Introduction
Alors que les deux tiers des entreprises suisses d'une certaine importance se disent actives en 2011 sur les réseaux sociaux, seules 22% à peine indiquent disposer d'un community manager (ou «gestionnaire de communauté»)1. Ces chiffres reflètent bien la perception actuelle des réseaux sociaux: la direction de l'entreprise estime qu'il est nécessaire qu'elle y soit présente pour des questions d'image, tout en maîtrisant mal la portée et les risques d'une telle ouverture, faute de stratégie adéquate. La présente contribution entend ainsi défricher le terrain pour déterminer si la présence d'une entreprise sur les réseaux sociaux est indispensable et, dans l'affirmative, sous quelle forme, afin d'en maîtriser les risques de manière optimale, compte tenu de la rapidité croissante de la transmission de l'information via les réseaux sociaux.
Qu'entend-on par réseaux sociaux? Deux notions rentrent dans cette définition. La première est l'effet de communauté et la seconde l'émergence du «Web 2.0», ou web participatif. La notion de communauté n'est pas nouvelle et elle a toujours existé, à l'instar des membres d'un club sportif, d'un parti politique ou des fans participant à un concert de rock. L'avènement du web participatif a permis l'émergence d'une intelligence collective: l'internaute devient acteur. Sur le plan strictement technologique, on définit le web participatif par des interfaces et des applications en ligne permettant aux internautes d'interagir de façon simple (partager et échanger du contenu, des informations, des opinions, etc.), à la fois avec le contenu et la structure des pages, mais aussi entre eux, créant ainsi notamment le web social.
L'avènement des réseaux sociaux représente également un défi pour le juriste, à mesure que celui-ci doit composer avec les normes légales existantes et essayer de transposer des normes technologiquement neutres aux mondes virtuels. Parfois cela ne suffit pas et le droit se doit d'évoluer de s'adapter aux besoins de la société. La France a ainsi adopté la loi LOPPSI le 14 mars 2011, incriminant de manière spécifique l'usurpation d'identité numérique2. Une telle protection est actuellement inexistante en Suisse, alors même que le détournement d'un profil Facebook ne présente aucune difficulté technique majeure pour qui sait trouver des informations sur internet. Un tel détournement, non sanctionné per se, ne pourra être sanctionné sur le plan civil que s'il constitue également une atteinte à la personnalité au sens des art. 27 ss CC ou s'il est constitutif d'un délit contre l'honneur.
En outre, l'extrême difficulté d'identifier les émetteurs d'une information, si celle-ci est démultipliée à l'infini lorsqu'elle est «retweetée», pousse de plus en plus de lésés à s'en prendre directement aux intermédiaires techniques. Cependant, le mal est en général déjà fait et il est nécessaire d'admettre que les moyens juridiques à disposition se révèlent, dans la plupart des cas, inefficaces dans la mesure où Internet constitue une véritable mémoire perpétuelle. Il s'agit désormais plus de noyer et d'enfouir l'information, plutôt que de la faire véritablement disparaître.
Les principaux réseaux sociaux
Si certains réseaux sociaux sur internet regroupent des amis de la vie réelle, d'autres aident à se créer un cercle d'amis, à trouver un emploi, à recruter un candidat ou des partenaires commerciaux. Sans surprise, les principaux réseaux sociaux utilisés actuellement en Suisse correspondent au classement international, à savoir Facebook, YouTube et Twitter dans le trio de tête, suivi des blogs «corporate» et d'autres réseaux sociaux utilisés à des fins professionnelles (LinkedIn, Xing dans le monde germanophone ou Videado dans le monde francophone).
A lui seul, le réseau Facebook est disponible en 70 langues pour plus de 500 millions d'utilisateurs, comptant plus de 250 millions de connexions quotidiennes. Selon les statistiques Google de juillet 20113, Facebook est actuellement le site le plus visible et le plus fréquenté du monde, talonné de près par YouTube en deuxième position. Plus de 5 millions de Suisses s'y connectent chaque mois, dont 47% dans une tranche d'âge de 25 à 44 ans, de quoi tordre le cou à certains préjugés et, surtout intéresser les entreprises à se pencher plus près sur les opportunités offertes par ce canal de communication pour recruter de nouveaux clients.
L'intérêt des réseaux sociaux
De plus en plus d'acheteurs réels ou potentiels considèrent la toile comme un moyen utile et complémentaire pour trouver des informations sur les produits auxquels ils s'intéressent. De fait, les consommateurs n'ont pas attendu la présence de l'entreprise ou de sa marque sur les réseaux sociaux ou sur internet pour en parler ainsi que de ses produits, en positif comme en négatif, comme par exemple par la création de pages de «fans» sur Facebook ou l'utilisation du célèbre bouton «J'aime».
Dès lors, la question n'est donc plus de savoir si l'entreprise doit être présente ou non sur les réseaux sociaux, mais bien plutôt où, quand et comment elle doit l'être. Certes, ses craintes induites par ces nouveaux médias - notamment la perte de contrôle de son image et de sa réputation - montrent bien qu'elle doit véritablement comprendre les enjeux et les risques liés par ceux-ci.
En termes positifs, la présence de l'entreprise sur les réseaux sociaux va permettre notamment de générer de la visibilité pour sa marque, de rediriger le trafic vers son propre site, de recruter des consommateurs potentiels (par le biais notamment de jeux et de concours). Son image pourra être améliorée et renforcée, notamment en montrant qu'elle sait écouter ses clients et s'intéresser à leurs besoins, et cela en temps réel par le biais d'outils de veille spécifiques4. De plus en plus d'entreprises font désormais appel à des community managers, chargés d'animer les échanges en relation avec l'entreprise et de gérer la réputation de celle-ci sur internet (ou «e-reputation») et sur les réseaux sociaux en particulier.
En revanche, les réseaux sociaux impliquent pour l'entreprise d'adopter de nouveaux modes de communication. En effet, comme l'a souligné le publicitaire Marty Neumeier5: «A brand is not what you say it is, it's what they say it is.» Désormais, l'entreprise doit satisfaire sa communauté pour conserver sa bonne réputation, celle de ses produits ou de ses services.
En effet, elle est en contact direct avec ses (futurs) clients, mais aussi ses détracteurs, ses concurrents, ses fournisseurs et toute autre personne ayant une opinion ou une idée à exprimer à son propos. Elle dispose de la faculté de mobiliser cette communauté et de l'impliquer (par exemple en lançant un concours pour trouver le nom d'un nouveau produit), ce que le monde anglo-saxon désigne par l'expression «empowering your people and customers».
L'entreprise peut certes se contenter d'une utilisation purement «passive» des réseaux sociaux, en les utilisant comme source d'information, effectuant de la veille pour intervenir contre les abus (intervention réactive) ou surveiller ses concurrents (veille concurrentielle). Ce cas de figure tend toutefois à disparaître au profit d'une communication active avec le public, notamment par la diffusion d'informations exclusives aux «fans» et le recours au marketing viral (lorsque les destinataires d'une offre vont assurer sa diffusion en la recommandant à des proches ou à des collègues). Ainsi, les consommateurs deviennent les principaux vecteurs de la communication de l'entreprise. Il s'agit dès lors pour elle d'accompagner ses communautés, de répondre à leurs questions; en bref de leur donner de la visibilité. Les interrogations qui se posent indubitablement sont dès lors sur quels sites engager le dialogue et sur quelles thématiques, à quelle fréquence diffuser des informations et sous quelle forme.
Cependant, l'entreprise doit être consciente que ce nouveau mode de communication doit respecter des exigences d'authenticité et de confiance, la qualité des échanges étant primordiale pour avoir une communauté fidèle. Ce qui implique aussi de savoir dialoguer en respectant un principe fondamental, à savoir que le consommateur est au centre de tout. La communication doit véritablement constituer une plus-value pour le fan sur Facebook ou le «follower» sur Twitter, au risque de lasser et d'en faire un utilisateur déçu.
Comment bien débuter pour limiter les risques
En premier lieu, il est indispensable pour l'entreprise de définir une stratégie. Elle ne doit pas foncer tête baissée et créer une page sur Facebook simplement pour imiter la concurrence. Elle établira au préalable un état des lieux, afin de déterminer ce qui se dit, où, quand et comment, à propos de sa marque ou de ses produits. Elle définira des objectifs de présence sur les réseaux sociaux, notamment une liste d'outils à mettre en place, et impliquera l'ensemble de l'entreprise (marketing, relation client, département juridique, etc.). Les réseaux sociaux doivent être intégrés à part entière dans le plan communication.
L'entreprise doit également s'interroger sur son image, son identité et sa culture pour définir sa politique en matière de médias sociaux. Elle fixera notamment des lignes directrices à insérer dans les contrats passés avec les tiers autorisés (clients, distributeurs, licenciés, etc.) et régulera l'usage des réseaux sociaux à l'interne avec ses employés (voir infra). C'est à ces conditions décidées en amont de la communication qu'elle limitera les risques et maîtrisera son image.
En parallèle, l'entreprise réservera le plus vite possible sa page et son nom d'utilisateur sur les principaux réseaux sociaux, sachant que ceux-ci sont parfois très difficile à récupérer par la suite (tant pour des questions juridiques que d'image, les personnes concernées pouvant mal réagir et le faire savoir très vite à grande échelle).
Il est en effet parfois ardu de négocier avec le réseau social lui-même. C'est l'occasion de rappeler que bien que qualifiés d'incontournables, ces réseaux sociaux n'en demeurent pas moins des entreprises privées ayant pour objectif de réaliser un bénéfice. Ils sont en général soumis au droit américain avec un for situé très fréquemment sous le soleil californien. Ces réseaux sociaux n'ont donc aucun motif de respecter un quelconque principe d'égalité de traitement et font preuve de plus ou moins de souplesse face aux demandes des entreprises en fonction du budget marketing qu'elles sont prêtes à investir dans le réseau en question. Il est probable que des problèmes de concurrence feront bientôt leur apparition, compte tenu d'une situation de quasi-monopole rendant indispensable l'accès à ces marchés-là. Un exemple frappant est celui de Facebook: les pages dédiées à une marque ou à un produit doivent comporter dans l'URL au minimum cinq lettres selon les conditions générales d'utilisation6, et l'utilisateur essaiera en vain d'en créer une avec quatre lettres. Et tout utilisateur averti relèvera que les célèbres marques Audi, Puma ou Nike - pour ne citer qu'elles - disposent pourtant bel et bien de leur propre URL en quatre lettres...
Une question également brûlante a trait à la validité des conditions générales d'utilisation, naturellement non négociables, imposées par ces réseaux sociaux ou d'autres outils de partage de contenu en ligne. La plupart de ces sites revendiquent en effet une cession totale sur le contenu publié par l'utilisateur. Si une telle cession peut s'expliquer pour des motifs purement techniques, qu'en est-il du contenu lui-même en termes sémantiques?
Par exemple, le site Dropbox7 a créé la polémique en 2010 en introduisant une clause indiquant: «By submitting your stuff to the Services, you grant us (and those we work with to provide the Services) worldwide, non-exclusive, royalty-free, sublicenseable rights to use, copy, distribute, prepare derivative works (such as translations or format conversions) of, perform, or publicly display that stuff to the extent reasonably necessary for the Service.» Là aussi, face aux attaques dont il était victime sur internet, le site a été contraint de faire marche arrière.
Enfin, nous assistons également à une véritable privatisation de qui est admissible ou non, le réseau social fixant lui-même, dans ses conditions générales, la définition de la violation des droits de tiers (droit à la marque, droit d'auteur, droit au nom, etc.) ou de l'admissibilité des contenus, fondée sur ses propres conception, en se réservant le droit de les supprimer sans préavis et de bannir l'utilisateur.
Prévention des abus: quelle stratégie appliquer?
Le principal enjeu consiste à déterminer où situer la frontière de ce qui sera toléré ou non, de prévenir les abus et les dérapages. L'entreprise doit se souvenir qu'il n'est pas obligatoire de répondre à tous les commentaires négatifs publiés à son encontre. La nécessité de répondre varie fortement en fonction de chaque entreprise et du niveau de gravité du sujet abordé. La notion d'influence de l'émetteur est, à ce titre, très importante (par exemple, Greenpeace lançant une campagne contre la déforestation liée à l'utilisation d'huile de palme dans les produits Nestlé8). L'élément humain est donc primordial et il ne faut pas faire preuve d'excès de zèle, au risque de donner involontairement une forte résonance à un commentaire qui serait en fait passé inaperçu du public, noyé dans la masse d'information publiée quotidiennement sur le web.
Parmi les atteintes les plus fréquentes, on peut citer les critiques ou remarques négatives sur la marque (LCD), le nom d'utilisateur (username) qui reprend la marque ou la raison sociale de l'entreprise (LPM), la reprise de contenus protégés (images, films, textes) (LDA), la promotion de vente de contrefaçons (LPM, LDes, LBI), l'utilisation de la marque ou de la raison sociale pour la promotion de produits concurrents ou sans rapport avec la marque (LCD). La plupart des sites de réseaux sociaux disposent de pages spécifiques aux politiques applicables en matière de respect de droits de propriété intellectuelle ou d'autres atteintes (notamment du dénigrement), des formulaires en ligne étant souvent mis à disposition pour signaler les abus, voire directement un bouton spécifique pour signaler un abus sur toute page du site.
D'autre part, l'entreprise devra établir une charte interne d'utilisation qu'elle fera signer par ses employés. En effet, sur la toile, l'identité personnelle est de plus en plus confondue avec celle professionnelle (j'affiche le nom de mon employeur dans mon profil et le contenu que je publie est associé également à celui-ci). Dès lors, il convient de réglementer l'utilisation des réseaux sociaux tant interne (comme l'usage du téléphone ou de l'internet) qu'à l'externe, lorsque les salariés de l'entreprise interviennent sur les réseaux en rentrant chez eux le soir. Il faut notamment les responsabiliser et les informer des risques liés aux réseaux sociaux, et ce, déjà à titre personnel. En France, une entreprise a été condamnée, en août 2011, en raison de la publication par son PDG via son compte Twitter personnel de propos dénigrant un concurrent.
Conclusion
On retiendra que les réseaux sociaux sont désormais un média incontournable pour l'entreprise, mais qu'elle évitera de s'y lancer tête baissée. Elle mettra au contraire sur pied une stratégie au préalable, après avoir procédé à un état des lieux pour évaluer la perception qu'ont les consommateurs de ses produits ou de ses services. Elle informera ses employés de la manière dont ceux-ci peuvent parler de leur entreprise sur les réseaux sociaux et n'hésitera pas à réglementer l'utilisation de son nom ou la référence à ses produits dans les contrats passés avec ses partenaires. Tous les départements de l'entreprise sont concernés par sa présence sur les réseaux sociaux et le plan de communication en tiendra compte également. Enfin, l'entreprise mettra en place un système de veille lui permettant de réagir à tout abus qui remonterait selon des politiques précises qu'elle aura préalablement fixées et qu'elle n'hésitera pas à réévaluer à intervalles réguliers.
1 Social Media Studie Schweiz: Von Web 2.0 zum Online Dialog, Berner _PR, mars 2011 (www.bernet.ch/socialmediastudie).
2 http://www.legifrance.gouv.fr/affich Texte.do?cidTexte=JORFTEXT000023707312&dateTexte=&categorie Lien=id.
3 www.google.com/adplanner/static/top1000/.
4 Netvibes, Google Alertes, Google Blog Search, etc.
5 «Une marque, ce n'est pas ce que vous en dites, mais ce qu'ils en disent», http://www.liquidagency.com/agency/management/ mneumeier.php
6 http://www.facebook.com/page_gui delines.php
7 http://www.dropbox.com/
8 http://www.youtube.com/watch?v=hgcHTHGu5tA: dénonciation par Greenpeance de l'utilisation par Nestlé de l'huile de palme notamment dans les barres KitKat, contribuant ainsi à la déforestation et à la disparition des gorilles.