Pour Luca Cirigliano, c’est aussi l’évolution des lieux de travail qui nécessite que les syndicats y aient accès. «Ces dernières années, les chantiers sont devenus des espaces de plus en plus grands et fermés; les personnes qui y travaillent sont amenées directement en bus, elles y mangent et y logent parfois. Il n’y a donc plus de possibilité de contacter ces personnes au-dehors et nous devons pouvoir aller les trouver dans leurs baraquements. Si des entreprises, comme Swisscom, donnent aux syndicats la possibilité d’utiliser l’intranet de l’entreprise elle-même pour diffuser leurs informations, ce droit d’accès doit aussi exister physiquement dans les entreprises qui l’exigent. Nous prévoyons de faire une brochure d’information expliquant les implications concrètes pour les syndicats de l’avis de droit et de la nécessité pour le TF de revoir sa copie sur cette question. Sous réserve du respect du principe de proportionnalité, il est dans la logique de la loi sur le travail que les syndicats, qui ont le droit de porter plainte contre des dysfonctionnements, puissent aussi exercer un contrôle du lieu de travail en complément des commissions paritaires intervenant à une fréquence trop basse, sans quoi ce droit ne serait qu’une farce.»
Un trouble à prouver
La question de la perturbation causée à l’entreprise par l’intervention syndicale est «un aspect régulièrement oublié», juge le secrétaire central de l’USS. «Or ce trouble doit être prouvé et constaté, relève l’expertise. C’est un aspect auquel nous allons prêter davantage d’attention. Il n’y a pas de trouble lorsque des syndicalistes ne font que déposer une brochure d’information sur le pare-brise d’automobiles, et l’interdiction d’accès aux parkings de l’entreprise est alors gratuite.»
Luca Cirigliano juge choquant que «presque tous les cas d’interdiction de pénétrer dans l’entreprise soient prononcés alors que des syndicats y ont déjà constaté des problèmes de dumping salarial ou de sécurité au travail. Dans ce genre de cas, selon l’avis de droit, une telle interdiction peut être constitutive d’un acte de contrainte (art. 181 CP) qui empêche la réalisation d’une violation de domicile. Mais dès lors que nous ne pouvons pas avoir accès à l’entreprise, apporter les preuves d’un tel comportement illégal de l’employeur est difficile. Nous espérons véritablement que cette étude permettra à la jurisprudence de corriger le tir; dans le cas contraire, il faudra instaurer dans la loi le droit des syndicats d’accéder aux entreprises.»
(1) Gutachten betreffend Hausverbote und gewerkschaftliche Tätigkeit, im Auftrag des Schweizerischen Gewerkschaftsbundes (SGB), Marcel A. NIGGLI, Fribourg, 15 avril 2014.
(2) Voir notamment l’arrêt 4C.422/2004 du 13 septembre 2005, c. 3.