plaidoyer: La valeur litigieuse de certains procès est telle que les justiciables de la classe moyenne sont dissuadés d’en mener. Vous avez affirmé que, si cela continue, seuls les plus riches et les plus pauvres (qui disposent de l’assistance judiciaire gratuite payée par l’Etat) pourront encore faire valoir leurs droits en justice. Comment en est-on arrive là?
Pierre-Dominique Schupp: Le problème vient en partie des lois cantonales régissant les frais de justice, qui les font dépendre de la valeur litigieuse. Lorsque l’objet du litige est de 100 000 fr., le justiciable peut encore l’assumer. Mais si cette valeur atteint plusieurs centaines de milliers de francs, le coût des procès explose. Or, quand les gens se font construire une villa et qu’il y a des problèmes de malfaçons, ou s’ils héritent d’un bâtiment dans une commune où les coûts de l’immobilier ont explosé et que la succession est litigieuse, il faut faire une avance de frais, avant même de commencer le procès. A cela s’ajoute que les juges ont tendance à tout confier à des experts. J’ai eu personnellement un cas, s’agissant de villas mitoyennes construites sur les hauts de Lausanne où les murs, bâtis par une entreprise générale de construction, étaient de travers. Il a fallu mandater un architecte pour évaluer les défauts et une avance de quelque 180 000 fr. a été requise. A l’heure actuelle, un procès est un bien meilleur «placement» que l’épargne, car il rapporte du 5%, sans compter le fait qu’il va au moins durer trois ans... et pour autant qu’on le gagne!
Vous soulignez le fait que les juges ont grand besoin d’expertises et que cela renchérit les frais de justice. Dans quelles causes est-ce le cas?
Dans les successions et la liquidation des régimes matrimoniaux, soit dans tous les divorces où les époux possèdent quelques biens, dans les actions en partage, l’ancien Code de procédure vaudois exigeait ainsi que l’évaluation des biens soit confiée à un notaire. Cela n’est plus le cas avec le Code de procédure civile fédéral, mais les habitudes restent, et tout prend énormément de temps. Or, les notaires font traîner ces causes, moins rémunératrices que des actes de vente. Si les tribunaux de certains cantons, comme, par exemple, Genève, ne sont pas très enclins à accepter la mise en œuvre d’expertises, c’est quasiment systématiquement le cas dans le canton de Vaud, bloquant le règlement de certains procès. Il faut que cela change! Les juges doivent prendre leurs responsabilités et trancher eux-mêmes, la justice en sera moins coûteuse! En Suisse alémanique, les juges ont moins tendance à s’appuyer sur des avis extérieurs pour statuer dans des causes en divorce. Cela accélère le règlement des conflits, et c’est tout bénéfice pour les parties qui souhaitent refaire leur vie.
Quel effet sur les coûts des procès a eu le développement des gros cabinets privés d’avocats, dont les honoraires sont souvent élevés, comme le soulignent les Juristes démocrates suisses?
Il est vrai que le département juridique de certaines grandes sociétés a enflé. UBS occupe plus de 200 juristes, davantage que Lenz & Staehelin, la plus importante étude de notre pays. Les gros cabinets d’avocats suisses, tels que Schellenberg Wittmer, Vischer à Bâle, Froriep & Renggli à Zurich font que le marché des grosses entreprises échappent souvent aux petites études d’avocats, car il faut de multiples spécialistes, des fiscalistes en droit international et un grand nombre de collaborateurs. Si une fusion acquisition est en cause, on ne fait plus que cela pendant plusieurs semaines, et tous ne peuvent pas se le permettre. D’ailleurs, les grosses fusions acquisitions se font depuis Londres, et on sous-traite les questions ayant trait au droit suisse aux avocats locaux. Sur le plan des honoraires, on voit aussi se développer des pratiques nouvelles, car, quand ces gros clients mandatent un avocat, ce dernier ne fait plus ce qu’il veut. Ils mettent le mandat en soumission dans une sorte de «beauty contest». S’agissant de droit bancaire, un client mettra ainsi les cabinets en concurrence en disant: «Je prendrai le moins cher.» On m’a rapporté avoir pris part à un tel concours et proposé d’être 10% moins cher que l’offre la plus avantageuse, mais ne pas avoir obtenu le mandat. En effet, un autre cabinet avait proposé d’être 15% moins cher que l’offre la plus avantageuse.... Ces cabinets encaissent des montants importants, mais les concessions financières qu’ils doivent faire le sont tout autant!
Diriez-vous que le marché des avocats est saturé?
Il ne l’est pas encore, mais, à Genève, les avocats commencent à avoir certains soucis. Les Tessinois subissent aussi la concurrence accrue d’avocats italiens. On est aussi confronté à la concurrence de ceux qui donnent des conseils juridiques «sauvages», en faisant croire qu’ils sont avocats, alors qu’ils ne sont que conseillers juridiques. On compte quelque 9000 avocats en Suisse, ce qui représente environ un avocat pour 900 personnes, alors que, en Italie, ce rapport n’est que d’un avocat pour 250 personnes et que, en Israël ou aux USA, la concurrence est encore plus grande, qu’en Grande-Bretagne le marché du droit représente 3% du produit intérieur brut. Je dirai qu’en Suisse, la chance est d’avoir un gouvernement qui modifie sans cesse les lois, ce qui a donné du travail aux avocats. Durant mes 25 ans de pratique, la plupart des divorces dont je me suis occupé se sont terminés par des transactions. Il est aussi rare que ces causes se plaident jusqu’au bout, à la fin les gens sont fatigués et transigent. Il se passe la même chose dans le droit des successions ou le droit de la construction, au bout du compte les justiciables souhaitent passer à autre chose et concluent des accords privés mettant fin au litige.
Le titre d’avocat est-il encore assez protégé selon vous?
Le projet de la FSA prévoit que ne puisse s’appeler avocat que celui qui est inscrit comme tel au barreau. Aujourd’hui, si vous travaillez dans une banque et que vous avez, un jour, passé votre brevet, vous pouvez vous prévaloir du titre d’avocat, alors même que vous ne l’êtes plus. Ce qui est vraiment préoccupant est que certains ne sont plus inscrits au barreau et se font passer, auprès du client, pour avocats, alors même qu’ils ne le sont plus, car le titre n’est pas soumis à surveillance. Voilà ce qu’il faut changer.
Aujourd’hui, ne voit-on pas toujours plus d’études d’avocats constituées sous la forme de sociétés anonymes?
La plupart des importants cabinets d’avocats suisses sont devenus des sociétés de capitaux. C’est uniquement pour des questions de responsabilité – que je peux comprendre; si l’un des associés a fait un contrat de prêt de 2 milliards, il va de soi que les autres associés ne se sentent pas très à l’aise. La société de capitaux facilite aussi les problèmes de succession.
Les Juristes démocrates suisses estiment également qu’une meilleure protection de la clientèle des avocats s’impose, avec un plancher d’honoraires de base et la discussion des frais prévisibles dès le premier entretien. Ne faut-il pas agir dans ce sens?
L’Office fédéral de la justice est sensible à cette question de fixation des honoraires d’avocat. Il est vrai qu’à Zurich, par exemple, ils sont fixés par un accord avec le client. A Schwyz, il n’y a rien. Dans le canton de Vaud, c’est selon «le temps consacré et la difficulté de la cause», une notion classique mais dont l’interprétation peut être assez élastique. On peut fixer d’autres règles en disant que, dès le premier entretien, la chose doit être réglée avec le client et, s’il est démontré que certains actes facturés n’ont jamais été accomplis, cela peut donner lieu à une réduction des honoraires. Le client doit avoir un suivi de ce que fait son avocat, d’autant que le temps est révolu où l’on pouvait articuler un montant abstrait de 5000 fr. pour une action en justice. Le tarif horaire n’est pas la panacée; selon moi, il y a d’autres modèles possibles, comme le forfait, ou prévoir une rétribution à un certain taux jusqu’à la dixième heure, par exemple, puis un tarif dégressif, car cela incitera le défenseur à travailler vite. Les avocats doivent s’adapter à cette évolution et prévoir des accords écrits pour confirmer l’entente sur le genre de rémunération, en tenant compte de ce qui est admissible pour respecter cette profession libérale. Les Neuchâtelois avaient fait un modèle de procuration qui prévoyait un taux plancher de rémunération, mais il faut savoir que la Commission de la concurrence a jugé inadmissible le modèle du tarif cantonal pour les avocats.
Chaque canton a son autorité de surveillance de la profession d’avocat. Une instance nationale ne serait-elle pas souhaitable à l’heure de la mobilité professionnelle?
En effet, chaque canton a son autorité de surveillance dont la composition varie selon le nombre d’avocats ou de magistrats qui la composent. Cela implique que, en Suisse, les avocats composant cette autorité ne peuvent se dire indépendants de l’Etat. Cependant, je suis un Vaudois fédéraliste convaincu. Une instance nationale serait une hérésie à mes yeux! Si je fais une bêtise à Genève en tant qu’avocat, je serai justiciable de la Commission du barreau qui en informera la Commission vaudoise, et c’est très bien ainsi. En outre, dans les barreaux romands, le bâtonnier assume un peu le rôle de Père Fouettard et de porte-parole de la profession, alors que, dans les cantons alémaniques, c’est simplement le président d’une association professionnelle.
Un parfait bilingue
Né à Lausanne, Pierre-Dominique Schupp se sent également chez lui en Suisse alémanique, puisque le parcours professionnel de son père l’a amené à y faire sa scolarité. C’est à Winterthour qu’il a accompli ses classes primaires et secondaires, puis, après un séjour en Autriche, a passé sa maturité économique en parfait bilingue. Il suit des cours à Zurich et à l’Université de Saint-Gall, mais c’est finalement à Lausanne qu’il fera ses études de droit et rédigera sa thèse sur l’entraide judiciaire internationale (1), sur un thème en lien, déjà, avec le droit bancaire. Il suit les cours du Columbia Summer Program en Hollande, puis, après son brevet d’avocat, devient collaborateur du frondeur avocat genevois Charles Poncet. Bâtonnier des avocats vaudois jusqu’en 2010, il exerce aujourd’hui en l’étude d’une figure du barreau vaudois et spécialiste de la LCR et de la RC, Baptiste Rusconi. Ajoutant à l’anglais la pratique du portugais, cet amateur de voyages se détend en lisant des livres d’espionnage, «les grandes et belles lettres n’ont jamais été mon truc», s’excuse-t-il presque. Ce sportif accompli, président de son club de tennis et amateur de peau de phoque en hiver, a trois enfants. Aucun ne suit, pour l’heure, des études de droit.
(1) SCHUPP, Pierre-Dominique, Devoirs de discrétion suisses et obligation de produire des pièces en procédure pénale américaine: étude d’un conflit à la lumière des principes généraux de l’entraide judiciaire internationale en matière pénale, thèse Lausanne, Chabloz, 1987.
Propos recueillis par Sylvie Fischer