Introduction
Au cours de sa session de 2014, la Commission du droit international (CDI) a adopté, en seconde lecture, un projet de 31 articles sur l’«expulsion des étrangers», qu’elle a porté à l’attention de l’Assemblée générale des Nations Unies par le biais de son rapport annuel1. Il faut dire que, lors des discussions à la sixième Commission de l’Assemblée générale2, les délégations ont réservé un accueil plutôt tiède au projet d’articles. Preuve en est que, pour l’heure, il n’a pas été donné suite à la recommandation, formulée par la CDI dans son rapport3, tendant à ce que l’Assemblée générale prenne acte du projet d’articles dans une résolution et l’annexe à celle-ci: par sa résolution N° 69/119 du 10 décembre 20144, l’Assemblée générale a reporté l’examen de cette recommandation à sa 72e session, en 2017.
Dans ses travaux, la CDI a retenu une définition large de l’«expulsion», couvrant tout «acte juridique ou (…) comportement attribuable à un Etat par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet Etat» [(projet d’article 2 lit. a)], et cela indépendamment de la qualification donnée à une telle mesure par le droit interne de l’Etat expulsant et sans égard à l’autorité ou à l’organe dont elle émane. La CDI a néanmoins clarifié que la notion d’«expulsion» ne couvre pas l’extradition d’un étranger, son transfert à une juridiction pénale internationale ou la non-admission de celui-ci dans un Etat5.
1. Typologie des expulsions illicites
Le point de départ des analyses de la CDI a été la reconnaissance d’un «droit d’expulsion», énoncé au projet d’article 3. La CDI a toutefois précisé, dans cette même disposition, que «l’expulsion doit se faire dans le respect du présent projet d’articles, sans préjudice des autres règles applicables du droit international, en particulier celles relatives aux droits de l’homme». En vérité, l’ensemble des projets d’articles nous offre une véritable typologie des expulsions illicites ou potentiellement illicites.
On peut commencer par relever un aspect qui est lié à la définition même de l’expulsion. Comme on l’a mentionné, l’hypothèse du simple comportement – par opposition à une décision formelle – est incluse dans la définition adoptée par la CDI, pourvu que ce comportement vise à provoquer le départ d’un étranger6. Cette hypothèse – qui couvre également le cas d’actes ou d’omissions de l’Etat face à des comportements de personnes privées – tombe cependant sous la notion d’«expulsion déguisée» dont le projet d’article 10 affirme, sans équivoque, l’illicéité. Ainsi, selon la CDI, toute expulsion qui ne prend pas la forme d’une décision formelle apparaît d’emblée contraire au droit international7.
Une autre cause d’illicéité d’une mesure d’expulsion est la non-conformité à la loi. L’exigence d’une décision prise en conformité avec la loi, énoncée à l’art. 13 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte II) et reprise au projet d’article 4, constitue un renvoi par le droit international au droit interne de l’Etat expulsant: ici, le non-respect d’une disposition de ce droit entraîne l’illicéité de l’expulsion au regard du droit international. La violation du droit interne de l’Etat expulsant peut notamment concerner les motifs de l’expulsion (voir le projet d’article 58), mais aussi les modalités de celle-ci: on peut songer, en particulier, au non-respect de certaines garanties procédurales9. Certes, ce n’est de loin pas le seul cas de renvoi, par le droit international, au droit interne d’un Etat. Dans le domaine des droits de l’homme, en particulier, de tels renvois sont fréquents: on en trouve à chaque fois qu’une règle de droit international exige qu’une mesure portant atteinte à une garantie donnée soit «prévue par la loi». Il est néanmoins significatif de constater que, s’agissant de l’expulsion d’un étranger, le renvoi au droit interne revêt une portée générale, en ce sens qu’il n’est pas limité aux situations dans lesquelles la mesure d’expulsion porterait atteinte à une garantie spécifique relevant du droit international des droits de l’homme. Il est sans doute à prévoir qu’un organe international appelé à vérifier le respect du droit interne de l’Etat expulsant fera preuve, à cet égard, d’une certaine retenue, car la responsabilité d’assurer une application correcte du droit interne incombe au premier chef aux autorités nationales. Il n’en demeure pas moins qu’une violation du droit interne peut être constatée par un organe international comme motif d’illicéité d’une expulsion au regard du droit international; il suffit de songer aux conclusions auxquelles parvint la Cour internationale de justice (CIJ) en l’affaire Djallo10.
L’expulsion d’un étranger peut également s’avérer illicite en raison de la violation de l’une ou l’autre des nombreuses règles de droit international relatives à la protection des droits de l’homme, règles sur lesquelles la CDI a placé un accent particulier dans son projet d’articles11. Il se peut que ce soit l’expulsion elle-même qui pose problème – notamment si elle est fondée sur des motifs discriminatoires ou si elle viole le droit au respect de la vie familiale. Mais il se peut aussi que la violation résulte du non-respect de certaines garanties procédurales ou concerne les modalités d’exécution de la décision d’expulsion (par exemple, un traitement inadéquat de la personne ou une mise en détention illicite). Enfin, la violation peut être liée à la détermination de l’Etat de destination, notamment si l’étranger est expulsé vers un Etat dans lequel sa vie est menacée ou il pourrait être soumis à de mauvais traitements12.
Concernant ce dernier cas de figure, il convient d’évoquer, ici, un arrêt récemment rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), dans une procédure impliquant la Suisse, à propos du renvoi d’une famille de requérants d’asile afghans vers l’Italie, Etat responsable pour le traitement de la demande en vertu du «Règlement Dublin»13. La CrEDH a notamment rappelé que l’appréciation du risque de traitement inhumain ou dégradant doit se faire eu égard à la situation personnelle et familiale des personnes expulsées, en tenant compte aussi de la situation d’extrême vulnérabilité des enfants14. Elle a en outre observé que, «dans le cas d’un renvoi «Dublin», la présomption selon laquelle un Etat contractant «de destination» respecte l’article 3 de la convention peut (…) être valablement réfutée en présence de «motifs sérieux de croire» que la personne objet de la mesure de renvoi courra un «risque réel» de subir des traitements contraires à cette disposition dans l’Etat de destination»15. Au vu notamment des indices de dysfonctionnements dans la prise en charge des requérants d’asile en Italie16 et de «l’absence d’informations détaillées et fiables quant à la structure précise de destination, aux conditions matérielles d’hébergement et à la préservation de l’unité familiale»17, la Cour a considéré que la Suisse violerait ses obligations au regard de l’art. 3 CEDH si elle renvoyait les requérants en Italie sans avoir «au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale»18. Ce faisant, la Cour semble avoir opéré une sorte de renversement embryonnaire de la présomption à laquelle elle s’était référée, sans toutefois vérifier l’existence d’un risque «concret» que les requérants subissent un traitement inhumain ou dégradant en Italie19.
Le projet d’articles de la CDI ne mentionne pas expressément le cas des expulsions abusives, arbitraires ou adoptées en violation des règles relatives au traitement des étrangers. La pertinence de ces motifs classiques d’illicéité est toutefois rappelée dans le commentaire20. En outre, la CDI a consacré des dispositions spécifiques à des cas de figure qui relèvent, dans une large mesure, de l’abus de droit ou de l’arbitraire: il s’agit des expulsions collectives, dont l’interdiction est énoncée au projet d’article 921; des expulsions confiscatoires, ayant pour objectif de priver illégalement un étranger de ses biens (projet d’article 1122) et des expulsions visant à contourner une procédure d’extradition en cours (projet d’article 1223). Les projets d’articles 11 et 12, tout comme d’autres dispositions qui présupposent une intention spécifique de la part des autorités de l’Etat expulsant24, risquent de soulever de sérieux problèmes de mise en œuvre, en raison de la difficulté de prouver l’existence, dans une situation concrète, d’une telle intention.
Cet aperçu nous suffit pour montrer que l’expulsion des étrangers peut donner lieu à un vaste contentieux en matière de responsabilité internationale. Ce constat est d’autant plus vrai qu’une expulsion peut mettre en cause non seulement la responsabilité de l’Etat expulsant, mais aussi celle d’un Etat de transit, voire celle de l’Etat de destination de l’étranger expulsé – notamment si ce dernier Etat refuse de recevoir la personne, alors qu’il y est tenu en vertu du droit international, ou l’accueille sans lui réserver un traitement adéquat.
2. Le projet d’articles de la CDI et le régime général de la responsabilité internationale et de la protection diplomatique
Le régime général de la responsabilité internationale, de même que celui de la protection diplomatique, s’applique dès lors que l’expulsion d’un étranger s’avère contraire à une obligation internationale qui pèse sur l’Etat expulsant (voire, selon les cas, sur un Etat de transit ou de destination). La CDI l’a rappelé dans les projets d’articles 30 et 31, qui renvoient aux règles concernant la responsabilité internationale et la protection diplomatique.
Le projet d’article 30 se limite, pour sa part, à énoncer qu’une expulsion illicite engage la responsabilité internationale de l’Etat expulsant. Le commentaire, assez bref, confirme notamment l’applicabilité, dans le contexte de l’expulsion des étrangers, des règles identifiées dans les articles adoptés par la CDI en 200125. En ce qui concerne les formes de réparation, il rappelle que la restitution, sous la forme d’une faculté de retour de l’étranger expulsé dans l’Etat expulsant, a parfois été choisie26. Il se réfère ensuite à divers précédents arbitraux et judiciaires dans lesquels l’indemnisation a été retenue comme forme adéquate de réparation, et cela que l’expulsion ait été illicite en elle-même ou en raison des modalités de sa mise en œuvre: selon les circonstances, l’indemnisation visait à couvrir tant les dommages matériels que le tort moral27. Il mentionne, en outre, «une orientation nouvelle donnée au droit à la réparation par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui a inclu la rupture du «projet de vie» dans la catégorie des préjudices subis par les victimes de violations des droits de l’homme»28. Y sont également rappelés certains arrêts dans lesquels la CrEDH a estimé qu’une satisfaction prenant la forme d’un jugement déclarant l’expulsion illégale constituait une forme suffisante de réparation dans des cas où la décision d’expulsion n’avait pas été exécutée29.
S’agissant de la réparation, on se limitera à évoquer ici un point qui soulève de délicats problèmes d’articulation avec les règles générales sur la responsabilité internationale: il s’agit du projet d’article 29, qui reconnaît, à certaines conditions, à l’étranger ayant fait l’objet d’une expulsion illicite un droit à la réadmission dans l’Etat expulsant.
Les liens entre cette disposition et les règles générales concernant la réparation d’un fait internationalement illicite ne sont pas entièrement clairs. Bien que le commentaire spécifie que le projet d’article est sans préjudice de ces règles30, des difficultés demeurent. Une première ambiguïté tient à ce que la CDI a précisé que l’énonciation d’un tel droit relève du développement progressif31, sans apparemment tenir compte du fait que, dans certaines situations, l’obligation de l’Etat expulsant de permettre, à titre de réparation, le retour d’un étranger ayant été expulsé illicitement pourrait découler des règles générales en vigueur, au titre de la restitutio in integrum. En effet, comme la CDI l’a d’ailleurs reconnu dans ses articles de 2001 sur la responsabilité internationale, la restitutio in integrum paraît (ou tout au moins devrait) constituer, de lege lata, la modalité prioritaire de réparation d’un fait illicite32. S’agissant d’une expulsion, on peut estimer qu’il devrait en tout cas en aller ainsi lorsque l’illicéité concerne la décision même d’expulser et non seulement les modalités de son exécution; cela, bien entendu, à condition que l’étranger souhaite retourner dans l’Etat expulsant. La restitution pourrait alors consister dans l’annulation ou, du moins, dans un réexamen de la décision d’expulsion33. Certes, lorsqu’elle observe que le droit à la réadmission est énoncé au titre du développement progressif, la CDI indique que «la pratique n’apparaît pas suffisamment convergente pour affirmer l’existence, en droit positif, d’un droit à la réadmission en tant que droit individuel de l’étranger ayant fait l’objet d’une expulsion illicite»34. Il n’en demeure pas moins que le droit positif semble reconnaître, dans certaines situations, une obligation de l’Etat expulsant de réadmettre l’étranger sur son territoire, et que le point de savoir si à une telle obligation correspond un droit individuel de l’étranger ou (seulement) un droit propre de l’Etat dont celui-ci possède la nationalité revêt un intérêt certain, mais à vrai dire secondaire.
Quant à son contenu, le projet d’article 29 apparaît à la fois trop restrictif et trop généreux. Trop restrictif, car il subordonne l’existence du droit à la réadmission au fait qu’une autorité compétente – autorité de l’Etat expulsant ou organe international – ait établi le caractère illicite de l’expulsion. Si l’on peut comprendre le souci d’éviter de reconnaître à l’étranger «une faculté d’auto-interprétation du caractère licite ou illicite de l’expulsion dont il a fait l’objet»35, il n’en reste pas moins que l’existence d’une obligation de restitution est une conséquence directe et immédiate de la commission d’un fait internationalement illicite et ne saurait, dès lors, dépendre d’une constatation d’illicéité effectuée par une autorité. De surcroît, la formulation du projet d’article 29 paraît également trop restrictive en raison de certaines exceptions auxquelles elle soumet l’existence du droit à la réadmission36.
Inversement, le projet d’article 29 est probablement trop large en ce qu’il reconnaît un droit potentiel à la réadmission, indépendamment du motif d’illicéité de l’expulsion. Si on la conçoit comme forme de réparation, la reconnaissance d’un tel droit apparaît problématique, puisque l’obligation de réparation intégrale ne doit pas permettre à l’Etat (ou à l’individu) lésé «d’obtenir plus que ce à quoi il aurait pu prétendre si l’obligation avait été exécutée»37. Ce problème d’articulation entre la solution énoncée au projet d’article 29 et le droit de la responsabilité internationale avait été vu par certains membres de la CDI; toutefois, le Comité de rédaction a estimé qu’il n’était pas judicieux de distinguer, dans ce contexte, entre l’illicéité due à la violation de normes de fond et celle qui résulte de la violation de normes procédurales, les deux types de normes étant souvent interdépendantes et difficiles à distinguer38. Ce dernier constat est certes exact, mais on peut penser qu’il eût été préférable d’introduire une certaine nuance pour éviter de se départir inutilement du régime général de la réparation.
On peut encore évoquer un aspect concernant l’exercice de la protection diplomatique. Le projet d’article 2 lit. b) définit l’étranger comme «un individu qui n’a pas la nationalité de l’Etat sur le territoire duquel il se trouve». Le commentaire précise, à ce propos, qu’«un individu ayant la nationalité de l’Etat sur le territoire duquel il se trouve ne saurait être considéré comme un étranger à l’égard de cet Etat, même s’il possède par ailleurs une ou plusieurs autres nationalités, et même si, par hypothèse, l’une de ces autres nationalités peut être considérée comme prépondérante, en termes d’effectivité, vis-à-vis de la nationalité de l’Etat sur le territoire duquel l’individu se trouve»39. On peut donc se demander si, et dans quelle mesure, une personne possédant la nationalité de l’Etat expulsant, mais dont la nationalité prépondérante serait celle d’un autre Etat, pourrait bénéficier de la protection diplomatique de cet autre Etat au cas où elle ferait l’objet d’une expulsion illicite de la part du premier Etat. L’art. 7 du projet d’articles sur la protection diplomatique, adopté en seconde lecture par la CDI en 200640, le permet pour autant que la nationalité prépondérante de la personne soit celle du second Etat «tant à la date du préjudice qu’à la date de la présentation officielle de la réclamation»41. Encore faut-il s’interroger sur les possibles fondements d’une telle réclamation. A priori, et pour étonnant que cela puisse apparaître de prime abord, rien ne semblerait empêcher l’Etat dont la personne expulsée a la nationalité prépondérante d’invoquer la violation, par l’Etat expulsant, de son obligation de ne pas expulser ses propres nationaux42… Rien ne semblerait non plus l’empêcher d’invoquer – que ce soit à titre subsidiaire ou additionnel – d’éventuelles violations par l’Etat expulsant des règles énoncées dans le projet d’articles (tout au moins celles qui correspondent au droit en vigueur), et cela bien que le projet d’articles ne s’applique pas, en tant que tel, à une personne ayant également la nationalité de l’Etat expulsant, et qu’il n’aborde pas non plus directement la question de l’expulsion, par un Etat, de l’un de ses nationaux43. La plupart des règles énoncées dans le projet d’articles relèvent, en effet, de la logique des droits de l’homme: on sait que, dans certains cas, la protection diplomatique peut constituer un instrument privilégié de mise en œuvre des droits de l’homme, et il n’y a aucune raison de croire qu’il ne puisse en aller ainsi en cas d’expulsion d’un binational.