Poser les conditions dans lesquelles s’organise la mise en œuvre des facultés physiques et intellectuelles nécessaires à l’acquisition d’un revenu, tel est l’objet du droit du travail. Ce dernier est appelé à être repensé dans un contexte marqué par de profondes évolutions techniques et une mutation importante du modèle d’entreprise. Or, les technologies d’aujourd’hui, tout comme celles qui semblent s’annoncer pour l’avenir, seront, au choix, des supports d’émancipation ou d’asservissement. C’est ce choix que nous appelons ici à opérer, et il est concret: l’ordinateur portable, le téléphone portable, la robotisation, l’«intelligence» artificielle, etc., permettront-ils de mettre de côté les tâches les plus répétitives et les plus abrutissantes, de mieux concilier vie professionnelle et vie privée, de mieux valoriser les compétences et les intérêts de chacun, ou serviront-ils de soubassement à une mise à disposition de plus en plus exigeante des travailleurs, de plus en plus longue, sous la menace de mise à l’écart de tous ceux qui ne satisferont pas aux exigences que certains auront imposées à d’autres? Nous nous trouvons donc à un tournant qui nous donne le choix de la façon dont nous travaillerons à l’avenir.
Lorsqu’on est attaché au libéralisme politique, on ne saurait prétendre déterminer de manière dogmatique le contenu des règles juridiques. Il faut plutôt proposer le cadre le plus pertinent à faire émerger ces règles de la manière la plus équilibrée possible. Dans le domaine du droit du travail, l’instrument le plus adéquat est la convention collective. En effet, cette dernière permet à des partenaires de force sensiblement égale de fixer, pour un horizon ni trop court ni trop long, des règles pour un secteur entier. Grâce à cet instrument, la liberté est préservée et l’égalité rétablie.
Or face aux mutations technologiques, les conventions collectives ne sauraient présenter un intérêt que si, d’une part, elles répondent aux changements engendrés et si, d’autre part, elles couvrent les nouveaux secteurs qui émergent.
Concernant les changements, les conventions collectives doivent par exemple déterminer s’il est possible de recourir au télétravail et dans quelles conditions (ancienneté dans l’entreprise avant de pouvoir y recourir, fréquence de recours, délai dans lequel une réponse est attendue après sollicitation d’un supérieur, prise en charge des frais occasionnés par ce mode d’exercice, etc.). Il convient également de préciser l’usage possible des moyens de communication de l’entreprise (principalement courriels et appels téléphoniques) en dehors des heures de travail prévues et les modalités de rémunération de telles sollicitations. En outre, il faut mener des réflexions communes entre employeurs et travailleurs sur les impacts des nouvelles technologies dans chaque domaine d’activité. Il s’agirait ainsi d’anticiper les changements, de les accompagner et finalement de les mettre en œuvre d’une façon non seulement respectueuse de la personnalité mais encore de manière à améliorer l’accomplissement du travail au quotidien.
Concernant les nouveaux secteurs économiques que les nouvelles technologies contribuent à faire émerger, il conviendrait de les voir se structurer du point de vue syndical, afin d’y rendre possible la négociation de conventions collectives propres. A cet égard, la qualification juridique des rapports entre donneurs et preneurs d’ouvrage n’est pas discriminante, dès lors que la liberté syndicale s’étend aussi aux indépendants ou aux pseudo-indépendants. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la mise en place de règles communes à un secteur économique est aussi le moyen d’assurer une concurrence plus équitable entre les différents acteurs du marché, ce qui bénéficie à toutes les personnes impliquées.
La mise en place des règles que nous venons de mentionner ne requiert que la bonne volonté des acteurs concernés; elle peut donc se faire rapidement et sans modification de l’ordre juridique positif. Il convient toutefois en parallèle de raisonner à plus long terme et d’envisager les nouveaux visages que pourrait prendre le droit dans ce domaine.
Trois pistes nous paraissent fécondes.
• Premièrement, il nous semblerait pertinent de faire cesser la compartimentation du régime juridique de l’acquisition du revenu entre droit du travail et droit des assurances sociales, pour envisager un droit général du revenu. La summa divisio de ce nouveau droit opposerait l’acquisition autonome du revenu et l’acquisition hétéronome du revenu. Il serait ainsi compris que chaque individu, membre de la collectivité nationale, est amené, au cours de sa vie, tantôt à acquérir un revenu par la mise en œuvre de ses facultés propres, tantôt à recevoir un revenu par effet de la solidarité étatique.
• Une telle dichotomie aurait pour mérite de mettre au second plan la figure du contrat, notamment du contrat de travail, dont l’usage en matière de droit du revenu ne serait plus aussi essentiel. Certes, le contrat est facteur d’émancipation quand il permet aux parties d’opérer des choix. Il est toutefois réducteur lorsqu’il incite à diviser systématiquement le champ du travail entre pouvoir de direction et obéissance. Les figures – contractuelles en apparence mais plus institutionnelles au fond – de la société (société simple et société à responsabilité limitée notamment) pourraient ainsi être davantage utilisées pour régir le travail entre des personnes dont les tâches ne seraient plus réparties uniquement au niveau de l’exécution du travail, mais aussi au niveau de sa conception et de sa rétribution.
• Au total, c’est la notion d’entreprise qu’il serait judicieux de revisiter. Les nouvelles technologies créent en effet de la richesse et peuvent faciliter le travail. Se pose alors la question de la répartition de ces avantages. C’est une question politique et sociale de long terme. Du point de vue de la pérennité de la cohésion sociale, il est souhaitable que le plus grand nombre en profite. Concrètement, que l’entreprise rémunère notamment ses actionnaires, c’est légitime, à condition toutefois qu’elle permette aussi aux personnes qui contribuent à son action d’en ressortir davantage émancipées, tant dans leurs possibilités d’action que grâce à leur juste rétribution financière. y