Première partie: Conséquences des arrêts Emre pour la Suisse
Christophe Tafelmacher, avocat à Lausanne. Avec la collaboration de Hüsnü Yilmaz,
avocat-stagiaire.
Situation peu fréquente, la Suisse réussit l'exploit de se faire condamner à deux reprises pour un même cas! Dans un premier arrêt Emre c. Suisse du 22 mai 2008 (Emre I ci-après), la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) a constaté que l'expulsion à vie d'un jeune étranger condamné pour diverses infractions pénales violait l'art. 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH)1. Aux yeux de la Cour, les différentes juridictions suisses avaient exagéré la gravité des délits et n'avaient pas suffisamment tenu compte, pour ce jeune homme arrivé dans notre pays à l'âge de 6 ans, des liens familiaux et sociaux en Suisse, en comparaison avec les liens bien plus ténus avec le pays d'origine.
Comme les arrêts de la CourEDH n'ont pas de conséquence automatique en droit suisse, il a fallu saisir le Tribunal fédéral (TF) d'une demande de révision de l'arrêt initial du 3 mai 20042. Dans son arrêt sur révision du 6 juillet 20093, la Haute Cour a décidé de simplement limiter la durée de l'expulsion à dix ans.
Soumis à l'examen de la CourEDH, cet arrêt sur révision du TF n'a pas eu plus de succès que le précédent. Dans son arrêt Emre (N° 2) c. Suisse du 11 octobre 2011 (Emre II ci-après)4, les juges européens ont considéré que l'expulsion administrative de dix ans représentait une durée considérable dans la vie d'une personne. De plus, ils ont exprimé très clairement que, compte tenu de toutes les circonstances, le TF aurait dû annuler purement et simplement la décision d'expulsion, avec effet immédiat. Ce second arrêt de la CourEDH est désormais définitif, aucune des parties n'ayant sollicité, dans le délai de trois mois, le renvoi devant la Grande Chambre.
Exécution des arrêts de la CourEDH: de grands enjeux
La Suisse a ainsi été condamnée une nouvelle fois pour la violation de l'art. 8 CEDH, mais, cette fois-ci, en combinaison avec une violation de l'art. 46 al. 1 CEDH, qui consacre la force obligatoire des arrêts de la CourEDH pour les Etats contractants. Cet aspect mérite qu'on s'y arrête.
L'arrêt Emre II se situe dans la continuité de la jurisprudence de la CourEDH, pour qui la convention, dotée d'un mécanisme de contrôle du respect de ses dispositions, est un tout. Les Etats contractants doivent organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de la CEDH. Ce principe vaut également dans le cadre de l'exécution des arrêts de la CourEDH5, qui peut être ressaisie si l'Etat défendeur ne respecte pas ses obligations découlant de l'exécution de l'arrêt. Il s'agit en principe de remettre la personne dans la situation initiale avant la violation de la CEDH, pour réaliser, dans la mesure du possible, la restitutio in integrum.
La surveillance de l'exécution conforme d'un arrêt relève de la compétence du Comité des Ministres (ci-après CdM) en vertu de l'art. 46 al. 2 CEDH. A la suite d'un vif débat au sein du Conseil de l'Europe à propos des difficultés découlant de la non-application des arrêts de la CourEDH6, les compétences du CdM ont été élargies avec l'entrée en vigueur, le 1er juin 2010, du Protocole N° 14 à la CEDH. Celui-ci peut désormais saisir la CourEDH si l'exécution d'un arrêt définitif est
entravée par un problème d'interprétation (art. 46 al. 3 CEDH).
Il peut également la saisir dans le cas où l'Etat défendeur refuse, malgré une mise en demeure, de se conformer à un arrêt définitif (art. 46 al. 4 CEDH). Le CdM peut être chargé par la CourEDH, en vertu de l'art. 46 al. 5 CEDH, d'examiner les mesures à prendre si l'Etat défendeur viole l'art. 46 al. 1 CEDH. Enfin, le CdM est chargé de la surveillance du respect des termes des accords à l'amiable passés devant la Cour7.
Bien que disposant de la liberté des moyens, les Etats contractants sont toutefois tenus à une obligation de résultat qui découle du principe de restitutio in integrum8. L'élargissement des compétences du CdM implique une surveillance accrue de l'exécution des arrêts, puisqu'il peut dorénavant se prononcer sur les moyens mis en œuvre par l'Etat défendeur, voire saisir la CourEDH s'il estime que ceux-ci ne sont pas de nature à réaliser le principe de restitutio in integrum.
En droit suisse, l'exécution d'un arrêt de la CourEDH est assurée par la procédure de révision de l'arrêt litigieux du Tribunal fédéral, qui est prévue à l'art. 122 LTF9. Cette procédure de révision permet à la Suisse de respecter une obligation positive découlant de l'art. 46 CEDH. Il s'agit du moyen le plus adéquat pour se conformer à un arrêt définitif de la CourEDH10.
Dans l'arrêt Emre II, la CourEDH a fait usage d'une compétence à laquelle elle recourt rarement: indiquer les mesures à adopter par le Tribunal supérieur d'un Etat contractant pour se conformer à un arrêt définitif. Elle reproche au TF d'avoir dépassé sa marge d'appréciation en substituant «l'interprétation faite à la Cour par sa propre interprétation»11. En conclusion, pour une exécution conforme de l'arrêt Emre I, le moyen le «plus naturel» de réaliser la restitutio in integrum aurait été «d'annuler purement et simplement et avec effet immédiat l'interdiction de territoire» prononcée contre Monsieur Emre12.
Par l'arrêt Emre II, la CourEDH précise encore les délimitations de ses compétences avec celles du CdM. Si la compétence du CdM découle de la Convention, seule la CourEDH peut, en dernier recours, s'exprimer sur la compatibilité des mesures prises par l'Etat avec les droits garantis par la CEDH13.
Mise en application de l'initiative sur le renvoi
Les arrêts Emre I et Emre II doivent aussi être lus dans la perspective de l'initiative «Pour le renvoi des étrangers criminels» (ci-après: initiative sur le renvoi), adoptée en votation populaire le 28 novembre 2010.
La CourEDH, conformément au texte de l'art. 8 CEDH et à sa pratique, a analysé dans ces deux arrêts les mesures adoptées par la Suisse en vérifiant si elles pouvaient être considérées comme «nécessaires dans une société démocratique». Cette expression figurant dans la CEDH correspond, en droit interne, au principe de proportionnalité, pilier essentiel de notre Etat de droit. Nous y reviendrons plus loin. C'est en définitive pour avoir failli à cette obligation dans le cas d'espèce que la Suisse a été condamnée.
Sur cet aspect, ces arrêts ne se distinguent pas de la jurisprudence antérieure de la CourEDH, qui attache une grande importance à la proportionnalité de toute mesure d'éloignement d'une personne étrangère du territoire d'un Etat. On notera simplement que le droit suisse actuel et son application par les différentes autorités cantonales ou fédérales sont déjà très restrictifs et ne respectent pas toujours les engagements internationaux de la Suisse.
Le point central de l'initiative sur le renvoi consiste précisément à ériger un automatisme au rang constitutionnel: lorsqu'une personne étrangère aura commis un acte entrant dans la liste, non exhaustive au demeurant, du nouvel art. 121 Cst., le renvoi devra être prononcé automatiquement, quelles que soient les circonstances.
On rappelle alors que, selon une jurisprudence bien établie du TF, un automatisme aveugle, qui ne tiendrait compte ni de l'adéquation, ni de la nécessité, ni de la proportionnalité au sens strict d'une mesure, serait manifestement en contradiction avec l'ordre juridique fondamental14. L'initiative sur le renvoi est donc déjà contraire au principe de proportionnalité, de par la nature automatique de l'expulsion.
Sur le plan international, compte tenu de l'arrêt Emre II et l'interprétation faite par la CourEDH de l'arrêt Emre I, le principe de proportionnalité doit nécessairement être respecté, ce qui interdit également tout automatisme. Le principe de l'expulsion automatique au cœur de l'initiative sur le renvoi va, selon toute certitude, conduire à une multiplication des condamnations par la CourEDH. De plus, chaque fois que la violation d'un droit conventionnel sera constatée, il faudra remettre, conformément au principe restitutio in integrum, la personne dans la situation prévalant avant le renvoi, ce qui ne manquera pas de créer des tensions supplémentaires dans un ordre juridique interne devenu incohérent.
Si l'on confronte le texte de l'initiative sur le renvoi et les précisions apportées par l'arrêt Emre II, on voit que les moyens à mettre en œuvre pour le respect de la CEDH ne pourront pas se limiter à des mesures de caractère individuel, telles que la révocation d'une mesure d'éloignement sanctionnée par la CourEDH. Selon les règles du Conseil de l'Europe, la Suisse devra prendre des mesures de caractère général pour prévenir d'autres violations semblables15. De toutes les manières, ces questions devront être examinées par le CdM, puisqu'il existe un risque accru de violations répétitives de la CEDH par la Suisse en raison de l'adoption de l'initiative sur le renvoi.
La mise en application de cette initiative va donc nécessairement se heurter à des contradictions juridiques insurmontables. Une confirmation en a déjà été donnée en juin 2011 par le groupe de travail mis en place par le Département fédéral de justice et police, composé de représentants de l'administration et, pour la société civile, uniquement de membres du comité d'initiative. Dans son premier rapport, la majorité du groupe de travail a souligné que le projet présenté «n'est pas de nature à résoudre les conflits et les contradictions évoqués ici, qu'il contrevient à des principes constitutionnels fondamentaux et à des accords internationaux, et qu'il est aussi en contradiction avec les conceptions développées par la doctrine et la pratique»16.
Le principe de proportionnalité
Comme on le voit, dans cette affaire, le principe de proportionnalité joue un rôle déterminant.
Il a pour but de protéger les citoyens contre des atteintes de l'Etat disproportionnées. Dans la Constitution fédérale, il est défini expressément à l'art. 5, al. 2, comme un «principe de l'activité de l'Etat régi par le droit», tandis que l'art. 36, al. 3, en fait une condition à la «restriction des droits fondamentaux»17. Comme l'a indiqué le Conseil fédéral, ce principe est destiné à limiter le pouvoir de l'Etat dans l'Etat de droit, et ceci dans tout l'ordre constitutionnel et juridique18. Il doit aussi être respecté dans toutes les actions de la police et doit être pris en considération dans le contrôle abstrait des normes19.
Au cœur de l'Etat de droit suisse, cette même idée protectrice des individus face à l'Etat se retrouve dans plusieurs conventions internationales: CEDH, Pacte de l'ONU sur les droits civils et politiques, Accord de libre circulation entre la Suisse et l'Union européenne.
Dans le débat public, on a tendance à oublier que ce principe est le résultat du long processus historique de l'émergence de l'Etat de droit en opposition à l'absolutisme de l'Ancien Régime. Ce processus a débuté au Moyen-Age, au travers de la protection contre les détentions arbitraires dans la Magna Carta de 1215 et dans la règle de l'Habeas Corpus de 1679. Le XVIIIe siècle a vu l'apparition progressive de principes généraux du droit et de la structure de l'Etat, puis, en 1789 la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen consacrant des libertés fondamentales et fixant des principes encadrant l'activité de l'État. En Suisse, le principe de proportionnalité s'est affirmé au cours du XIXe siècle, mais il n'a pas été inscrit dans la Constitution fédérale ni en 1848 ni en 1874. Toutefois, on en trouve mention dans les messages du Conseil fédéral de l'époque, qui mentionne par exemple, à propos des empêchements au mariage «des pauvres entre eux», la chute du «gouvernement paternel» s'étant fait «détester plus que tout autre à cause de sa prétention à tout réglementer», et son remplacement «par l'Etat moderne, ayant pour base la liberté individuelle, qui répugne à priver légalement les citoyens de leurs droits naturels en prévision de l'abus qu'ils pourraient en faire»20.
C'est finalement le TF qui a précisé par une jurisprudence créatrice, dès 1874, les conditions des restrictions aux droits fondamentaux, ces derniers étant conçus comme «des droits de résistance à l'égard de l'Etat» pour reprendre l'expression du juge fédéral Bertrand Reeb21. La Haute Cour a ainsi affirmé les exigences, outre de légalité, d'un intérêt public et de la proportionnalité pour justifier de telles restrictions. Puis, ces principes, faisant l'objet d'un très large consensus, comme on l'a vu, ont été ancrés dans la Constitution fédérale du 18 avril 1999.
Attaques répétées contre le principe de proportionnalité
Force est donc de constater que le caractère automatique de la privation du permis de séjour et de l'expulsion en cas de condamnation pénale ou d'abus en matière de prestations sociales, tel que contenu dans l'initiative sur le renvoi, est incompatible avec un principe fondamental régissant l'activité de l'Etat, au niveau tant suisse qu'international. La question qu'il faut se poser alors est la suivante: que cherchaient vraiment les initiants avec leur automatisme?
Rappelons que l'initiative «Contre la construction de minarets», adoptée en votation populaire le 29 novembre 2009, avait aussi été jugée contraire au principe de proportionnalité, précisément dans la mesure où elle prévoyait une interdiction absolue, automatique, ne souffrant aucune exception22.
On a observé le même genre de phénomène, cette fois sur le plan législatif, avec l'introduction de l'art. 98 al. 4 CC (lex Toni Brunner) entré en vigueur le 1er janvier 2011, qui vise à empêcher les personnes sans statut de séjour régulier de se marier, au risque de vider de son sens le droit au mariage garanti tant à l'art. 14 Cst. qu'à l'art. 12 CEDH23. Là aussi, on se trouve face à une disposition automatique, puisqu'elle ne prévoit aucune exception à l'interdiction de se marier. Faute de possibilité de lecture du texte légal conforme au principe de proportionnalité, les Tribunaux supérieurs des cantons de Vaud et de Berne ont refusé toute application de l'art. 98 al. 4 CC24. Dans un arrêt récent, le TF a rejoint la doctrine unanime à considérer qu'un refus automatique et sans discernement de l'accès au mariage à tous les étrangers séjournant illégalement en Suisse serait de nature à violer la garantie du droit au mariage25.
La multiplication des tentatives d'inscrire des mesures automatiques dans la Constitution ou dans des lois fédérales ne manifeste-t-elle pas un projet d'ample portée? L'analyse des discours justifiant ces mesures fait penser que c'est le principe de proportionnalité en tant que principe directeur de l'Etat de droit qu'on veut abolir.
Sous couvert de dénonciation des «moutons noirs» ou par le biais de la «lutte contre les abus» érigée en croisade, ne vise-t-on pas en réalité une transformation en profondeur de l'Etat26? En introduisant dans notre système juridique des mesures automatiques sans respect du principe de proportionnalité, celui-ci est progressivement remis en cause, ainsi que la protection qu'il assure à tous les citoyens. Avec la généralisation de telles mesures, il deviendrait obsolète.
Ne risque-t-on pas de se retrouver en face d'un Etat hyperautoritaire, bien éloigné de l'Etat de droit et de toute l'évolution historique ayant débouché sur la protection des individus? Que faire avec les conventions internationales? Certains milieux parlent ouvertement de dénoncer tout texte qui s'opposerait au droit interne tel qu'ils le souhaitent. Or, là aussi, un pareil retournement serait une grave remise en cause du principe de primauté du droit international, qui caractérise l'Etat de droit moderne. Ce problème a d'ailleurs été reconnu par le Conseil fédéral, qui s'est cependant borné à relever que l'impossibilité d'interpréter une norme conformément au droit international peut conduire à dénoncer le traité en cause, une telle mesure n'étant pas toujours réalisable notamment parce qu'elle n'est «pas opportune pour des raisons politiques»27.
En tout état de cause, la remise en question du principe de proportionnalité et l'introduction d'automatismes transformeraient aussi le travail des juges, qui perdraient toute marge d'appréciation. Dans la perspective d'une protection stricte de toutes les personnes par le biais des droits fondamentaux, de telles conséquences ne sont pas admissibles.
1 CourEDH, arrêt Emre c. Suisse, N° 42034/04, rendu le 22 mai 2008 (ci-après : Emre I).
2 Arrêt 2A.51/2004 du 3 mai 2004.
3 Arrêt 2F_11/2008 du 6 juillet 2009.
4 CourEDH, arrêt Emre c. Suisse (N° 2), N° 5056/10, rendu le 11 octobre 2011 (ci-après : Emre II).
5 CourEDH, arrêt de la Grande Chambre Affaire Verein Gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (N° 2), Requête N° 32772/02, §§ 83 à 98 (VgT II ci-après).
6 Conseil de l'Europe, Assemblée parlementaire, Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, Mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, Addendum au rapport d'activités, AS/Jur (2009) 36 Addendum, 31 août 2009, à télécharger sur le site du Conseil de l'Europe: www.assembly.coe.int/ CommitteeDocs/2009/fjdoc36ADD_2009.pdf
7 Ces nouveautés relèvent d'un souci de rendre efficace le système de contrôle du respect des arrêts de la Cour. Voir la Recommandation Rec (2004) 6 du CdM aux Etats membres sur l'amélioration des recours internes du 12 mai 2004 et le Rapport annuel du CdM, 2010, pp. 17 et ss.
8 Emre II, § 51.
9 RS 173.110.
10 Selon le CdM, l'Etat défendeur peut déterminer les mesures les «plus appropriées pour réaliser la restitutio in integrum, en tenant compte des moyens disponibles dans le système juridique national». Si la décision interne attaquée devant la CourEDH est contraire sur le fond à la convention et qu'une satisfaction équitable n'est pas de nature à réparer le préjudice subi, le CdM estime que «le réexamen d'une affaire ou la réouverture d'une procédure s'est avéré être le moyen le plus efficace, voire seul, pour réaliser la restitutio in integrum». Voir la Recommandation N° R (2000) 2 du CdM du 19 janvier 2000 aux Etats membres.
11 Emre II, § 71.
12 Emre II, § 75.
13 Emre II, §§ 38 à 44.
14 ATF 130 I 16, consid. 5.4; 117 Ia 472, consid. 3 ; 110 Ib 201, consid. 2c.
15 Au sujet de la question relative à la surveillance de l'exécution des arrêts par le CdM et des mesures adéquates à adopter: Rapport annuel du Comité des Ministres, 2010, pp. 7 et ss.
16 Rapport du groupe de travail pour la mise en œuvre de l'initiative sur le renvoi, Berne, 21 juin 2011, p. 9. Ce rapport peut être consulté sur le site internet du Département à l'adresse suivante: http://www.ejpd.admin.ch/content/dam/data/pressemitteilung/2011/2011-06-28/110628_ber_ausschaffungsinitiative-f.pdf
17 Auer Andreas, Malinverni Giorgio, Hottelier Michel, Droit constitutionnel Suisse, 2e édition, Berne 2006, p. 116.
18 Message du Conseil fédéral du 20 novembre 1996 relatif à une nouvelle Constitution fédérale, FF 1997 I 133.
19 ATF 136 I 87
20 Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale touchant la révision de la Constitution fédérale, du 17 juin 1870, FF 1870 (Année XXII), Vol. II, pp. 797-798.
21 Troisième Congrès de l'association des Cours constitutionnelles, ayant en partage l'usage du français, Ottawa, 17-22 juin 2003, La Fraternité, Rapport de la délégation suisse par Bertrand Reeb, juge fédéral, en collaboration avec Olivier Kurz, assistant.
22 Message relatif à l'initiative populaire «Contre la construction de minarets», du 27 août 2008, FF 2008 I 6923.
23 Dans un arrêt O'Donoghue et consorts c. Royaume-Uni du 14 décembre 2010, Requête N° 34848/07, la CourEDH a considéré que le droit au mariage pouvait être invoqué par des immigrés résidant illégalement dans un Etat membre. Aucune ingérence étatique n'a été admise dans le droit au mariage (arrêt précité § 84).
24 Tribunal cantonal vaudois, Cour de droit administratif et public, arrêt GE.2011.0082 du 30 septembre 2011. Verwaltungsgericht des Kantons Bern, jugement 100.2011.200U du 23 juin 2011.
25 Tribunal fédéral, arrêt 2C_349/2011 du 23 décembre 2011, consid. 3.5 ss.
26 Tafelmacher Christophe, «Droit à l'aide d'urgence, le grand retournement», plaidoyer, Zurich, 3/09, pp. 56-61. Tafelmacher Christophe, «Polémique sur l'expulsion des «criminels étrangers» et projet de transformation radicale de l'Etat», Chimères, revue des schizoanalyses, Paris 2010, N° 74, pp. 77-84.
27 Message concernant l'initiative populaire «Pour le renvoi des étrangers criminels (initiative sur le renvoi)» et la modification de la loi fédérale sur les étrangers, du 24 juin 2009, FF 2009 I 4571, spéc. 4581. A télécharger à l'adresse suivante: http://www.admin.ch/ch/ f/ff/2009/4571.pdf
Deuxième partie: Se prononcer sur des textes inapplicables?
Pierre-Yves Bosshard, juge au Tribunal cantonal vaudois
Les arrêts Emre, commentés ci-avant, illustrent avec acuité les problèmes liés au contrôle de la validité des initiatives populaires et aux rapports entre le droit interne et le droit international. En effet, depuis le 28 novembre 2010 - date de son acceptation par le peuple et les cantons -, l'art. 121 al. 3 Cst.1 dispose que les étrangers sont privés de leur titre de séjour, indépendamment de leur statut, et de tous leurs droits à séjourner en Suisse s'ils ont été condamnés par un jugement entré en force, notamment pour brigandage; d'après l'al. 5 de cette disposition, ces étrangers qui sont privés de leur titre de séjour et de tous leurs droits à séjourner en Suisse doivent être expulsés du pays par les autorités compétentes et frappés d'une interdiction d'entrer sur le territoire de cinq à quinze ans, cette interdiction étant fixée à vingt ans en cas de récidive.
Une initiative populaire
Ces dispositions ont été introduites à la suite d'une initiative populaire qui a fait l'objet d'un examen préliminaire formel de la part de la Chancellerie fédérale le 26 juin 20072, permettant ainsi le début du délai de la récolte des signatures. La Chancellerie fédérale a constaté, par décision du 7 mars 2008, l'aboutissement de cette initiative3. Après son dépôt, le Conseil fédéral a, dans un message à l'Assemblée fédérale, proposé de la déclarer valable, mais de recommander au peuple et aux cantons de la rejeter4. En effet, selon l'article 139 de la Constitution fédérale - dont le texte a déjà été modifié à deux reprises depuis 1999 en raison de l'introduction, puis de l'abrogation de l'initiative populaire générale -, il revient à l'Assemblée fédérale de déclarer totalement ou partiellement nulle une initiative populaire qui ne respecte pas le principe de l'unité de la forme, celui de l'unité de la matière ou les règles impératives du droit international. Le Conseil fédéral, qui a été suivi par la majorité des deux Chambres, a considéré en particulier que la privation de tous les droits à séjourner en Suisse et l'obligation d'expulsion qui en découle n'interdisaient pas aux autorités de considérer le principe de non-refoulement - qui fait partie des règles impératives du droit international - comme une interdiction provisoire ou durable de l'exécution de l'expulsion5. Toutefois, le Conseil fédéral relevait que l'initiative soulevait des questions de compatibilité avec plusieurs dispositions du droit international applicable à la Suisse, notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH)6, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte ONU II)7, la Convention relative aux droits de l'enfant (CDE)8 et l'accord entre la Confédération suisse et la Communauté européenne et ses Etats membres sur la libre circulation des personnes (ALCP)9. Il relevait en particulier que la mise en œuvre de l'initiative aurait une incidence sur la protection de la vie privée et familiale garantie par l'art. 8 CEDH10.
Quatre variantes
Après l'acceptation par le peuple et les cantons de cette initiative - qui n'était pas directement applicable puisque le ch. 8 de l'art. 197 Cst. introduit en même temps prévoit que le législateur doit définir dans les cinq ans les faits constitutifs des infractions en vertu de l'art. 121 al. 3 Cst., les compléter et édicter des dispositions pénales -, le Département fédéral de justice et police a confié à un groupe de travail le soin de lui faire des propositions pour la mise en œuvre de ces dispositions constitutionnelles. Ce groupe de travail a déposé son rapport le 21 juin 201111 et a proposé quatre variantes de mise en œuvre. La première variante, soutenue par les représentants du comité d'initiative dans le groupe de travail, est selon ce groupe de travail - ou sa majorité - contraire dans sa conception même aux exigences de la CEDH12. Même les variantes 2 à 4 paraissent problématiques, considérées à la lumière de l'art. 8 CEDH13. Toutefois, les représentants du comité d'initiative rejettent toute autre variante que la variante 114 et envisagent de lancer au mois de janvier 2012 une nouvelle initiative populaire directement applicable15.
Une motion
Le 20 décembre 2011, le Conseil national a adopté une motion de sa Commission des institutions politiques demandant au Conseil fédéral d'établir les bases légales permettant un examen matériel préliminaire - mais non contraignant - de la validité des initiatives populaires avant le début de la récolte des signatures et d'élargir la liste des raisons matérielles fondant la déclaration de nullité d'une initiative, qui devrait comprendre désormais la nécessité de respecter l'essence des droits fondamentaux de la Constitution fédérale ou l'essence des droits inscrits dans la CEDH16. Selon un rapport sur la relation entre le droit international et le droit interne17, le Conseil fédéral envisage de confier cet examen matériel préliminaire qui s'effectuerait à l'issue de l'examen préliminaire formel de la Chancellerie fédérale à l'Office fédéral de la justice et à la Direction du droit international public18. La récolte de signatures ne pourrait, comme aujourd'hui, débuter qu'après ces examens préliminaires et la publication du texte de l'initiative dans la Feuille fédérale. L'avis de l'administration fédérale devrait figurer sur les listes de signatures. En revanche, le Conseil fédéral n'envisage pas que cet avis lie le Conseil fédéral et le Parlement dans la phase ultérieure, les Chambres fédérales restant toujours compétentes pour invalider une initiative après la récolte de signatures pour les motifs mentionnés à l'art. 139 Cst.19. De même, le Conseil fédéral n'envisage pas que l'avis de l'administration fédérale puisse faire l'objet d'un recours devant un tribunal, non plus que la décision des Chambres sur la validité de l'initiative20.
L'avis du Conseil fédéral
D'après le Conseil fédéral et la majorité des Chambres fédérales, ce contrôle préalable de la conformité au droit international permettrait d'atteindre plusieurs objectifs: il renseignerait les auteurs de l'initiative populaire et les votants de manière compétente et crédible sur le fait que l'initiative enfreint ou non le droit international; il donnerait l'opportunité aux comités d'initiative de parer rapidement aux problèmes mis en évidence et de modifier la teneur de leur texte en conséquence, tout en les laissant libres de ne rien y changer; il réduirait la probabilité de voir présenter, aboutir et accepter des initiatives populaires contraires au droit international; il éviterait les frustrations qui peuvent naître lorsque les auteurs d'une initiative ont récolté des signatures de bonne foi et que, les Chambres fédérales ayant invalidé le texte, les signataires voient leurs espoirs déçus; il mettrait les auteurs d'initiatives face à leurs responsabilités et réduirait les réticences que les Chambres fédérales pourraient avoir à prononcer une déclaration de nullité pourtant justifiée. Le Conseil fédéral reconnaît cependant que ce contrôle préalable n'empêcherait pas que des initiatives contraires au droit international aboutissent21.
L'avis de la doctrine
Ces propositions sont donc encore très éloignées de celles articulées par la doctrine, notamment par la professeure Helen Keller - qui a succédé depuis le mois d'octobre 2011 au professeur Giorgio Malinverni comme juge suisse à la Cour européenne des droits de l'homme - qui préconisait en particulier de confier l'examen de la validité des initiatives populaires à une commission d'experts en droit international22. Assurément insatisfaisantes, elles portent incontestablement la marque d'un certain pragmatisme helvétique, le Conseil fédéral étant certainement conscient que toute proposition plus radicale se heurterait à un refus des parlementaires et/ou du peuple.
Christophe Tafelmacher, avocat à Lausanne. Avec la collaboration de Hüsnü Yilmaz, avocat-stagiaire. Pierre-Yves Bosshard, juge au Tribunal cantonal vaudois.
1 RS 101.
2 FF 2007 p. 4725.
3 FF 2008 p. 1745.
4 FF 2009 pp. 4571 ss.
5 FF 2009 p. 4577.
6 RS 0.101.
7 RS 0.103.2.
8 RS 0.107.
9 RS 0.142.112.681.
10 FF 2009 p. 4580.
11 Ce rapport peut être consulté sur le site internet du Département à l'adresse suivante:
http://www.ejpd.admin.ch/content/dam/data/pressemitteilung/2011/2011-06-28/110628_ber_ausschaffungsinitiative-f.pdf
12 Rapport p. 113.
13 Rapport p. 114.
14 Rapport p. 125.
15 Cf. www.initiative-pour-le-renvoi.ch
16 Objets N° 11.3468 et N° 11.3751.
17 FF 2011 pp. 3401 ss.
18 FF 2011 p. 3422.
19 FF 2011 p. 3424.
20 FF 2011 p. 3424.
21 FF 2011 p. 3424.
22 Andreas Fischer, Helen Keller, Markus Lanter, Volksinitiativen und Völkerrecht: die Zeit ist reif für eine Verfassungsänderung, in ZBl 2008 pp. 121 ss, p. 151.