Introduction
Les réseaux sociaux sont omniprésents. On les utilise sans se soucier de leur statut juridique. L’actualité jurisprudentielle ne donne pas beaucoup plus de précisions. Elle se focalise surtout sur les conséquences attachées à la notion de «média» lors de l’utilisation d’un réseau social. La jurisprudence détermine notamment si le régime de responsabilité spécial du droit pénal s’applique, comment un droit de réponse doit être diffusé, si telle entité peut se prévaloir de la liberté des médias. Elle ne répond presque jamais à la question originelle de savoir ce qu’il faut entendre aujourd’hui par la notion de média. Elle ne dit pas non plus si la notion est la même dans les différents domaines du droit.
La présente contribution se propose de donner quelques explications sur le fonctionnement des réseaux sociaux (ch. 1) avant d’examiner si et quand les comptes d’utilisateurs des réseaux peuvent être qualifiés de média (ch. 2). Les notions développées en droit constitutionnel, pénal, civil ainsi qu’en procédure civile seront comparées. On conclura par un plaidoyer en faveur d’une définition cohérente applicable dans l’ensemble de l’ordre juridique.
1. Le fonctionnement des réseaux sociaux
1.1 L’entreprise exploitant le réseau
Les réseaux sociaux permettent de communiquer, de partager des informations, des commentaires, des images, du son et notamment des vidéos avec une communauté restreinte (soit entre les membres du réseau, le cercle «d’amis» en ligne, les followers) ou indéfinie (soit tous les membres du réseau), en principe à condition de créer un compte d’utilisateur.
Parmi les réseaux sociaux les plus connus, on peut notamment citer l’exemple de Facebook, Instagram, TikTok, Twitter, LinkedIn. Compte tenu de l’étendue limitée de la présente étude, on focalisera l’analyse sur Facebook et Twitter.
Twitter est un réseau social de microblogage détenu par Twitter Inc.. Sur Twitter, 6000 tweets (ou gazouillis) sont envoyés en moyenne par seconde, pour un nombre de 500 millions de tweets par jour. Grâce à l’interface mise à leur disposition, les utilisateurspeuvent se suivre entre eux (en «s’abonnant» aux comptes des autres utilisateurs). Ils ont aussi la possibilité de partager leurs tweets aux seuls abonnés ou auprès des utilisateurs non inscrits également. Le nombre d’utilisateurs actifs sur les réseaux sociaux va en grandissant. Les chiffres sont disponibles en temps réel sur le site internetlivestats.com (consulté le 12.9.2022).
Chaque réseau social est détenu par une société – voire un groupe de sociétés – ou une entreprise qui l’exploite. Cette société met à disposition des utilisateurs une interface préformatée. Pour Twitter, les publications sont ainsi limitées à 280 caractères. Elles étaient initialement limitées à 140 caractères, reprenant le format des premiers SMS (short message system).
Pour prendre l’exemple de Facebook, à partir du 1er février 2022, la société exploitant le réseau est Meta Platforms Inc. pour les utilisateurs aux États-Unis et au Canada (Facebook Inc. avant cette date) et Meta Platforms Ireland Limited pour les utilisateurs qui résident en dehors des États-Unis et du Canada (Facebook Ireland Limited avant cette date). Selon ses conditions de service, Meta conçoit des technologies et des services qui permettent à chacun·e d’entrer en contact et notamment de former des communautés. L’entreprise exploitant le réseau social est une entité indépendante, même si elle se confond régulièrement en pratique avec le nom du réseau social lui-même (cf. ch. 2.1 ci-dessous).
1.2 Les comptes d’utilisateurs
Chaque compte d’utilisateur appartenant au réseau est techniquement un site internet ou un (micro)blog avec un format rigide imposé par l’entreprise exploitant le réseau (le réseau social lato sensu). Cette dernière impose non seulement le format, mais soumet aussi la création d’un compte à l’acceptation de conditions d’utilisation. Elle ne contrôle pourtant pas les contenus avant publication. Par un post, un partage (voire un like), la création d’un événement ou encore d’une fanpage, le titulaire du compte a la possibilité de diffuser simultanément des informations identiques à un nombre déterminé ou indéterminé de destinataires.
Dans l’analyse juridique, on distingue l’entreprise exploitant le réseau social (qui met le réseau à disposition) des comptes des utilisateurs (lesquels publient les informations). Les litiges qui émergent entre les utilisateurs du réseau n’impliquent en principe pas l’entreprise exploitant le réseau social. Les conditions d’utilisation de Facebook (Meta) en donnent la confirmation. Elles précisent que l’utilisation du terme «nous» se réfère exclusivement à l’entreprise exploitant le réseau (soit désormais Meta Platforms Inc. ou Meta Platforms Ireland Limited), exclusion faite des autres titulaires de comptes. Cette conception est d’ailleurs confirmée par la pratique des tribunaux en matière de prorogation de for (cf. art. 15 des conditions d’utilisation Facebook [Meta]) .
2. Le statut de média en ligne
L’ordre juridique utilise, sans la définir, la notion de «média» à l’art. 17 Cst. (note marginale), aux art. 28 et 322 CP, aux art. 28g ss. CC et notamment à l’art. 266 CPC. Les médias ont des libertés constitutionnelles (art. 17 Cst.), un régime de responsabilité pénale spécifique (art. 28 CP), des obligations particulières en matière de protection de la personnalité (art. 28g ss. CC visant la diffusion d’un droit de réponse) ainsi qu’un privilège en matière de mesures provisionnelles (art. 266 CPC). Ils ne jouissent toutefois pas du luxe d’une définition claire. On présentera ci-après les différentes notions de média reconnues dans l’ordre juridique en distinguant l’entreprise exploitant le réseau (ch. 2.1) des comptes des utilisateurs sur le réseau (ch. 2.2).
2.1 Le statut de l’entreprise exploitant le réseau
La fonction de l’entreprise exploitant le réseau est celle de vecteur de communication de masse. Elle se limite à mettre à disposition l’interface permettant aux utilisateurs de communiquer entre eux, à l’instar d’internet, et à imposer le format des comptes des utilisateurs ainsi que des publications (par exemple 280 caractères pour les tweets). Elle a la compétence supplémentaire de retirer un contenu litigieux, mais pas de procéder à la diffusion d’un contenu à partir de la page d’un utilisateur. Ce dernier a l’initiative de la diffusion. Le réseau social en tant que tel n’est donc pas un média.
La jurisprudence du Tribunal fédéral en la matière est fluctuante. On peut déduire d’un arrêt rendu en 2010 en matière de protection de la personnalité que la mise à disposition d’une page internet sur le World Wide Web (Internetauftritt) n’entre pas dans la définition de média. Appliquée aux réseaux sociaux, cette jurisprudence implique d’exclure de la définition les entreprises exploitant le réseau social; leur rôle se limitant – comme internet – à la fourniture de l’interface et de la connexion au réseau. En revanche, le Tribunal fédéral reconnaît désormais à Facebook le statut de média privilégié au sens de l’art. 28 CP après avoir laissé la question ouverte jusqu’en 2020.
La principale problématique consiste selon nous à l’amalgame effectué entre le terme «réseau social» et celui de «l’entreprise exploitant le réseau» et respectivement de «compte sur le réseau social» (ch. 2.2 ci-dessous). La jurisprudence ne procède en principe pas à la distinction. Elle parle de Facebook ou de Twitter, sans distinction entre les différentes entités qui interagissent sous ces dénominations. Grâce au changement de nom de l’entreprise exploitant le réseau Facebook, la confusion est peut-être appelée à évoluer. On pourra désormais faire la distinction plus clairement entre Meta Platforms Inc.ou Meta Platforms Ireland Limited et Facebook. La première n’est autre que la personne morale exploitant le réseau; la seconde étant le réseau social lui-même conçu pour permettre une communication rapide et de portée générale. On ne peut pas considérer que le réseau social en tant que tel est un média, puisqu’il fait seulement office de vecteur de communication de masse. On pourrait hésiter s’agissant de l’entreprise exploitant le réseau, surtout compte tenu de la notion constitutionnelle et pénale du terme de média faisant intervenir un certain degré d’organisation au sein de l’entreprise (cf. ch. 2.2.1 et 2.2.2 ci-dessous). À notre sens, le statut de média ne peut pas être octroyé aux entreprises exploitant le réseau puisqu’elles ne prennent jamais part à la décision de publier l’information diffusée en masse. L’entreprise n’est dans cette optique pas responsable de la diffusion.
2.2 Le statut des comptes d’utilisateurs
Contrairement au réseau social lui-même, les comptes des utilisateurs revêtent potentiellement la qualité de média en ligne. On fera la distinction ci-dessous entre les différentes notions développées en droit constitutionnel (ch. 2.2.1), en droit pénal (ch. 2.2.2), en droit civil (ch. 2.2.3) et finalement en droit de procédure civile (ch. 2.2.4).
2.2.1 La notion de média en droit constitutionnel
L’art. 17 al. 1 Cst. ne définit pas les médias à qui la liberté constitutionnelle éponyme est accordée. Pour sa part, la jurisprudence applique et se borne à reconnaître cette liberté constitutionnelle, sans dire clairement ce qu’il faut entendre par «média» au sens de la note marginale de l’art. 17 Cst.
L’ATF 96 I 586, rendu sous l’égide de la Constitution fédérale de 1874, ne définit pas non plus la notion de média. Il identifie trois conditions à remplir par l’entité qui entend se prévaloir de la liberté de la presse. La jurisprudence circonscrit ainsi la presse écrite comme un produit d’imprimerie, destiné à un nombre plus ou moins grand de lecteurs et tendant à la réalisation d’un but idéal. La doctrine reprend ces conditions – pourtant posées en matière de média historique – dans la définition moderne du média. Elle rajoute l’exigence du caractère fonctionnel de l’information publiée.
L’art. 17 Cst. est une clause générale technologiquement neutre. Il protège tous les moyens de diffusion de masse (actuels et futurs). Au sens constitutionnel, la notion de média ainsi que la liberté qui en découle exigent un certain degré de professionnalisme. La protection est accordée à une entreprise qui s’inscrit dans la durée et dispose d’une structure organisationnelle de base. Elle est aussi octroyée à la personne physique qui traite l’information conformément aux règles déontologiques pertinentes avec les exigences de vérification, de hiérarchisation et de mise en contexte y relatives. La personne physique ne pourra revendiquer la liberté des médias que si son travail est irréprochable sur le plan éthique.
Appliquée aux réseaux sociaux, la notion constitutionnelle empêche les titulaires des comptes (personnes physiques) d’invoquer la liberté des médias, sauf dans les cas – rarissimes – où le travail du titulaire est irréprochable éthiquement et les informations traitées avec professionnalisme et déontologie. Les personnes morales disposant d’un compte sur un réseau social doivent en plus satisfaire aux exigences de durabilité et d’organisation. La plupart des titulaires des comptes d’un réseau social sont dès lors exclus du champ d’application de l’art. 17 al. 1 Cst. La distinction semble revêtir un intérêt surtout académique. En effet, les titulaires de comptes pourront toujours, au besoin, invoquer la liberté générale d’opinion et d’information garantie par l’art. 16 Cst.
2.2.2 La notion de média en droit pénal
Le droit pénal utilise d’abord la notion de «média» à l’art. 28 CP pour fixer les principes de responsabilité primaire de l’auteur (al. 1) et subsidiaire (et en cascade) du média (al. 2 et 3). L’art. 322 CP se réfère ensuite à la notion «d’entreprise de média» s’agissant de la violation de l’obligation des médias de renseigner sur demande (al. 1) et d’insérer obligatoirement un impressum pour la presse écrite (al. 2).
Au sens de l’art. 28 CP, la notion de média englobe tout moyen technique diffusant des écrits, des images ou des sons à un large public. Après avoir admis que le but poursuivi ne joue pas de rôle, le Tribunal fédéral exige désormais que les contenus aient été triés et traités selon les critères professionnels du journalisme afin d’être portés à la connaissance du public.
Le Tribunal fédéral considère que Facebook doit être qualifié de média (cf. ch. 2.1 ci-dessus). Avec l’ATF 147 IV 65, il précise aussi l’application concrète de l’art. 28 CP, en imposant une analyse au cas d’espèce. Le régime de responsabilité privilégié de l’art. 28 al. 1 CP ne concerne que les personnes au sein de la chaîne de production et de diffusion typique du média concerné. Celui qui partage une publication en renvoyant à un article tiers déjà publié n’entre pas dans le champ d’application de cet article. Il devrait en aller de même pour le simple partage d’un utilisateur Facebook, Twitter ou d’un autre réseau social sans que l’utilisateur fasse partie de la chaîne médiatique typique. Dans un tel cas de figure, le régime de responsabilité de l’art. 28 CP ne s’applique pas à l’utilisateur du réseau social. À notre sens, l’utilisateur n’a pas non plus d’obligation de renseigner.
Les entreprises de média sont effectivement soumises à l’obligation de renseigner sur demande, faute de quoi elles sont punissables au sens de l’art. 322 al. 1 CP. Au sens pénal du terme, les entreprises de média sont toutes les entités structurellement stables et organisées qui offrent au public des programmes ou articles, quel qu’en soit le contenu (nouvelles, commentaires, divertissement, etc.), par un moyen de communication de masse. La notion implique une influence sur le contenu ou – au moins – une participation à sa conception. Le seul fait de décider de la diffusion ou de jouer un rôle dans le transport ou la diffusion de la publication ne suffit pas. Selon notre point de vue, le titulaire d’un compte sur un réseau social ne serait soumis à l’obligation de renseigner que si l’entité titulaire du compte était structurellement et organisationnellement stable. En principe, ce n’est pas le cas.
2.2.3 La notion de média en droit civil
Le droit civil se réfère quant à lui aux notions de «média à caractère périodique» et «d’entreprise de média». À la différence du droit pénal, les deux notions coexistent aux art. 28g ss. CC. La condition de périodicité est elle aussi propre au droit civil. Cette condition est le prérequis nécessaire pour la diffusion d’un droit de réponse au sens des art. 28g ss. CC. La réponse sera diffusée à destination d’un cercle d’audience plus ou moins identique lors de la prochaine édition ou mise à jour du produit médiatique.
Le caractère périodique sur les réseaux sociaux est reconnu si le compte d’utilisateur a un public relativement stable et qu’il est mis à jour ou renouvelé régulièrement. Certains auteurs reconnaissent la périodicité des réseaux sociaux avec une condition négative supplémentaire. La périodicité est alors admise si les contenus n’apparaissent pas comme un flux ininterrompu de messages privés arbitraires. Contrairement à la notion constitutionnelle et pénale du média, la notion du droit civil ne comprend pas d’aspect qualitatif du contenu. Le respect des règles déontologiques n’est pas non plus exigé. Tous les médias et non seulement les médias professionnels sont donc concernés par l’obligation de diffuser un droit de réponse. Refuser la périodicité des messages privés arbitraires ne convainc à notre sens pas. La qualité des contenus deviendrait partie de l’analyse, ce que le droit civil exclut spécifiquement.
En droit civil, ce n’est pas l’influence sur le contenu qui importe, mais plutôt celle sur la diffusion (comp.: ch. 2.2.2 i.f. ci-dessus en droit pénal). Est un média le canal de diffusion actuel ou futur qui se destine au public, par opposition à la transmission à l’interne limitée à un groupe circonscrit de destinataires. La question de savoir si l’information est publique se pose en matière de partage à l’intérieur d’un groupe «d’amis» ou de followers sur un réseau social. De notre point de vue, le fait que l’accès au réseau social soit limité aux seuls membres (qui doivent se connecter avec identifiant et mot de passe) n’est pas déterminant. En matière de réseau social (comme Facebook ou Twitter), on ne peut plus parler de plateforme fermée et sécurisée au vu des échanges quotidiens (cf. ch. 1.1 ci-dessus pour les chiffres pertinents sur Twitter). La spécificité inhérente aux réseaux sociaux est de permettre aux informations de s’échapper de la page personnelle de l’utilisateur. Cela est rendu possible par l’intermédiaire des «j’aime», des commentaires, des partages et notamment des retweets qui ont fait le succès de ces réseaux. Le caractère privé ne devrait être reconnu qu’à une double condition. Premièrement, la publication devrait se restreindre à un cercle fermé d’utilisateurs par le paramétrage du compte. Secondement, il devrait être certain que les membres du cercle restreint ne partageront pas à leur tour les informations. Le respect de ces conditions est pratiquement irréaliste. En effet, le contrôle du cheminement d’une information après sa mise en ligne sur le réseau social est presque impossible. Il est seulement donné si l’utilisateur met en place des paramétrages à ce point complexes que l’information ne peut pas s’échapper (p. ex. groupe fermé accessible avec mot de passe et nécessitant l’aval de l’administrateur pour le partage). Par conséquent, l’exigence de publicité est en principe toujours remplie sur les réseaux sociaux.
Le titulaire du compte a la maîtrise du paramétrage de son compte. Il prend la décision de publier l’information et en assume dès lors – théoriquement – le contrôle et la responsabilité. Au sens civil du terme, le titulaire du compte est ainsi une «entreprise de média», que l’information lui échappe par la suite ou non. Il s’agit de la conséquence logique de l’abandon de la condition liée à la qualité des contenus publiés.
L’absence de condition qualitative des contenus couplée au caractère public conféré à la plupart des informations en ligne aboutit à une conséquence jusqu’ici ignorée. Quiconque publie entre théoriquement dans les notions de média et d’entreprise de média (au sens civil du terme) et devrait diffuser sur demande un droit de réponse. Chacun s’expose à un procès sur la base de l’art. 28l al. 1 CC en cas de refus. C’est insatisfaisant. On devrait calquer la notion d’entreprise de média sur celle développée en droit pénal. Ainsi, le droit de réponse ne devrait s’adresser qu’aux entreprises de média au sens d’entité stable et durable (cf. ch. 2.2.2 ci-dessus).
Il n’est certes pas dit dans le message ou dans les travaux parlementaires de l’époque que les critères de l’organisation et de la durabilité devraient être pris en compte. On peut néanmoins se demander s’il s’agissait d’un critère implicite. En effet, les médias de l’époque (à savoir la presse écrite, la radio et télévision) étaient tous dirigés de manière plus ou moins centralisée et organisée. Le critère de la stabilité découle aussi implicitement de la version germanophone de l’art. 28i CC, laquelle se réfère au terme Unternehmen.
2.2.4 La notion de média en procédure civile
Les commentateurs de l’art. 266 CPC renvoient largement à la notion de média à caractère périodique développée suite à l’entrée en vigueur des art. 28g ss. CC. Les développements qui précèdent s’appliquent dès lors mutatis mutandis (cf. ch. 2.2.3).
Certains auteurs commencent néanmoins à prendre en compte le critère de la qualité de l’information diffusée dans le contexte du régime de faveur dont bénéficient les médias périodiques vis-à-vis des mesures provisionnelles. Le critère qualitatif peut sembler nécessaire pour distinguer entre les médias en ligne qui jouissent ou non du privilège de l’art. 266 CPC, historiquement appelé «privilège de la presse». On pourrait considérer que seuls les médias professionnels peuvent prétendre au privilège. Celui-ci a une importance pratique certaine. Il soumet les mesures provisionnelles à l’encontre d’un média périodique à des conditions plus strictes (cf. art. 266 let. a-c CPC; comp.: art. 261 ss. CPC).
Le fait que la qualité du contenu diffusé ne joue pas de rôle est bien ancré en droit civil. On ne peut dès lors imaginer y renoncer sans revirement jurisprudentiel et doctrinal drastique. En revanche, la transposition du critère de stabilité et de durabilité déjà retenu en lien avec la notion pénale d’entreprise de média devrait résoudre la plupart des difficultés. Elle exclurait dans tous les cas les utilisateurs lambda des réseaux sociaux. Seules les entités sur le réseau qui satisfont aux exigences de durabilité et de stabilité seraient encore visées par le droit de réponse et pourraient en contrepartie jouir également du privilège de l’art. 266 CPC en matière de mesures provisionnelles.
Conclusions
Le statut juridique des réseaux sociaux et des comptes des utilisateurs est encore flou. Les difficultés résultent d’une part d’un amalgame entre les notions de réseau social, d’entreprise exploitant le réseau et de compte sur le réseau social. À notre sens, on doit distinguer ces entités dans l’analyse juridique. Seul un compte sur le réseau social peut revêtir la qualité de média. Les autres entités se bornent à mettre l’interface à disposition des utilisateurs sans jouer de rôle dans la diffusion des informations. Reconnaître la qualité de média à Facebook ou Twitter (au sens de réseau social) reviendrait à qualifier internet de média. D’autre part, la confusion réside dans les critères retenus. Les notions de média, de média à caractère périodique et d’entreprise de média ne sont pas les mêmes selon les domaines du droit. Il en découle une incohérence lors de l’application transversale de ces notions.
Alors que le droit constitutionnel et le droit pénal imposent un certain degré de professionnalisme et le respect de la déontologie journalistique, le droit civil n’exige que la publicité de la diffusion pour reconnaître la qualité de média. La qualité du contenu de l’information diffusée ne joue pas de rôle en droit civil et en droit de procédure civile. Or, elle semble déterminante en droit constitutionnel et pénal.
Il en découle des notions différentes ainsi que des conséquences insatisfaisantes sur le plan juridique. L’utilisateur lambda qui dispose d’un compte sur un réseau social ne jouira pas de la liberté des médias au sens de l’art. 17 Cst. Il ne sera pas mis au bénéfice du régime de responsabilité de l’art. 28 CP s’il ne prend pas part à la chaîne de production et de diffusion typique. Il ne sera pas non plus soumis à l’obligation de renseigner sanctionnée par l’art. 322 al. 1 CP. Pourtant, à la seule condition de publier régulièrement des informations en ligne – ce qui est en principe le cas pour l’utilisateur d’un réseau social –, il sera assimilé à un média en ligne périodique au sens civil du terme. Cela signifie que l’utilisateur devrait théoriquement diffuser un droit de réponse sur demande (et risquera un procès en cas de refus injustifié), sans égard à la qualité des informations diffusées. Il devrait aussi pouvoir exiger d’être mis au bénéfice du régime de faveur en matière de mesures provisionnelles prévu par l’art. 266 CPC.
Partant, mon compte Facebook ou Twitter sur lequel je publie sans prétention journalistique est potentiellement un média en ligne à caractère périodique au sens des art. 28g ss. CC et 266 CPC. Pour ma part, je deviens une entreprise de média en publiant sur le réseau social! Le même compte ne remplira pas les critères mis en place sous l’empire des art. 17 Cst. et des art. 28 et 322 CP. Je ne serai pas non plus une entreprise de média au sens pénal du terme. L’analyse a montré que, si tous les articles précités visent la même notion générale de «média», les notions sont différentes.
Afin d’unifier la notion dans l’ordre juridique, on pourrait transposer le critère de stabilité et de durabilité développé en matière pénale et constitutionnelle. Cette évolution – basée sur le principe des vases communicants – est souhaitable à l’heure actuelle pour exclure les titulaires de comptes qui n’ont aucunement conscience de revêtir la qualité de média en ligne. La différence fondamentale résidera encore dans la qualité des contenus diffusés; on devra s’en accommoder. ❙
1 Lorenz Langer, Staatliche Nutzung von Social Media-Plattformen, in: PJA 2014, p. 948.
2 Malgré les échanges très importants, il a été constaté que Facebook est en perte de vitesse, notamment auprès de la population jeune. En 2014, le 80% des 15-24 ans utilisait le réseau social en Suisse, alors qu’ils ne sont plus que 50% en 2018: admeira.ch/fr/igem-digimonitor-2018 (consulté le 12.9.2022).
3 Cf. pour le fonctionnement de Twitter: Davide Cerutti, Andrea Frattolillo, Twitter, Facebook & Co – Plus média ou social?, in: Medialex 07/2020 du 3 septembre 2020, n. 14 ss.
4 Pour plus de détails: Arnaud Constantin, Le droit de réponse en ligne, thèse Fribourg, Schulthess, Genève/Zurich/Bâle, 2019, n. 269 et 312.
5 internetlivestats.com/twitter-statistics/ (consulté le 12.9.2022).
6 Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 14.
7 Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 14.
8 fr-fr.facebook.com/terms (consulté le 12.9.2022).
9 Philipp Fischer, Peter Ling, Publicité évènementielle et réseaux sociaux, perspectives réglementaires suisses, in: GesKR 2013, p. 584.
10 facebook.com/legal/terms/previous (consulté le 12.9.2022). Sur l’absence d’effet des élections de for sur les tiers non concernés par une prorogation régie par la CL (RS 0.275.12): TF 5A_240/2009 du 10.7.2009, c. 3.2.2.
11 TF 5A_790/2010 du 4.5.2011, c. 5.2; Constantin, thèse, n. 309.
12 Cf. ég. Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 43 et 49 ss.
13 ATF 147 IV 65, c. 5.6; contra (avant la publication de l’ATF 147 susvisé): Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 49 ss.
14 TF 6B_1114/2018 du 29.1.2020, c. 3 non publié in: ATF 146 IV 23.
15 ATF 143 I 194, c. 3.1; 144 I 126, c. 4.1; 141 I 211, c. 3.2; 137 I 8, c. 2.5; 137 I 209, c. 4.2; Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 7.
16 Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 13 ss. et 44 ss.; Constantin, thèse, n. 309.
17 Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 7.
18 ATF 96 I 586, c. 3a-3c; Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 7.
19 Bertil Cottier, Art. 17 Cst., in: Vincent Martenet, Jacques Dubey (éd.), Constitution fédérale, CR Cst., Bâle, 2021, n. 11 ad art. 17 Cst.; Franz Zeller, Regina Kiener, Art. 17 Cst., in: Bernhard Waldmann, Eva Maria Belser et alii (éd.), Bundesverfassung, BSK BV, Bâle, 2015, n. 9 ad art. 17 Cst.; Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 7 et 8.
20 CR Cst.-Cottier, n. 11 ad art. 17 Cst.
21 TF 1C_461/2017 du 27.6.2018, c. 4.4; CR Cst.-Cottier, n. 11 ad art. 17 Cst. Cf. ég. BSK BV-Zeller, Kiener, n. 16 ad art. 17 Cst. qui excluent les contributions à des blogs et les tracts du champ de protection de l’art. 17 Cst.
22 ATF 147 IV 65, c. 5.6; CR Cst.-Cottier, n. 11 ad art. 17 Cst. et les références citées; Stéphanie Volz, Trennungsgebot und Internet – Ein medienrechtliches Prinzip in Zeiten der Medienkonvergenz, thèse Zurich, Zurich/Bâle/Genève, 2013, p. 14 ss.
23 TF 5A_801/2018 du 30.4.2019, c. 9.3.3; TF 1C_335/2013 du 10.10.2013, c. 3.4; CR Cst.-Cottier, n. 11 ad art. 17 Cst.
24 Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 8.
25 Stéphane Werly, Art. 28 CP, in: Alain Macaluso, Nicolas Queloz et alii (éd.), Code pénal I, Art. 1-111 CP, CR CP I, 2e éd., Bâle, 2021, n. 22 ss. ad art. 28 CP; Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 13.
26 CR CP I-Werly, n. 14 ad art. 28 CP; Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 13.
27 ATF 77 IV 193.
28 TF 1C_335/2013 du 10.10.2013, c. 3.4; CR CP I-Werly, n. 14 ad art. 28 CP; Cerutti, Frattolillo, in: Medialex 07/2020, n. 13.
29 ATF 147 IV 65, c. 5.4.4 et 5.6.
30 ATF 147 IV 65, c. 5.6.
31 Denis Barrelet, Stéphane Werly, Droit de la communication, 2e éd., Berne, 2011, n. 1373; Constantin, thèse n. 640; Franz Zeller, Art. 28 et 322 CP, in: Marcel Alexander Niggli, Hans Wiprächtiger (éd.), Strafgesetzbuch – Jugendstrafgesetz, BK StGB II, 4e éd., Bâle, 2018, n. 5 ad art. 322 CP.
32 BK StGB II-Zeller, n. 7 art. 322 CP; Constantin, thèse n. 640 et les références citées.
33 ATF 137 III 433, c. 7.1; 136 IV 145, c. 3.3; Regula Bähler, Tweet und Retweet: Mitgegangen, mitgefangen, Aber nicht immer, in: Medialex 2017, n. 23 i.f.; Michel Heinzmann, Bettina Bacher, Art. 266 ZPO: Alter Wein in neuen Schläuchen? Eine Analyse des Medienprivilegs aus zivilprozessualer Sicht, in: Medialex 2013, p. 160; contra: TF 5A_790/2010 du 4.5.2011, c. 5.2 en lien avec l’art. 28c al. 3 aCC.
34 Matthias Schwaibold, Art. 28g CC, in: Thomas Geiser, Christiana Fountoulakis (éd.), Zivilgesetzbuch I, Art. 1-456 ZGB, BSK ZGB, 6e éd., Bâle, 2018, n. 3 ad art. 28g CC.
35 Andreas Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, 5e éd., Bâle 2009, n. 55; Constantin, thèse, n. 254 ss.
36 ATF 113 II 369, c. 3b.
37 ATF 113 II 369, c. 3.c; Message Protection de la personnalité, FF 1982 II 661, pp. 670, 673 et 696 ss.
38 Arrêt du Tribunal cantonal de l’État de Fribourg 501 2013 99 du 6.3.2015, c. 2.aa i.f., RFJ 2015 p. 58; Arrêt de l’Obergericht du canton de Zurich SB130371 du 25.11.2013, c. III.2.2.3; confirmé par le TF 5A_701/2017 du 14.5.2018, c. 4.5 et 4.6 en lien avec une question de récusation.
39 TF 5A_195/2016 et 5A_975/2015 du 4.7.2016, c. 5.2 et 5.3 i.i.
40 Constantin, thèse, n. 714.
41 Cf. Message Protection de la personnalité, FF 1982 II 661, p. 670 ss.
42 Cf not. François Bohnet, Art. 266 CPC, in: Bohnet François, Haldy Jacques et alii (éd.), Code de procédure civile, CR CPC, 2e éd., Bâle, 2019, n. 2 ad art. 266 CPC; Thomas Sprecher, Art. 266 CPC, in: Karl Spühler, Luca Tenchio et alii (éd.), Schweizerische Zivilprozessordnung, BSK ZPO, 3e éd., Bâle, 2017, n. 1 ss. ad art. 266 CPC.
43 Cf. not. CR CPC-Bohnet, n. 5 ad art. 266 CPC; Bertil Cottier, Arrêt du Tribunal cantonal fribourgeois du 29 janvier 2013 (601 2012-29), in: Medialex 2013, p. 90; BSK ZPO-Sprecher, n. 11 et 18 ss. ad art. 266 CPC.
44 Cf. Ivan Cherpillod, Information et protection des intérêts personnels: les publications des médias, in: RDS 1999 II 187 s.