A l'heure où trois PME sur cinq subissent des pertes à cause du franc fort, les tentatives de produire à moindre coût, soit en augmentant le temps de travail sans contrepartie, soit en versant les salaires en euros, se multiplient. Une vingtaine d'entreprises, selon le syndicat Unia, ont eu recours à l'augmentation des heures de travail non payées à la fin du mois d'août. De son côté, Kurt Regotz, président du syndicat Syna, compte sur les doigts d'une main les entreprises qui, ces prochains mois, devraient négocier des accords prévoyant des baisses de salaire en contrepartie d'avantages syndicaux, comme ce fut le cas chez Lonza (renouvellement de la convention collective de travail (CCT) et abandon des licenciements).
La règle...et l'exception
Car c'est bien là le paradoxe: «Si l'on se place sous l'aspect du droit pur, l'employeur n'a pas le droit de reporter le risque de l'entreprise sur les travailleurs en versant en euros les salaires précédemment versés en francs ou en augmentant le temps de travail sans compensation, parce qu'il prétend que le cours défavorable de l'euro pénalise son entreprise», estime Jean Christophe Schwaab. En effet, la variation du cours de la monnaie fait partie du risque économique que l'employeur doit supporter seul (art. 324 CO). Cet article étant relativement impératif, on ne peut y déroger en défaveur du travailleur, sous peine de nullité. C'est pourquoi, il n'est pas non plus possible d'y déroger en invoquant un article dit «de crise» d'une convention collective de travail, tel l'article 57 de la CCT 2006 de l'industrie des machines, de l'équipement électrique et des métaux (MEM).
Or, c'est bien ce qui s'est produit en pratique dans le cas du groupe chimique bâlois Lonza. Ce groupe a signé un accord au début de juillet avec les syndicats Syna et Unia, prévoyant que les employés travailleraient une heure et demie de plus par semaine, en contrepartie de la garantie des places de travail durant 18 mois, de la renonciation à dénoncer la CCT et du report au 1er septembre de l'augmentation initialement prévue pour le 1er juillet. «Dans un cas de négociations collectives visant à éviter des suppressions d'emploi, on remet plus de choses sur le tapis», admet Jean Christophe Schwaab.
«Je n'ai pas signé cet accord de gaieté de cœur, et c'est vrai que ces positions divergentes sont difficiles à comprendre, ajoute Kurt Regotz. Il faut bien voir que c'était une réponse à une situation particulière et exceptionnelle, soit la décision unilatérale de l'employeur d'augmenter le temps de travail. Cela ne doit pas être un automatisme que nous approuverons désormais dans tous les cas, mais une solution pour sortir de la crise. Nous l'avons accepté en l'occurrence pour obtenir la prolongation de la CCT et garantir l'emploi», poursuit-il. «Augmenter le temps de travail n'a de sens que si l'on veut éviter, pendant un certain temps, d'engager du personnel supplémentaire pour faire face aux commandes accrues. En l'occurrence, cette augmentation est limitée à 18 mois et les heures supplémentaires (dès la 46e heure) doivent être payées.» «On doit traiter le cas de chaque entreprise pour elle-même, car les questions qui se posent ne sont pas identiques partout, ajoute German Eyer, secrétaire syndical d'Unia pour le Haut-Valais. Lonza devait économiser cette année 20 millions de francs. Soit on diminuait le personnel, soit on réduisait les salaires, soit on prolongeait le temps de travail, ce qui a été jugé préférable. Ce n'est qu'une solution ponctuelle, qui permet d'obtenir la prolongation de la CCT, ce qui explique que les assemblées syndicales l'aient acceptée.»
Clarifier le CO
«Je pense que les salariés sont démunis face à un Code des obligations dont l'interprétation est complexe. Cela clarifierait les choses d'interdire expressément le versement de salaires en euros ou l'augmentation du temps de travail sans compensation salariale, en rappelant que la loi prohibe le transfert du risque de l'entreprise sur les collaborateurs», préconise Jean Christophe Schwaab. Le Conseil fédéral avait répondu le 16 février dernier à une question de Jean-Claude Rennwald (N° 10.1104), qu'il ne voyait pas de besoin d'agir. Deux motions, déposées par les conseillers nationaux Corrado Pardini et Meinrado Robbiani (N° 11.3534 et 11.3608) ainsi qu'une initiative parlementaire déposée par la conseillère nationale Marina Carobbio Guscetti (N° 11.447) ont exigé d'introduire une telle interdiction des salaires en euros dans la loi, en modifiant l'art. 323b CO. Le Conseil national a refusé le 20 septembre de suivre cette voie. A la suite de l'avis du Conseil fédéral, il a admis la possibilité de déroger au versement de salaires en francs, notamment pour les employés travaillant à l'étranger et à condition qu'un accord entre les partenaires sociaux le permette.
Profiter des gains
Les juristes sont d'ailleurs partagés s'agissant de la licéité des salaires versés en euros. Dans un avis de droit réalisé à la demande du syndicat Unia et concernant des licenciements collectifs effectués en février dernier dans l'entreprise d'emballage Mopac, dans l'Emmental, visant à calquer les salaires des employés sur le cours de l'euro et les réduire de 10% («congés-modifications»), le professeur Thomas Geiser, de l'Université de Saint-Gall, ne rejette pas d'emblée la possibilité de salaires variables. Ce qui posait problème dans ce cas, relève l'expert, c'est l'absence de lien inconditionnel au cours de l'euro qui aurait permis aux travailleurs de profiter également des variations, favorables pour eux, de la monnaie. «Une telle participation limitée aux pertes est contraire au droit. Sans compter que cet accord transfère le risque de l'entreprise, sous forme du risque de change, illégalement sur le dos des travailleurs», poursuit l'avis de droit. Ces congés-modifications étaient donc abusifs.
«Nous sommes d'avis que, si une entreprise décide de payer ses employés en euros, cette solution doit rester en vigueur sur le long terme, approuve Hans Strittmatter, juriste à la division patronale de Swissmem (industrie suisse des machines). Nous avons parmi nos membres une entreprise qui paie depuis de nombreuses années ses salariés en euros, et ceux-ci ont donc aussi profité de l'évolution du cours qui leur était favorable.» Swissmem se dit «très retenue» sur l'idée de verser les salaires en euros et souhaite que la mesure ne soit introduite qu'avec l'accord des collaborateurs concernés (et non par congé-modification).
Enfin, conformément à la doctrine majoritaire, Thomas Geiser estime que les dispositions sur les licenciements collectifs des articles 335d ss CO trouvent aussi application dans le cas des congés-modifications. Dans le cas de Mopac, il jugeait que l'entreprise, en refusant de fournir aux employés certains renseignements utiles dans ce cadre, comme le compte de résultats, tout en fixant un délai de consultation des travailleurs très bref au vu de la complexité du cas et de l'importance de l'entreprise (263 travailleurs), a violé les devoirs incombant à l'employeur en cas de licenciements collectifs. Ces licenciements sont donc abusifs au sens de l'art. 336 II lit. c CO.
Circulaire critiquée
Quant à la possibilité - contestée, lire ci-dessus - de prolonger le temps de travail en usant de l'article de crise de la CCT des machines, qui prévoit que, «dans le but de maintenir ou de créer des emplois en Suisse, des dérogations aux conditions conventionnelles de travail sont possibles, dans les cas exceptionnels, dans une entreprise ou dans une partie d'entreprise (...)» (art. 57.1), elle a fait l'objet d'une circulaire N° 1A/2011 du 7 juillet dernier aux entreprises affiliées à Swissmem, qui a suscité l'ire du syndicat Unia: «Cette directive n'insiste pas sur le caractère exceptionnel de la mesure ou la retenue à exercer», déplore Anne Rubin, sa porte-parole. Le syndicat dit redouter des augmentations de la durée du travail à grande échelle, y compris dans les entreprises épargnées par la crise.
Commissions tripartites: le Jura et Neuchâtel réagissent
Quelles sont les limites au versement du salaire en euros? Si l'on admet, comme le fait le professeur de droit du travail à l'Université de Genève, Gabriel Aubert, qu'une telle convention est possible si les parties sont d'accord, l'entreprise doit soumettre à ce mode de paiement tant ses employés suisses que frontaliers (de manière à éviter toute discrimination contraire à l'Accord entre la Suisse et la Communauté européenne sur la libre circulation des personnes, selon ses art. 2 et 9 de l'Annexe I à ce traité). Les salaires minimaux dans les branches soumises à une convention collective de travail doivent être respectés, y compris s'ils sont versés en euros. Dans les branches où il n'existe aucune CCT, les commissions tripartites sont compétentes pour observer le marché du travail; mais elles ne peuvent intervenir qu'en cas de «sous-enchères salariales abusives et répétées».
«Cette définition est très restrictive. Si l'employeur réduit les salaires, mais reste au-dessus des minima fixés par la CCT, nous ne serons pas dans ce cas de figure. Il faut en outre que cette sous-enchère ait pour but de remplacer les travailleurs suisses par de la main-d'œuvre étrangère, ce qu'il faut pouvoir prouver», souligne Jean Christophe Schwaab. Cela explique que les commissions tripartites cantonales, compétentes pour examiner si les salaires usuels selon la localité, la branche ou la profession sont respectés, ne prennent pas facilement des mesures telles que l'instauration d'un contrat type de travail ou la proposition d'étendre à toutes les entreprises de la branche une convention collective de travail.
«Nous avons jugé, face à des situations d'augmentation du temps de travail pour le même salaire, qu'il n'y avait pas de mesures à prendre dans l'immédiat, analyse ainsi Hervé Roh, chef de l'Inspection cantonale de l'emploi du canton du Valais. Il faut une analyse de la branche concernée et pouvoir prouver une situation de sous-enchère, ce qui ne me paraît pas possible d'établir dans l'urgence. Nous effectuons actuellement une analyse dans le secteur de la chimie, mais les conclusions ne seront pas connues avant la fin de l'année et les mesures ne pourront être prises qu'ultérieurement, pour autant, bien sûr, que la situation de sous-enchère soit établie. Il faudrait pour cela constater l'existence d'une différence de plus ou moins 20% entre les salaires médians et les salaires pratiqués.» L'étude en cours en Valais n'a toutefois pas été lancée en lien avec les mesures prises par les entreprises face au franc fort, mais avec les pressions salariales entraînées par la libre circulation de travailleurs.
La commission tripartite du canton de Vaud n'a pas eu, non plus, à traiter de cas liés à l'augmentation du temps de travail sans contrepartie salariale. «Une entreprise nous a été signalée comme ayant l'intention de payer les salaires en euros, mais nous n'avons pas formellement été saisis», indique le chef du Service de l'emploi, Roger Piccand. Il en va de même à Fribourg où aucun conflit n'a dû être réglé de ce fait.
Il en va différemment dans le Jura, où l'entreprise Sycrilor SA, au Noirmont, souhaite payer ses salariés frontaliers en euros, à un taux fixe. «Cette entreprise est déjà connue de la commission tripartite instaurée en raison de la libre circulation des personnes pour avoir proposé des salaires non adéquats et devant être corrigés. Nous avons examiné son cas à la mi-septembre avec des représentants de l'Etat, de l'entreprise et des syndicats; nous privilégions en effet les contacts individuels dans les entreprises où un tel problème se pose. En général, cela suffit pour que l'entreprise concernée opère les corrections voulues,» explique François Valley, chef du Service des arts et métier, et du travail du canton du Jura. En effet il est difficile pratiquement de proposer l'extension d'une convention collective de travail, car, parfois, il n'existe pas d'association professionnelle qui englobe une majorité d'acteurs.»
«Nous ne sommes pas très armés pour pouvoir faire quelque chose, admet Line Wenger, de la commission tripartite neuchâteloise chargée de l'observation du marché du travail, car tant que les salaires versés en euros restent convenables, il n'existe pas de réelle sous-enchère.» Là aussi, avant de proposer l'édiction d'un contrat type ou l'extension d'une convention collective de travail, la voie suggérée sera d'écrire aux entreprises payant leurs frontaliers en euros pour leur rappeler le principe de non-discrimination ancré à l'article 2 de l'accord sur la libre circulation des personnes et le fait que le risque économique doit être supporté par l'employeur et non par les salariés (art. 324 CO).
D'une manière plus générale, Hervé Roh déplore qu'il «manque une unité dans les mesures de contrôle opérées par les différentes commissions tripartites».