Lorsque Gabriele Meucci a pris la tête de la mission Eulex au Kosovo, il était loin de s’imaginer ce qui l’attendait. Ce diplomate italien chevronné était envoyé par l’Union européenne pour aider le pays à devenir un Etat de droit et soutenir les autorités du Kosovo dans le développement d’une administration efficace. Il allait également devoir aider les magistrats du pays à lutter contre le crime organisé, la corruption ainsi que les abus de pouvoir et leur apporter une protection contre les menaces. Sa mission comprenait aussi l’encadrement de la police locale.
Mais il a rapidement déchanté. A peine était-il arrivé, l’automne dernier, à l’aéroport de Pristina, qu’Eulex essuyait des salves de graves reproches. Des médias du pays accusaient des membres de la mission d’être impliqués dans des affaires de corruption, des intrigues et des décisions de justice truquées. Puis ce fut le tour des médias internationaux. Gabriele Meucci déclara alors dans une interview que, vu les circonstances, il n’était pas sûr de défaire sa valise. Il songeait, paraît-il, à faire demi-tour et à tourner le dos à Eulex.
Puis, il s’est ravisé. Il est resté à la tête des quelque 2000 personnes employées par la mission, se mettant même à tenir des propos de plus en plus virulents. Il a défendu sa mission, avançant que les juges internationaux avaient déjà prononcé près de 600 décisions et inculpé plusieurs politiciens. Mais il estimait qu’on ne pouvait attendre de ses collaborateurs qu’ils donnent suite à chaque allégation de la presse. Un ton qui a provoqué des irritations. Et ce sont carrément des protestations qui ont accueilli la tentative des responsables d’Eulex de faire taire un journaliste d’investigation du journal indépendant «Koha Ditore». Des organisations de journalistes, comme Reporters sans frontières, s’en sont émus.
Expertise
Les reproches concernant Eulex ont été soumis à un expert indépendant, le professeur de droit français Jean-Paul Jacqué. Qui n’a pas trouvé d’éléments prouvant que les collaborateurs d’Eulex se seraient laisser corrompre par la mafia politique locale. Ces conclusions ont été accueillies avec soulagement par la mission au Kosovo et la centrale de l’UE à Bruxelles.
Il n’y avait pourtant guère de motifs de se réjouir, car le rapport Jacqué constatait aussi que l’engagement de l’UE au Kosovo a manqué son but. La corruption, le népotisme et les erreurs de management ont subsisté, malgré le recours à quelque 10 000 experts depuis la mise en place d’Eulex en 2008, sollicités pour aider le jeune Etat à se mettre sur ses jambes. Jean-Paul Jacqué écrit diplomatiquement que, en son état actuel, le système judiciaire du Kosovo n’est, à l’évidence, pas à même de réprimer la corruption et le crime organisé qui lui est lié.
Eulex a coûté jusqu’à maintenant plus d’un milliard d’euros aux contribuables de l’UE. La Suisse participe aussi à la mission, avec des experts en droits humains et en décentralisation. Dans un ouvrage sur l’échec de la communauté internationale paru récemment, l’expert italien sur le Kosovo, Andrea Capussela, juge sévèrement la mission Eulex: ses faibles prestations et ses graves erreurs ont permis aux éléments criminels de l’élite du Kosovo de rester bien en selle et même de trouver indirectement une aide pour asseoir leur pouvoir sur le pays.
Les exemples de coopération d’Eulex avec des politiciens sans doute corrompus ou incapables ne manquent pas. On parle, par exemple, d’une collaboration avec le ministre de la Justice Hajredin Kuçi, qui a pourtant entravé des enquêtes contre des politiciens corrompus.
Fraude électorale
A la fin de 2010, l’UE a reconnu les élections parlementaires au Kosovo, malgré des manipulations de grande ampleur. Les fraudeurs étaient connus: il s’agissait de politiciens dirigeants du Parti démocratique PDK de l’ancien premier ministre et actuel ministre des Affaires étrangères, Hashim Thaçi. Ex-chef de l’aile politique de l’armée de libération du Kosovo (UçK), il avait acquis un tel pouvoir qu’il apparaissait comme garant de la stabilité du pays. Bruxelles, Washington et Berlin le courtisaient.
L’UE a également continué de collaborer avec le ministre de l’Intérieur, un cadre du PDK, même si plusieurs de ses subordonnés ont encaissé plus d’un million d’euros d’une firme autrichienne, en échange de l’attribution du mandat de fabrication des passeports biométriques pour les citoyens kosovars. A la suite de ce scandale, quelques Etats de l’espace Schengen se refusent jusqu’à aujourd’hui de lever l’obligation de visa pour les Kosovars.
A ses débuts en 2008, la mission de l’UE a annoncé en grande pompe une campagne impitoyable contre les politiciens criminels. On arrêterait les gros poissons, promettait un procureur d’Eulex. Mais il ne s’est rien passé. Les envoyés de l’UE n’ont jamais réussi à protéger les témoins de crimes de guerre. Ceux-ci ont été menacés et publiquement dénoncés comme traîtres. L’un d’eux s’est donné la mort en Allemagne. Selon un rapport du Conseil de l’Europe, des témoins de crimes de guerre présumés au Kosovo ont souvent fait l’objet d’intimidation.
De 2008 à 2012, Eulex a été dirigée par d’anciens généraux français qui, selon des diplomates, n’avaient pratiquement pas d’expérience des missions civiles. On avait fait appel à eux lors de tentatives de putsch en Afrique et pour des actions des services secrets hors de France. A Pristina, ce n’est plus un secret que Thaçi et ses fidèles entretenaient des liens étroits avec les services de renseignement français déjà pendant la guerre d’indépendance. Ce n’est donc pas surprenant que, sous la direction des ces généraux, Eulex n’était absolument pas intéressée à rechercher les principaux responsables des dysfonctionnements au Kosovo.
Meurtres impunis
Selon des observateurs, les conséquences de cette politique au Kosovo sont dévastatrices. Des dizaines de meurtres restent impunis, alors qu’ils ont probablement été commis par l’UçK à l’encontre de leurs rivaux politiques. Les commanditaires siègent peut-être au Parlement dans les rangs du parti de Thaçi.
Selon le politologue Shkelzen Gashi, «depuis la fin de la guerre il y a 15 ans, l’Ouest est au courant des machinations des dirigeants de l’UçK. Plusieurs d’entre eux sont impliqués dans des crimes de guerre. D’autres ont fait main basse sur des secteurs de l’économie avec des méthodes criminelles. Les frustes sans-le-sou d’autrefois sont aujourd’hui les nouveaux millionnaires du Kosovo. La communauté internationale les a laissé faire, car, seule, la stabilité politique l’intéressait. Ainsi, pour des motifs pragmatiques et cyniques, l’Occident a conclu un pacte avec des politiciens criminels et influents.»
Autrement dit, les bureaucrates de l’UE ont certes loué les forces réformatrices de la société civile, mais ils ne les ont pas vraiment soutenues.
La mission Eulex a également échoué au nord du Kosovo, où vivent environ 50 000 membres de la minorité serbe. Pendant des années, des militants opposés à l’indépendance se sont livrés dans cette région au jeu du chat et de la souris avec des soldats de l’OTAN et des collaborateurs d’Eulex, contrôlant le marché noir et travaillant également avec des rois de la pègre albanaise. En été 2013, un douanier d’Eulex a été abattu dans l’arrière-pays de la ville de Mitrovica, partagée entre Serbes et Albanais. Le meurtrier n’a pas été retrouvé.
Commerce d’organes
Deux ans auparavant, des terroristes probablement serbes ont tué un policier kosovar. Au sein de la majorité albanaise de la population, on n’a pas apprécié que la plus vaste mission de l’UE capitule devant ces provocateurs. La justice de l’UE a en revanche engrangé un succès dans l’affaire des transplantations d’organes dans une clinique près de Pristina: une bande de médecins a été condamnée à plusieurs années de prison.
Un sujet qui occupera bientôt aussi les procureurs et les juges d’un Tribunal spécial international. Et cela grâce à un politicien suisse, l’ancien conseiller aux Etats Dick Marty, mandaté par le Conseil de l’Europe pour élaborer un rapport sur un commerce d’organes présumé organisé par des commandants de haut rang de l’UçK. Il est arrivé à la conclusion que Thaçi et consorts se sont rendus coupables d’atroces crimes de guerre sur des minorités civiles ethniques, surtout serbes et roms.
Thaçy avait alors taxé le rapport Marty de pure invention et comparé le politicien du Parti radical avec le ministre de la Propagande nazie, Joseph Goebbels.
Aujourd’hui, l’ancien chef de l’UçK se présente ostensiblement comme un homme d’Etat, ne parlant plus de poursuivre le Suisse en justice, comme il l’avait annoncé haut et fort. Entre-temps, un procureur américain a examiné les accusations de Dick Marty, sur mandat de l’UE. John Clint Williamson est convaincu qu’il existe suffisamment de preuves pour inculper plusieurs dirigeants haut-placés de l’UçK. Le procès doit avoir lieu à La Haye.
Des politiciens corrompus et des criminels de guerre présumés au cœur du pouvoir, qui s’enrichissent, contrôlent des secteurs importants de l’économie et détournent des entreprises étatiques à leur profit: c’est la sombre réalité du Kosovo d’aujourd’hui. Et, dans ce brouillard, une mission de l’UE sans défense avance à tâtons et n’attend plus que de pouvoir se retirer de l’Etat balkanique en sauvant la face. On ne poursuivra pas juridiquement de cas plus importants, a déclaré récemment le responsable d’Eulex, Gabriele Meucci.
En proportion de sa population, le Kosovo est le premier bénéficiaire de l’aide de l’UE. Mais les fonds se perdent. Et les conséquences sont fatales: au cours des derniers mois, plus de 50 000 Kosovars ont fui vers l’Europe de l’Ouest. Sept ans après la déclaration d’indépendance, un sentiment de désillusion se répand: un Etat à soi n’est pas la panacée contre la pauvreté, les infrastructures en piteux état, la pollution de l’environnement, les pannes de courant et la corruption.