Lors du calcul de l’impôt sur le revenu des entreprises, les cantons accordent aujourd’hui des abattements très substantiels (facilement 80%) lorsqu’il s’agit de gains rapatriés depuis l’étranger. Cette astuce dite des «statuts spéciaux» est prévue à l’article 28 alinéas 2 à 4 de la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs (LHID). Comme les entreprises indigènes n’en bénéficient pas, l’Union européenne estime qu’il s’agit d’une pratique de dumping qui ne serait pas tenable sur le plan budgétaire si la Suisse l’appliquait à ses propres entreprises. Dans les faits, cette pratique soustrait chaque année des dizaines de milliards de substrat fiscal à nos principaux partenaires commerciaux.
Piège machiavélique
A première vue, on pourrait imaginer une solution simple: la Suisse renonce à ses abattements sur les gains rapatriés, ce qui augmente l’assiette de l’impôt. Les cantons obtiennent ainsi des recettes supplémentaires bienvenues en ces temps de programmes d’économie. La lecture des récents rapports du groupe de travail conjoint entre les cantons et la Confédération montre, hélas, qu’on s’apprête à faire diamétralement l’inverse pour se mettre en conformité avec les exigences européennes: abaisser l’imposition des sociétés ordinaires au niveau des sociétés à statuts spéciaux.
La structure fédéraliste de l’imposition des entreprises constitue, en effet, un piège machiavélique. Depuis 1998, la Confédération a poussé les cantons à attirer les entreprises en se servant des abattements prévus par la LHID. Vu l’ampleur des abattements, les cantons n’en retirent que très peu de recettes fiscales directes. En revanche, les recettes fiscales indirectes sont substantielles, par le biais de l’imposition des personnes physiques actives dans ces entreprises (surtout dans les «sociétés mixtes»).
Pour la Confédération, qui impose tous les bénéfices sans rabais, c’est une affaire en or. Désormais, la moitié du produit fédéral de l’imposition sur le bénéfice provient de sociétés à statuts spéciaux. Pour éviter de voir cette manne diminuer, la Confédération cherche absolument maintenir la facture fiscale des «statuts spéciaux» au niveau actuel. Elle entend donc contrebalancer la suppression des statuts spéciaux par un abaissement général du taux d’imposition des entreprises dans les cantons hébergeant des statuts spéciaux. Pour y parvenir, la Confédération manie habilement le bâton et la carotte:
- en jouant sur la menace de migration des sociétés à statuts spéciaux vers des cantons à taux d’imposition bas, principalement des cantons qui sont déjà à 12% ou à 13%, tel Lucerne;
- en promettant des versements aux cantons qui perdraient des recettes substantielles en alignant leur taux général sur celui qui prévaut actuellement de facto pour les entreprises à statuts spéciaux.
Concrètement, les cantons qui hébergent de nombreuses sociétés multinationales devraient être tentés ou contraints de baisser leur imposition effective globale aux alentours de 13%. Ce taux étant aussi valable à l’avenir pour les sociétés indigènes, les cantons structurellement plus faibles n’auront guère que le choix que de suivre le mouvement: comment Fribourg pourrait-il maintenir sa taxation effective du bénéfice à 19,6%, si Vaud passait son taux ordinaire de 23,5% à 13%?
Contribution des entreprises en baisse
En termes de répartition de la charge fiscale et de financement des services publics, la stratégie baissière de la Confédération est catastrophique. Elle aboutira, d’une part, à une baisse de la contribution des entreprises aux budgets publics cantonaux et communaux, alors même que ces dernières bénéficient grandement de la qualité des infrastructures et des services publics. D’autre part, les pertes de recettes fiscales cantonales et communales nécessiteront des programmes d’économies ou l’augmentation d’autres impôts. Au moment de rédiger ces lignes, l’ampleur et l’origine des versements fédéraux compensatoires pour les cantons ne sont pas connues. Il apparaît cependant d’ores et déjà que les communes n’y auront pas accès et qu’ils pèseront sur les ménages, comme d’ailleurs les programmes d’économies.
Correction constitutionnelle
Seule une correction constitutionnelle permettra de stopper cette mécanique et de maintenir au niveau actuel le produit global de l’imposition des entreprises. C’est précisément l’objectifs de la proposition d’initiative populaire «Pour une imposition équitable des entreprises dans toute la Suisse», discutée au sein du PS. Le socle fédéral de l’imposition des bénéfices serait rehaussé de 8,5% à 16% nominal, ce qui représente environ un taux effectif de 14%, contre 7% aujourd’hui. Les recettes supplémentaires n’iraient pas dans la caisse fédérale, mais seraient redistribuées aux cantons et à leurs communes, au prorata des habitants, des emplois et des charges. Les communes et les cantons auraient la possibilité, mais pas l’obligation, de prélever encore quelques pour cent au-dessus de ce socle. Dans la pratique, ce serait surtout les centres urbains, suffisamment attrayants, qui pourraient se le permettre. La concurrence vers le bas serait limitée par ce socle de 14%. Le passage de 12% à 14% ne provoquera guère de départs, car il n’existe pas d’autres pays hautement développés avec un taux inférieur, d’autant plus que l’UE resserre l’étau sur les autres astuces fiscales, tels les abattements sur l’imposition des droits de licences «(licences-boxes»). Pour les sociétés indigènes des cantons à fiscalité élevée, tel Zurich, l’imposition serait plus basse qu’aujourd’hui. Sur le plan international, la Suisse renoncerait à sa position d’avant garde dans le dumping sur l’imposition des entreprises. A juste titre, car un cinq-étoile n’a pas à brader ses chambres au prix d’une auberge de jeunesse.
Après les expériences douloureuses des précédentes réformes, il apparaît qu’il faut attaquer frontalement la structure de cette machine infernale, d’autant plus qu’un référendum n’est pas une option réaliste: comment la gauche pourrait-elle combattre en référendum l’abolition de statuts spéciaux qu’elle honnit? Le seul outil à disposition est l’initiative populaire. C’est un bon outil pour remettre en question le discours sur les soi-disant bienfaits de la concurrence fiscale, pour faire pression sur le Parlement et, in fine, pour corriger le tir en votation. Plus la solution qui sortira du processus institutionnel sera injuste et provoquera des dégâts, plus l’initiative aura des chances d’être acceptée en votation. La lancer ne garantit pas la victoire, mais y renoncer, c’est la certitude de perdre d’emblée la mise.
http://www.roger-nordmann.ch/articles/Liste_art_eco_fin.shtml