Plaidoyer: Entre 2002 et 2006, indiquent les chiffres de l'administration fédérale1, la discrimination salariale a augmenté dans les branches de la construction et des transports en Suisse. En général, l'écart salarial s'est certes réduit, mais très lentement: en huit ans (de 1998 à 2006), l'écart salarial moyen entre les femmes et les hommes n'a diminué que de 0,5% dans notre pays. En tant que responsable du Bureau vaudois de l'égalité et présidente de la Conférence suisse des déléguées à l'égalité, ce faible résultat ne vous interpelle-t-il pas?
Sylvie Durrer: Je suis en effet surprise et déçue de constater que la situation ne s'est, en grande partie, pas améliorée sur ce plan. L'inégalité salariale crasse et même légitimée au XIXe et au début du XXe siècle a certes disparu, mais les disparités demeurent élevées: en 2006, il manquait en moyenne, pour un temps plein, 1747 francs sur la fiche de salaire des femmes. En outre, pour 40%, cet écart de rémunération ne trouvait aucune explication sur le plan de la formation, des qualifications personnelles, de la position hiérarchique, de l'expérience ou de l'ancienneté et résultait donc de facteurs clairement discriminatoires. Une enquête sur le premier emploi montre que, déjà au départ, les filles sont moins bien payées que les garçons, alors même qu'elles bénéficient d'un bon parcours scolaire général2. Par ailleurs, plus on monte dans l'échelle des salaires, plus la proportion de femmes est faible et plus l'écart salarial entre hommes et femmes est important.
Ce que j'observe, c'est que la discrimination nuit non seulement aux femmes mais à leurs couples et à leurs familles, dont on sait que certaines sont en grandes difficultés financières et ont besoin du soutien de l'Etat. En outre, en cas de divorce, l'homme doit bien souvent compenser le manque à gagner de sa femme, que ce soit par la contribution d'entretien ou par le partage du 2e pilier. Il est donc important de sensibiliser la société tout entière à ces questions et de créer une solidarité des hommes et des femmes pour ne plus tolérer de telles inégalités, qui nuisent à la communauté dans son ensemble.
Enfin, hormis les difficultés individuelles et familiales qu'elle génère, la discrimination salariale est un facteur de concurrence déloyale entre les entreprises, qui se donnent la peine de respecter la loi, et les autres, qui économisent ainsi indûment sur les traitements. Certes, corriger ces inégalités peut coûter de l'argent dans un premier temps, mais aussi en faire gagner à l'entreprise car,
en termes de recrutement, les candidatures iront plus volontiers vers des employeurs qui respectent la LEg.
Plaidoyer: Les entreprises qui souhaitent entreprendre une amélioration de leur politique salariale ont cependant de plus en plus d'outils à leur disposition?
Sylvie Durrer: Oui, il est notamment possible de faire certifier son entreprise par «Equal-salary»3, une certification décernée aux entreprises pratiquant l'égalité salariale entre femmes et hommes, développée avec le concours du professeur genevois Yves Flückiger et de l'Observatoire universitaire de l'emploi. Cet outil leur permet de prouver, à l'intérieur de l'entreprise comme face au monde extérieur, que leur politique salariale est équitable et qu'il n'existe aucune discrimination entre les sexes. Sur le plan des partenaires sociaux, les associations faîtières d'employeurs et d'employés, l'Office fédéral de la justice, le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) et le Bureau fédéral de l'égalité (BFEG) ont entamé un dialogue sur l'égalité salariale. L'Union patronale suisse et l'Union suisse des arts et métiers ont signé, tout comme l'Union syndicale suisse et Travail. Suisse, un accord s'engageant à agir pour favoriser l'autocontrôle volontaire de la politique salariale des entreprises et, le cas échéant, éliminer les discriminations constatées. L'outil informatique Logib4, adapté aux entreprises ayant 50 employés au moins, a été développé sur mandat du BFEG et permet d'évaluer en quelques minutes, une fois les données salariales saisies, s'il existe des écarts de salaires inexpliqués entre femmes et hommes. Signalons encore le site didactique permettant aux entreprises de savoir comment instaurer, chez elles, une véritable égalité salariale5. La politique suivie par la Confédération a eu un succès très important, car l'Allemagne en a transposé certains éléments, le Luxembourg et l'ONU s'y intéressent aussi.
Plaidoyer: Les collectivités publiques devraient être des employeurs exemplaires. Or, on constate que le canton de Vaud a été désavoué par la justice dans une affaire qui concernait la promotion injustement refusée à une femme. Par ailleurs, les femmes sont encore plus rares parmi les cadres de la Confédération que dans l'économie privée.
Sylvie Durrer: Il est vrai que les employeurs publics devraient être exemplaires, qu'ils ne le sont pas tous et que cette situation doit être corrigée. Vérifier la cohérence et l'égalité d'une politique salariale fait d'ailleurs partie d'une bonne gouvernance. A la suite d'une motion de la députée Fabienne Freymond Cantone, le canton de Vaud s'est engagé à analyser sa pratique salariale au regard de l'égalité. Au niveau fédéral, le même projet existe. Les cantons qui, comme Fribourg, ont fait une telle analyse montrent que cela est possible. Une autre voie pour encourager et contrôler le respect de l'égalité salariale est de passer par les marchés publics, puisque les entreprises soumissionnaires doivent respecter la LEg en général et l'égalité salariale en particulier: il s'agit non seulement d'une question de justice dans les rapports entre hommes et femmes, mais aussi de loyauté dans la concurrence.
De nouveau, l'Etat a tout intérêt à régler ces inégalités salariales, car il s'agit de bombes à retardement qui auront des conséquences sur les finances publiques, dans la mesure où elles induisent des rentes sociales souvent insuffisantes.
Plaidoyer: Les femmes restent-elles bel et bien les grandes victimes des inégalités professionnelles ou rencontrez-vous aussi des cas de discriminations masculines?
Sylvie Durrer: Les hommes mentionnent avec raison leur difficulté plus grande à trouver un poste à temps partiel, mais on constate parfois qu'ils y renoncent un peu trop rapidement, à la différence des femmes qui, n'ayant pas le choix, se démènent pour obtenir les temps partiels leur permettant de s'occuper de leur famille. Il existe à ce propos une directive de l'administration cantonale vaudoise visant à inciter les hommes à s'engager sur le plan familial, mais ceux qui font effectivement le pas sont encore rares. Il y a un travail de sensibilisation à poursuivre au sein des entreprises pour changer l'image du temps partiel, démontrer que cela n'empêche pas de s'organiser, y compris au niveau des cadres. Il faut aussi que les hommes se montrent plus combatifs sur ces questions.
Plaidoyer: Les femmes sont de plus en plus nombreuses à entreprendre des études universitaires, elles sont même majoritaires dans certaines facultés comme les lettres, le droit ou la médecine. Comment expliquer que ces qualités ne soient pas reconnues dans la hiérarchie de l'entreprise?
Sylvie Durrer: Même si, dans ces différents secteurs, il y a beaucoup de femmes à la base, en revanche, au sommet, elles se font rares. Dans les postes de cadres intermédiaires, l'administration vaudoise bénéficie, par exemple, de beaucoup de femmes, mais, tout en haut, il y en a très peu. Je pense que le poids des structures et des stéréotypes joue un rôle important: la charge familiale repose encore largement sur les épaules des femmes, qui sont
responsables de l'organisation quotidienne et dont on ne peut imaginer qu'elles réussiront, de surcroît, à assumer des responsabilités hiérarchiques. On fait en quelque sorte le choix pour elles, estimant qu'elles ont trop à faire. Il ne faut pas sous-estimer l'importance biologique du fait que ce sont les femmes qui portent les enfants: c'est déjà un facteur défavorable au moment de leur embauche. Quand leurs enfants sont en bas âge, cela va souvent les forcer à rechercher des postes à temps partiel. Si, en Suisse, le taux de femmes restant sur le marché du travail est plus élevé qu'ailleurs en Europe, grâce au grand nombre de temps partiels, ceux-ci sont parfois contraints par les circonstances - notamment le manque de solutions de garde pour les enfants - et exercés à des taux trop faibles, ne permettant pas d'évoluer professionnellement. Le critère biologique pèse même lorsque les femmes font le choix de ne pas avoir d'enfants, car, alors, il n'est pas rare qu'elles soient perçues comme des carriéristes, des ambitieuses, caractéristiques dont on se méfie en particulier quand elles se conjuguent au féminin. Le chemin qu'on leur trace est très étroit.
Plaidoyer: Comment expliquer que 6% des entreprises seulement aient plus de femmes que d'hommes parmi leurs cadres hiérarchiques?
Sylvie Durrer: Je suis préoccupée par le fait que, s'il existe plus de femmes universitaires aujourd'hui, elles demeurent peu nombreuses au niveau des directions. Toutefois, un autre chiffre, moins connu encore, m'interpelle aussi: en 2009, il y avait quelque 17% des femmes de 20 ans qui ne disposaient pas de formation postobligatoire achevée ou en cours. Il y a donc beaucoup de femmes très bien formées, mais aussi de nombreuses femmes très peu formées. En comparaison, seuls 7% des garçons de 20 ans ne bénéficiaient d'aucune formation, ce qui est une bonne chose. Une telle différence s'explique probablement par le fait que la société fait peser sur les hommes des attentes plus fortes en termes d'investissement professionnel.
Une étude réalisée à Neuchâtel en 2008 a montré que les filles procédaient encore à une sorte d'anticipation de leur destin probable, parlant d'emblée d'exercer une activité à temps partiel, car elles pensent qu'elles devront s'occuper principalement des enfants. Il ne s'agit évidemment pas d'empêcher une telle organisation familiale, mais il faut, d'une part, que cela soit un véritable choix de couple et, d'autre part, que cela n'ait pas pour conséquence l'assistance financière.
Plaidoyer: Il est parfois difficile à des femmes plongées dans des métiers masculins, comme ceux de la construction ou de la mécanique, de mener à bien un apprentissage du fait du sexisme régnant dans ces milieux. Que peut faire une apprentie qui, le premier jour d'embauche, est confrontée à un calendrier de femmes dénudées? Si elle dit quelque chose, elle risque bien de recevoir son congé...
Sylvie Durrer: Certains comportements sexistes ont, il est vrai, encore cours, alors même qu'ils sont interdits par la loi6. Je pense que cela ne pourra vraiment changer qu'en instituant une solidarité des hommes et des femmes, unis pour refuser les inégalités salariales, mais aussi le harcèlement sexuel ou sexiste. Je conseillerais aux femmes concernées de réagir, d'en parler avec une personne de confiance, de nouer des alliances avec leurs collègues pour faire changer les choses, mais je demanderais aussi aux hommes, qui sont de plus en plus nombreux à ne pas adhérer à ces pratiques ou à ces représentations inacceptables et illégales, de le faire clairement savoir.
Plaidoyer: Qu'est-ce qui justifie votre optimisme en matière d'égalité des chances?
Sylvie Durrer: D'un point de vue global, nos efforts portent leurs fruits et les choses évoluent, lentement, mais elles évoluent. Il y a quelques années seulement, le problème de l'inégalité salariale était considéré comme une chose marginale, dont on doutait même de l'existence, alors que, aujourd'hui, on le prend au sérieux. Il en est de même pour le harcèlement sexuel. Sur le plan scientifique, je pense que les études genre ont amené un progrès, en permettant d'avoir un regard plus lucide, plus objectif, qui ne soit plus axé sur une perspective androcentrée du monde. En cardiologie par exemple, cela a permis de découvrir que les femmes présentaient parfois d'autres symptômes que les symptômes masculins, longtemps considérés comme universellement valables...
1 Vers l'égalité des salaires! Faits et tendances. Informations aux entreprises, aux salariées et aux salariés, Bureau fédéral de l'égalité entre femmes et hommes et Office fédéral de la statistique, Berne, mai 2009, p. 10. Cette analyse se base sur les données de l'enquête suisse sur la structure des salaires, données qui sont transmises par les entreprises elles-mêmes.
2 Cf. Bertschy, K.; Böni, E.; Meyer, T.: An der Zweiten Schwelle: Junge Menschen im Übergang zwischen Ausbildung und Arbeitsmarkt, 2007, TREE.
3 www.equal-salary.org
4 www.ebg.admin.ch/dienstleistungen/00017/index.html?lang=fr
5 www.equality-salaire.ch
6 Voir le site récemment créé à l'intention des personnes harcelées sexuellement au travail, y compris dans le cadre d'un apprentissage ou d'un stage: http://www.non-c-non.ch/
L'égalité par les mots
Docteure en linguistique de l'Université de Lausanne, le langage occupe une place de choix dans l'approche des inégalités que fait Sylvie Durrer. Les titres doivent exister au féminin - elle est une adepte du langage épicène et ne recule pas devant le terme de cheffe, parce qu'elle estime que l'égalité se joue aussi sur ce terrain-là. Elle a ainsi conduit une recherche sur la place des hommes et des femmes dans le discours de la presse écrite romande qui a réjoui certains, mais irrité des journalistes, estimant qu'ils ne pouvaient modifier le sexe des acteurs de la vie politique et sociale helvétique. Sylvie Durrer a répondu en citant les adjectifs qualifiant soit les hommes, soit les femmes dans ces comptes rendus, montrant que surtout ces dernières faisaient l'objet de commentaires sur leur habillement ou leur charme.
A 50 ans, elle a derrière elle un parcours de vie qui reste peu commun, puisqu'elle a mené de front une activité exigeante de professeure assistante en linguistique à l'Université de Zurich et l'éducation de trois enfants. Elle reconnaît avoir bénéficié d'un appréciable soutien familial qui l'a aidée à réaliser ses projets et se souvient que, «si j'avais alors arrêté mon activité professionnelle, tout le monde m'aurait dit: Combien on te comprend! Cela n'est pas possible! Certains collègues pensaient me ménager en ne m'avertissant pas de certaines séances, afin que je puisse disposer de plus de temps pour mes enfants. Parfois, on aimerait simplement plus de compréhension sociale pour celles qui souhaitent mener à la fois une vie familiale et une activité professionnelle riche.»
Passionnée par les Etudes genre, qui permettent d'aborder des disciplines traditionnelles, telles la philosophie, le droit, la médecine ou la biologie sous un regard nouveau, elle a codirigé l'Ecole doctorale lémanique dans cette discipline, avant de devenir déléguée vaudoise, puis fédérale, à l'égalité. S.Fr