Les juges ont l’habitude de s’immiscer dans la vie des autres. Ils passent leurs journées à préparer ou à rendre des décisions qui peuvent bouleverser l’existence d’un justiciable. Certains en oublient de cultiver leur propre jardin et de soigner les contacts avec d’autres magistrats. Surtout au-delà des frontières cantonales.
Grâce à un projet pilote lancé en 2013, près de 80 juges montrent l’exemple. Ils ont participé à un échange au principe simple: suivre un collègue d’un autre canton dans son travail durant un ou deux jours et l’accueillir pour la même durée. Chaque tandem décide librement des modalités de la visite.
L’offre est née d’un partenariat entre la Fondation pour la formation continue des juges suisses, l’Association suisse des magistrats, celle de l’Académie suisse de la magistrature et celle des juges de Suisse centrale. Plusieurs personnes avaient cette idée en tête, l’unification des Codes de procédure, en 2011, a été l’occasion de franchir le pas. Beaucoup de juges ne savent pas comment leurs collègues travaillent dans les autres cantons, explique la secrétaire de la fondation, Ursula Morf.
Différences suprenantes
L’harmonisation nationale des règles de procédure n’a de loin pas mis fin aux différences entre les cantons. Ces écarts ont même surpris Doris Galeazzi, vice-présidente de la Chambre des assurances sociales à la Cour de justice de Genève. Au Tribunal cantonal de Fribourg, où la magistrate a suivi un collègue l’an dernier, les juges rendent leurs arrêts à trois. A Genève, chaque Chambre est composée d’un juge et de deux assesseurs, ce qui évite aux magistrats de devoir siéger et de délibérer dans d’autres Chambres que la leur, relève la Genevoise. Au bout du lac, le juge garde par ailleurs la mainmise sur ses dossiers via le secrétaire juriste qui lui est rattaché par tournus, alors que, à Fribourg, un dossier sort de ses statistiques une fois attribué au pool des secrétaires juristes.
Les règles diffèrent également entre cantons lémaniques. Les juges du Tribunal pénal de Genève n’ont, par exemple, pas besoin de motiver une condamnation de moins de deux ans, sauf en cas d’appel, a découvert en 2013 Thomas de Montvallon, président de la Chambre pénale du Tribunal d’arrondissement de Lausanne. Dans le canton de Vaud, toutes les décisions doivent être motivées en raison de la volonté du Tribunal cantonal. «L’impact de la structure est très important, l’échange est toutefois rassurant. Malgré une organisation très différente, les juges restent des être humains animés par une approche pratique semblable de la justice», se réjouit le magistrat qui espère renouveler l’expérience, cette année encore.
L’organisation judiciaire zurichoise est aux antipodes de la centralisation genevoise. Le Tribunal des assurances sociales zurichois a son propre secrétaire général et gère lui-même son budget. Il rend directement des comptes au Parlement, raconte, à l’issue de son récent échange, Karine Steck, présidente de la Chambre des assurances sociales de la Cour de justice de Genève. Mais les juges zurichois ont aussi davantage de responsabilités en matière de gestion. Du coup, ils disposent chacun de trois juristes quand le magistrat genevois n’en a même pas un à plein temps, ajoute-t-elle avec envie.
Davantage d’audiences
Un point a beaucoup intrigué les Zurichois. En matière d’assurances sociales, Genève se démarque par une forte proportion d’audiences. Selon Karine Steck, cela permet non seulement de gagner du temps en termes d’instruction, mais aussi d’accroître le sentiment de justice des assurés: «Ils ont la possibilité de se faire mieux entendre, d’autant que plus de la moitié d’entre eux ne sont pas représentés et qu’il s’agit d’une matière technique dont certaines subtilités peuvent leur échapper.»
L’échange a poussé Thomas de Montvallon à adapter un peu sa conduite des audiences. Avec le nouveau Code de procédure pénale, la consignation des témoignages prend le double de temps d’avant 2011, explique le Vaudois. «J’ai décidé d’imiter ma collègue genevoise qui fait sortir les témoins de la salle d’audience, afin qu’ils relisent tranquillement leurs déclarations, cela permet d’enchaîner les témoignages plus rapidement et évite les grands silences qui accompagnaient les relectures de procès-verbal.
Contact précieux
Les juges ayant partagé deux jours avec un magistrat d’un autre canton mettent en avant un autre bénéfice de l’expérience. Les autres offres de formation continue ne permettent pas de nouer une relation personnelle comparable, relève Doris Galeazzi. «Elle m’a été utile tout récemment lorsque le Tribunal fédéral a modifié sa façon d’appréhender les troubles psychosomatiques en matière d’assurance-invalidité. J’ai pu en discuter avec mon homologue fribourgeois et nous nous sommes mutuellement communiqué les premiers jugements y relatifs.»
Il est difficile d’influer sur des différences d’organisation, mais l’échange donne des idées et il est très intéressant de se faire un interlocuteur privilégié que l’on peut appeler pour un avis, renchérit Karine Steck. Les juges n’ont pas tellement de contact avec leurs homologues des autres cantons. L’échange permet aux magistrats, qui font un travail plutôt solitaire, de briser un peu cette solitude.
Cela demande de la motivation personelle, car il faut préparer l’accueil de l’autre juge et accepter que sa propre pile de dossiers ne diminue pas pendant son absence. Une perspective qui décourage les trois quarts des magistrats déjà surchargés. Souvent convaincus par le bouche-à-oreille, les participants sont pourtant enthousiastes et tous aimeraient refaire l’expérience, dans un autre canton si possible. La barrière de la langue ne doit pas être surestimée: beaucoup d’Alémaniques parlent très bien le français et une connaissance passive de l’allemand suffit généralement à ceux qui acceptent de franchir la Sarine.
Suite en suspens
Les candidats éventuels auront peut-être le temps de réfléchir. Au bout de trois ans, le projet pilote arrive à son terme et la suite dépendra du bilan tiré d’ici à la fin de l’année. Selon Ursula Morf, il pourrait y avoir une pause. Malgré une publicité identique tous les ans, le nombre de participants a décliné de 35 en 2013 (dont 11 Romands et un Tessinois) à 27 l’an dernier et 15 cette année, dont plus que sept Romands. Les tandems deviennent alors très difficiles à former. Dommage pour les juges en mal d’un nouveau souffle et d’un réseau professionnel si utile.