plaidoyer: Les assureurs exercent un poids considérable dans la révision de la LCA: après avoir fait échouer la révision totale par un intense lobbyisme au Parlement, ils ont délimité les contours de la révision partielle en cours. Peut-on l’admettre?
Christian Grosjean: L’assurance est un contrat avec des connotations économiques importantes, qu’on a tendance à oublier. Le risque est assuré par les réserves constituées notamment sur les résultats financiers, ces derniers étant le produit du placement des primes encaissées d’avance. Or, avec l’inflation basse qui perdure, les résultats financiers sont faibles. Dans ce contexte, la révision de la LCA a un impact non négligeable, peu pris en compte par le département en charge de la rédaction de l’avant-projet. Cette révision va trop loin.
Anne-Sylvie Dupont: J’ai de la peine avec le discours alarmiste des assureurs, alors que leurs bénéfices sont considérables. Je suis d’accord que c’est un business particulier, mais c’est le seul secteur économique qui veut garder la maîtrise totale de la réglementation à laquelle il accepte d’être soumis. Ce sont les assureurs qui ont fait capoter le projet de révision totale de la LCA, eux aussi qui ont défini la portée du mandat législatif de la révision partielle en cours, et encore eux qui se plaignent car on est soi-disant allé trop loin par rapport à ce mandat, ce qui fait craindre que cette révision n’aboutisse pas non plus.
Christian Grosjean: Il est vrai que le domaine de l’assurance est relativement peu progressiste et que les lobbys y sont importants. Les assureurs font sans doute preuve de peu de flexibilité, mais la stabilité est importante pour eux. Si on étend la couverture du contrat, c’est le consommateur qui passera à la caisse car il verra ses primes augmenter.
plaidoyer: Le contrat d’assurance se distingue-t-il par un déséquilibre entre les parties?
Anne-Sylvie Dupont: En amont des questions de financement, le gros problème est que les assureurs refusent d’admettre qu’ils sont tout-puissants dans la relation contractuelle. Ils ont la maîtrise du contenu et du prix, lequel est fixé de manière opaque pour le preneur d’assurance. Et, en parallèle, ils refusent d’être soumis à une réglementation.
Christian Grosjean: Ce n’est pas le cas. S’assurer revient à couvrir un pic de risque qu’on ne serait pas à même de supporter financièrement s’il survenait. Ce n’est pas une déresponsabilisation de l’assuré. Il existe, il est vrai, une distorsion de la relation contractuelle, mais c’est aussi le cas dans le domaine bancaire.
Anne-Sylvie Dupont: Mais les banques admettent une réglementation contraignante…
Christian Grosjean: Les assurances aussi, sur un plan financier. Mais n’oublions pas qu’on a supprimé le contrôle des conditions générales d’assurance (CGA) au nom de l’ouverture du marché et de la décartellisation, par le biais d’une modification de la loi sur la surveillance des assurances (LSA).
plaidoyer: Raison de plus pour contrebalancer ce phénomène en accroissant le devoir d’information de l’assureur, comme le prévoit l’avant-projet?
Christian Grosjean: Il ne faut pas que le remède soit pire que la maladie! Qu’on améliore la transparence quand c’est possible, d’accord. Mais il arrive que même l’assureur ne contrôle pas l’information qu’on lui demande, tellement les produits d’assurance sont complexes! On voit par exemple, dans les pays voisins, des compagnies en difficultés, car elles ont voulu faire de la banque-assurance et ont mal appréhendé les risques.
Anne-Sylvie Dupont: Il faudrait améliorer l’information pour les citoyens n’ayant pas de connaissances particulières du domaine de l’assurance. C’est surtout pour les assurances de personne que le problème se pose: on ne rend pas attentifs les assurés au montant qui sera effectivement touché. Les polices mentionnent souvent une somme, qu’on recevrait, par exemple, en cas d’invalidité, mais sans préciser qu’on en déduira les prestations d’assurances sociales. Une grande partie des procès en matière d’assurances privées touchent à l’interprétation du contrat, sur ce point notamment.
Christian Grosjean: On peut mieux informer dans certains cas, mais on ne peut pas le faire systématiquement pour tous les domaines. L’élaboration d’un produit d’assurance est une opération complexe. La distinction entre assurance de dommage et assurance de somme n’est, par exemple, pas toujours aisée au départ. Un salarié conclura une assurance de dommage, avec des primes en fonction du salaire, puis, s’il devient indépendant, voudra bénéficier d’une assurance de somme, avec un montant fixe, à condition qu’on change la méthode du calcul de la prime.
Anne-Sylvie Dupont: Mais un salarié peut tout à fait conclure un troisième pilier, avec une somme convenue dans un contrat, et la mention dans les CGA que les prestations d’assurances sociales seront déduites. Certaines compagnies sont claires à ce sujet, contrairement à d’autres.
plaidoyer: Faut-il admettre que le devoir d’information peut parfois occasionner une surcharge de l’assureur?
Anne-Sylvie Dupont: Si l’on insiste autant sur le besoin d’information, c’est en raison de la rupture de la confiance entre assurés et assureurs, en tout cas dans l’assurance de personne. Pour certains types de contrats en effet, une information accrue peut représenter une importante contrainte pour les compagnies. On devrait travailler à rétablir la confiance, mais cela ne se fera pas au moyen d’une loi.
Christian Grosjean: Les assureurs ont fait de gros progrès en matière d’information. Ils ont la volonté de prendre les problèmes à bras le corps et de régler les sinistres le plus rapidement possible. Cela leur coûte moins cher. Le pire, pour l’assureur, c’est une modification de loi ou de jurisprudence prévoyant une extension de couverture dont il n’a pas pu prévoir le financement.
plaidoyer: L’interdiction de modifications unilatérales des CGA, incluse dans l’avant-projet, poserait donc problème selon vous?
Christian Grosjean: Oui, car si le contrat reste figé, on se retrouve avec une lacune de couverture si un nouveau risque se présente.
Anne-Sylvie Dupont: Quand la jurisprudence prévoit une extension de couverture, les assureurs sont contrariés, mais ils n’ont pas de problème à vouloir intégrer dans le contrat une jurisprudence limitative rendue après sa conclusion.
plaidoyer: L’avant-projet prévoit par ailleurs, en responsabilité civile, un droit d’action directe du lésé contre l’assurance de l’auteur du dommage. Est-ce une bonne chose?
Anne-Sylvie Dupont: Oui, cela permettra au lésé d’actionner directement l’assureur, sans mener préalablement un procès contre le responsable du dommage. Il aura en face de lui toujours un débiteur solvable, et disposant de connaissances juridiques: cela va dépassionner le débat et faciliter les solutions négociées. Et si le responsable est un proche, le lésé aura moins d’états d’âme avant de décider de faire valoir ses droits.
Christian Grosjean: Le droit d’action directe n’a rien à faire dans la LCA. Sa place est dans des lois ad hoc, comme la LCR. Il va complexifier la procédure. De plus, le projet l’exclut pour la RC non obligatoire, mais on ne sait pas ce qu’il entend par là.
Anne-Sylvie Dupont: Il est vrai que le texte est mal fagoté. Mais on ne peut pas se priver d’une disposition qui facilite la vie des assurés.
plaidoyer: L’Association suisse d’assurance est d’accord avec l’allongement de la prescription de deux à cinq ans, telle que le prévoit l’avant-projet. Qu’en dites-vous?
Christian Grosjean: Je n’y suis pas favorable. L’argument de dire qu’on vise l’uniformisation ne tient pas, car, en LCR, le délai de prescription est de deux ans. La prescription est déjà prévue par la loi sur laquelle l’action est fondée. Avec des intérêts à 5% qui courent pendant le délai, l’assuré pourrait être tenté de faire traîner les choses… De plus, les compagnies ne pourraient plus dissoudre après deux ans les réserves constituées en cas de sinistre, ce qui réduirait leur capacité financière.
Anne-Sylvie Dupont: Le contrat d’assurance devrait être soumis à la même prescription que les autres contrats, avec le délai ordinaire de dix ans et le délai de cinq ans pour les prestations périodiques. La question est moins brûlante depuis que la jurisprudence du TF fait partir le délai de deux ans dès que la prestation est due, et non, comme auparavant, dès la survenance du sinistre (alors que le droit à une prestation peut naître plus tard, par exemple en cas de prestations périodiques). Quant au comportement d’un assuré qui ferait traîner les choses pour toucher les intérêts de retard de 5%, il tomberait sous le coup de l’abus de droit. Et l’assureur peut toujours payer avant qu’on ne le lui demande. Cela dit, je suis prête à entendre les arguments liés à la gestion de l’assurance.
plaidoyer: Quant à la prolongation de couverture pour les dommages différés, c’est aussi une avancée pour les assurés?
Anne-Sylvie Dupont: En effet. Le dommage serait couvert s’il se produit dans les cinq ans après la fin du contrat, pour autant que le risque (par exemple un accident) soit survenu pendant le contrat.
Christian Grosjean: Dans notre RC actuelle, c’est le moment de la survenance du dommage qui est déterminant. Si on prolonge la couverture de cinq ans, comment l’assureur pourra-t-il gérer ce risque?
Anne-Sylvie Dupont: Cela fait partie de son travail! Et il y a tout de même une limite à cinq ans, ce qui doit permettre d’appréhender le risque.
Christian Grosjean: Cela va faire exploser les coûts et il faudra prévoir une nouvelle prime pour y faire face. Une solution serait de créer un fonds spécial pour ce genre de cas, comme il en existe en LCR.
plaidoyer: Malgré les défauts du projet, ne faut-il pas l’accepter, pour enfin aller de l’avant en matière d’assurance privée?
Christian Grosjean: Non, car il est mal ficelé. Je serais favorable à une vraie réforme, avec une systématique distinguant les risques de masse (concernant les particuliers) des risques industriels, comme cela se fait dans l’Union européenne.
Anne-Sylvie Dupont: C’est une maladie chronique en droit suisse, on ne réforme pas, mais on met des sparadraps ici ou là. Je rappelle que la réforme totale de la LCA était un très bon projet, pensé de manière cohérente sur une base paritaire et avec l’aide de spécialistes du domaine. Après son refus, on a fait du bricolage, en effet. Je suis néanmoins favorable à cette révision partielle, ne serait-ce que pour dire aux assureurs que ce ne sont pas eux qui commandent au Parlement!
plaidoyer: Et aussi parce que ce projet comporte deux nouveautés importantes favorables aux assurés, à savoir un droit de révocation de 14 jours et un droit de résiliation des contrats de longue durée?
Anne-Sylvie Dupont: Le droit de révocation est indispensable, en tout cas dans les domaines comme l’assurance complémentaire des soins, dans lequel les assurés-consommateurs font l’objet d’un démarchage assidu, pour ne pas dire forcené. Il est important qu’ils puissent réfléchir à tête reposée. Le contrat d’assurance a en effet ceci de particulier que l’assuré est l’auteur de l’offre de conclure et que l’acceptation de cette offre par l’assureur entraîne l’avènement du contrat. Dans le même sens, l’assouplissement des conditions de résiliation des contrats de longue durée évitent de voir l’assuré se retrouver engagé dans une relation contractuelle dont il n’a pas forcément mesuré l’importance, notamment en termes de coûts.
Christian Grosjean: Les droits de révocation et de résiliation posent des problèmes de calcul de prime et d’évaluation de risques statistiques. Ils entraîneront des adaptations de coûts. En tout état, ces droits devraient être réservés aux assurances dites de masse soit celles réservées au grand public.
Christian Grosjean, 64 ans, avocat à Genève, spécialiste FSA en responsabilité civile et droit des assurances, mandataire de plusieurs compagnies d’assurances.
Anne-Sylvie Dupont, 39 ans, professeure de droit de la sécurité sociale aux Universités de Genève et de Neuchâtel, avocate spécialiste FSA en responsabilité civile et droit des assurances.