La Suisse est étroitement liée à l'Union européenne (UE) sur un plan tant politique, culturel que scientifique. Les liens économiques sont tout aussi importants: la Suisse gagne un franc sur trois dans ses échanges avec l'UE. Elle est donc directement concernée par les développements qui s'y produisent. Bien qu'elle ne soit pas obligée d'observer le traité sur l'Union européenne (traité UE), ni le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ni le droit de l'Union européenne dérivé, les développements juridiques qui ont lieu au sein de l'Union influencent nettement le droit suisse1. Ce processus est dû à deux facteurs: il existe tout d'abord entre la Suisse et l'UE un réseau d'accords particulièrement étroit. Près de 20 accords bilatéraux fondamentaux et près d'une centaine d'accords secondaires ont conduit à une large intégration partielle de la Suisse dans le marché intérieur européen. La transposition de ces textes et leur application dans notre pays ont conduit, point par point, à une européisation régulière du droit suisse. D'un autre côté, la Suisse a repris de manière autonome du droit européen, sans y être obligée par un traité. Au centre de cette problématique figure l'examen de l'eurocompatibilité du droit suisse, qui accompagne depuis 1988 toute procédure de législation sur le plan fédéral et a encouragé la reprise autonome du droit européen.
Cette contribution propose un survol de la reprise autonome du droit européen en Suisse. Cette politique, respectivement celle de l'eurocompatibilité du droit suisse, déploie d'abord ses effets dans la législation (comme on le verra ci-dessous dans la partie N° 1). Mais, au-delà, la volonté du législateur de s'orienter en fonction de la situation juridique européenne doit avoir inévitablement des retombées dans l'application du droit (partie N° 2).
1. Législation
1.1. Eurocompatibilité
Le processus d'intégration européen dans le cadre de la communauté économique européenne (CEE) a connu, dans les années 1980, une revitalisation spectaculaire. Avec le Livre blanc de la commission de 1985, l'Acte unique européen (AUE) de 1986 et le rapport Cecchini de 1988, les bases juridiques et directrices destinées à l'achèvement du marché intérieur ont été posées. Les plans de concrétisation de l'Union économique et monétaire se sont également réalisés, tout comme ceux concernant la création d'une union politique.
Ces développements ont conduit la Suisse à adopter une approche différente. Le Conseil fédéral a publié en 1988 son premier rapport sur l'intégration. Mener une politique d'eurocompatibilité apparaissait comme le pilier central de sa politique européenne: l'administration devait systématiquement examiner l'eurocompatibilité des nouvelles lois et ordonnances, tout comme les modifications d'actes existants2. Il s'ensuit que le droit suisse doit, même lorsque aucun traité ne l'oblige, être harmonisé avec le droit européen. Ainsi la politique de la reprise autonome du droit communautaire a été élevée au rang de maxime fondamentale de la législation, qui traverse tout l'ordre juridique suisse à la manière d'un leitmotiv politique. Les écarts d'avec le modèle législatif européen restent bien sûr possibles. Une obligation contraignante de suivre les solutions européennes n'existe pas. Il s'agit seulement d'un devoir d'examiner la compatibilité des solutions. Les spécificités helvétiques doivent toutefois être justifiées en toute connaissance de cause par des motifs concrets. Elles doivent être suivies de manière consciente et conséquente, lorsque le fait de s'écarter de la solution européenne sert ses propres intérêts et apparaît également soutenable du point de vue de la politique d'intégration. Le Conseil fédéral l'exprimait ainsi en 1988: «Nous devons nous efforcer d'assurer dans toute la mesure du possible la compatibilité de nos dispositions juridiques avec celles de nos partenaires européens dans tous les domaines ayant une dimension transfrontière (et seulement dans ceux-ci) (...). Cette recherche du parallélisme n'implique pas une adoption automatique du droit européen. Elle vise bien plutôt à éviter de créer, involontairement et sans que ce soit nécessaire, de nouvelles disparités juridiques qui feront obstacle à la reconnaissance mutuelle des différents régimes juridiques que l'on cherche en principe à instaurer au niveau européen.»3
La politique de l'eurocompatibilité poursuit un double objectif: la reprise autonome du droit communautaire est d'abord basée sur des motifs économiques. Une harmonisation conséquente du droit suisse vise à minimiser les désavantages économiques résultant de la non-intégration de la Suisse à l'Union européenne, et donc à renforcer le potentiel de concurrence de son économie. D'un autre côté, organiser le droit suisse de manière eurocompatible offre une base permettant d'être prêt à toute option politique d'intégration, c'est-à-dire que - comme le Conseil fédéral l'exprima en 1993 - «si (...) nous désirons maintenir ouvertes toutes les options en matière de politique européenne, notre ordre juridique doit être rendu aussi eurocompatible que possible, sans quoi nous nous verrons confrontés à des obstacles existants ou même futurs considérables, difficilement surmontables et surtout inutiles. Dans l'hypothèse d'une alternative limitée à des accords bilatéraux également, une adaptation de notre droit aux normes européennes peut avoir tout son sens.»4
Entre-temps, la reprise autonome du droit communautaire constitue désormais la règle en matière de pratique législative dans notre pays. Le droit suisse reproduit pour ainsi dire systématiquement le droit européen5. En 1998, le Conseil fédéral constata que l'introduction de l'examen de conformité du droit suisse avec le droit européen était devenu un réflexe habituel; les nouvelles règles helvétiques «sont en général eurocompatibles, et c'est exceptionnel si elles ne le sont pas»6. Dans son Rapport Europe 2006, le Conseil fédéral a confirmé la politique de la reprise autonome du droit européen. Il a rappelé simultanément que «cependant, ce principe, dit de l'adaptation autonome du droit, ne s'applique que lorsqu'il sert les intérêts de la Suisse»7. De manière analogue, le Conseil fédéral a constaté dans son Rapport sur l'évaluation de la politique européenne 2010, que, «de surcroît, une reprise autonome par la Suisse du droit européen devrait théoriquement être circonscrite aux cas où elle répond à des intérêts économiques»8.
Les Messages du Conseil fédéral servent de base à l'examen de l'eurocompatibilité des nouvelles lois fédérales, respectivement de celles qui ont été modifiées9. L'art. 141 al. 1 de la loi sur le Parlement (Lparl) prescrit que, lorsqu'il soumet un projet de loi à l'Assemblée fédérale, le Conseil fédéral y joint un Message. Qui informe des buts qu'il entend atteindre avec la législation projetée et motive la solution retenue. Selon l'art. 141 al. 2 lit. a, «dans la mesure où des indications substantielles peuvent être fournies, il fait notamment le point sur (...) ses relations avec le droit européen». Ces développements se situent dans ce qu'on nomme le «chapitre européen».
L'aide-mémoire relatif aux messages du Conseil fédéral s'exprime globalement comme suit à ce sujet: dans le cas de projets de loi touchant des domaines transfrontières, il faut établir si la législation projetée est compatible avec le droit européen en vigueur ou à venir. Lorsqu'un projet de loi comprend une harmonisation du droit suisse avec le droit européen, il faut présenter l'ampleur et la portée de cette harmonisation. Justifier, le cas échéant, pour quelle raison le droit suisse s'écarte du droit européen. Signaler en outre lorsqu'il faut compter sur des synergies ou sur un gaspillage d'énergie10.
Le principe de l'eurocompatibilité vaut généralement comme maxime s'agissant de l'activité législative au niveau fédéral. En même temps, plusieurs textes du Conseil fédéral prescrivent expressément, lors de l'application des prescriptions légales, d'«observer» le droit européen s'y rapportant, respectivement d'édicter des dispositions d'ordonnance «en référence aux dispositions de l'UE» ou «en accord avec les prescriptions techniques du partenaire économique le plus important pour la Suisse»11.
1.2 Etendue
La première adaptation globale du droit économique suisse au droit européen s'est produite dans le cadre du paquet Swisslex de 1993. A cette occasion, 27 révisions législatives ont été lancées, ayant essentiellement pour but la reprise du droit communautaire s'y rapportant12. D'importants changements législatifs, adoptés dans le cadre de ce catalogue de mesures à prendre, concernaient l'art. 40 a-g du Code des obligations (CO - droit de révocation en matière de démarchage à domicile ou de contrats semblables), l'art. 333 CO (transfert des rapports de travail), la loi fédérale sur la responsabilité du fait des produits (LRFP), la loi fédérale sur les voyages à forfait et la loi fédérale sur le crédit à la consommation (LCC). Mais aussi la loi fédérale sur les entraves techniques au commerce (LETC) et la loi sur les cartels (LCart), qui est entrée en vigueur, respectivement a été totalement révisée en 1996, sont largement conformes au droit européen s'y rapportant.
D'autres exemples, qui ont été, depuis, réglés de manière eurocompatible, concernent la loi sur les avocats (LLCA), la loi sur les produits thérapeutiques (LPTh), la loi fédérale sur l'aviation (LA), la loi sur l'égalité (LEg), la loi sur les télécommunications (LTC), la loi sur la Banque nationale (LBN), la loi sur la fusion (LFus), la loi sur la TVA (LTVA), la loi sur la sécurité des produits (LSPro) et la loi sur les placements collectifs (LPCC).
Désormais, les dispositions de la loi sur le génie génétique (LGG), de la loi sur les brevets (LBI) et de la loi sur le droit d'auteur (LDA) se basent essentiellement aussi sur le droit européen. Même dans le domaine du droit des denrées alimentaires, la Suisse s'en rapproche à grands pas; la révision en cours de la loi sur les denrées alimentaires (LDAl) semble bien tendre à reprendre le droit communautaire13. Cette énumération, qui n'est en aucun cas exhaustive, illustre que la reprise autonome de ce droit ne se limite depuis longtemps plus au domaine traditionnel du commerce des marchandises et aux règles de droit ayant un effet transfrontière14. Le droit européen gagne en importance également dans d'autres domaines et suscite, au sein du droit suisse, toujours plus de réactions en chaîne. Cette remarque ne vaut pas seulement du point de vue législatif, mais également - et peut-être de manière encore plus forte - en ce qui concerne les ordonnances.
Le Conseil fédéral refuse expressément de signaler spécialement les lois et ordonnances qui ont été rédigées dans le cadre de la reprise autonome du droit communautaire, respectivement de donner le pourcentage de telles règles comparé à l'ensemble de l'activité législative15. Des études scientifiques estiment que près de 30 à 50% de l'ensemble du droit fédéral est influencé par le droit européen s'y rapportant16. Pour partie, le droit européen fait l'objet d'une reprise intégrale et, pour partie, il joue un rôle indirect dans le processus législatif helvétique.
Une analyse des Messages du Conseil fédéral entre 2004 et 2007 a montré que, dans 15% des cas, il y avait une reprise intégrale et, dans 33% des cas, une reprise partielle du droit européen17. Ces chiffres apparaissent plausibles et confirment que l'activité législative de la Confédération s'accompagne dans les faits d'un «réflexe européen»18.
1.3 Droit comparé
La politique de la reprise autonome du droit européen a pour effet une large européisation
du droit suisse. Ce mécanisme d'adaptation se distingue toutefois visiblement, sur un plan structurel, des imitations et réceptions d'institutions du droit étranger qui ont existé précédemment, lesquelles ont caractérisé de tout temps l'ordre juridique suisse au titre du droit comparé19.
Déjà, la Constitution fédérale de 1848 fut essentiellement influencée par des concepts anglo-américains et par les idéaux de la Révolution française20. Mais les codifications cantonales des droits civil et pénal au XIXe siècle, tout comme l'unification du droit national aux XIXe et XXe siècles, se sont basées également de manière substantielle sur la comparaison avec des codifications d'autres cantons ou pays21. Considérer ce qui se fait au-delà de nos frontières et recourir à la méthode du droit comparé font partie, au plus tard depuis le milieu du siècle dernier, de l'outillage standard du législateur helvétique, respectivement des services de l'administration qui fournissent l'essentiel du travail préparatoire à l'élaboration de la législation22. Dans les Messages du Conseil fédéral on trouve régulièrement des développements sur la situation juridique valant avant tout chez nos voisins, tout comme - en matière de droit économique et en rapport avec les droits fondamentaux - aux Etats-Unis. Les solutions législatives choisies par d'autres ordres juridiques pour résoudre un problème analogue sont à cette occasion recueillies, comparées et évaluées de manière critique. L'Institut suisse de droit comparé (ISDC) à Lausanne, fondé en 1982, fournit une importante contribution à cet effort, puisqu'il rédige gratuitement à l'intention de l'administration fédérale des études de droit comparé23.
Un élément essentiel du droit comparé comme méthode législative réside en ce qu'elle ne vise fondamentalement pas d'objectif précis24. Elle ne poursuit aucun but préétabli, au sens où il existerait une préférence préexistante pour un ordre juridique donné, dont la solution, pour des raisons ayant trait à des considérations de technique législative, apparaît comme supérieure, respectivement est favorisée d'emblée pour des motifs politiques ou autres. C'est à ce point que la méthode du droit comparé se distingue de la politique de la reprise autonome du droit communautaire. Cette reprise se base sur une décision politique délibérée visant à rendre le droit suisse eurocompatible et à éviter, autant que faire se peut, des solutions législatives différentes25.
La politique s'est exprimée clairement en faveur de l'adaptation et de la reproduction du droit suisse au droit européen - comme un facteur législatif de forme inédite26 et tout à fait indépendamment de la question de savoir si, dans un cas concret, la solution réglementaire européenne était réellement la plus convaincante au vu de l'état de fait. Des solutions s'écartant du droit européen ne devaient être envisagées que là où l'intérêt à trouver une issue extraordinaire - par exemple pour tenir compte des nécessités du pays et des avantages concurrentiels - est à placer plus haut que la décision préjudicielle, fondée du point de vue de l'intégration, en faveur d'une organisation eurocompatible. Le droit de l'UE déploie son importance durant la procédure de législation suisse non comme l'une des sources d'inspiration parmi de nombreuses autres de même rang, mais revendique, au titre d'ordre juridique montrant la voie, une suprématie. Le processus visant à comparer sans préjugé les solutions législatives que d'autres ordres juridiques étrangers ont choisies pour résoudre une même question perd de son importance en Suisse. Pour le droit communautaire, ce processus a lieu préalablement à Bruxelles ou à Strasbourg, où, à la Commission, au Conseil ou au Parlement, les cultures juridiques partiellement divergentes des
Etats membres exercent leur influence sur le processus législatif et ont des retombées différentes, en fin de compte, sur la solution législative choisie. Il va de soi que la Suisse n'y a aucun accès.
Le droit de l'UE influence encore le droit suisse aussi au titre du classique droit comparé, sans qu'il y ait à qualifier son observation de reprise autonome du droit communautaire. Cette fois, le droit de l'Union sert de source d'inspiration27. Il est typique de cette forme d'européisation du droit suisse qu'une institution du droit communautaire n'entre pas telle quelle dans le droit suisse, mais sous une forme modifiée et adaptée au problème concret à régler, qui se différencie de celle de l'Union. Un exemple parlant est celui de la loi fédérale sur le marché intérieur (LMI) de 1995. Au centre de cette loi figure le principe de l'accès libre et non discriminatoire au marché pour toute personne ayant son siège ou son établissement en Suisse («Herkunftsortsprinzip»), qui a été façonné d'après le principe fondamental de droit européen dit «Cassis-de-Dijon», mais qui s'en distingue sur des points essentiels au regard de ses effets et de son domaine d'application28.
2. Application du droit
La politique de la reprise autonome du droit communautaire ne se limite pas seulement à la législation. Son but, à savoir minimiser les désavantages économiques résultant de la non-participation de la Suisse à l'UE, ne sera atteint que lorsque les autorités administratives et les tribunaux appliqueront et interpréteront effectivement de manière autonome un droit compris comme eurocompatible29. La volonté du législateur de s'orienter sur la situation juridique prévalant dans l'UE doit inévitablement aussi trouver son écho dans l'application du droit, qui fait partie intégrale de son élaboration, et amène une norme générale et abstraite à maturité30.
Généralement, le postulat de l'interprétation eurocompatible des règles de droit ne pose pas de problème. Cela vaut en particulier lorsque, de l'application des éléments d'interprétation traditionnellement mis en valeur en Suisse - soit l'interprétation littérale, téléologique, systématique, historique de la loi -, il résulte clairement qu'il faut interpréter une disposition de manière eurocompatible. C'est le cas lorsque, au vu de sa lettre (qui est soit identique à celle de la réglementation européenne préexistante, soit en constitue une traduction «helvétique» dans la terminologie juridique de la Suisse), tout comme au vu de sa ratio legis et des travaux préparatoires, il résulte qu'une situation juridique parallèle est attendue31.
Le Tribunal fédéral a défini comme suit l'obligation d'interpréter de manière eurocompatible dans un arrêt de principe de 2003: «Le droit interne doit, en cas de doute, être interprété de manière eurocompatible. (...). Si (...) l'ordre juridique suisse doit être rapproché d'un ordre juridique étranger - en l'espèce le droit européen -, cette harmonisation ne doit pas toucher seulement la législation, mais aussi concerner en particulier les domaines de l'interprétation et de l'application du droit, aussi longtemps que la méthodologie à suivre en droit interne autorise un tel rapprochement. (...) L'harmonisation lors de l'application du droit ne doit pas seulement consister à s'orienter en fonction de la situation juridique européenne qui prévalait lors de l'adaptation du droit interne par le législateur. Elle doit, au contraire, garder à l'esprit les développements ultérieurs du droit avec lequel l'harmonisation est recherchée.»32
Les exigences du Tribunal fédéral sont claires: une interprétation conforme au droit européen n'est possible que dans la mesure où la recherche du sens d'une disposition, à la lumière des moyens traditionnels d'interprétation définis par le TF, permet une lecture eurocompatible. Aussi longtemps que l'interprétation de la norme conduit à un résultat s'écartant de la réglementation européenne, il n'y a pas place pour sa réinterprétation conforme au droit communautaire. Dans ce cas, l'adaptation à la situation juridique européenne nécessitera impérativement l'intervention du législateur.
Certaines situations, dans lesquelles une interprétation eurocompatible risque de se présenter, placent les autorités administratives et les tribunaux devant des questions délicates. Il arrive ainsi assez souvent que le législateur se soit efforcé consciemment de rapprocher certaines dispositions d'un acte législatif du droit européen, mais que, pour d'autres dispositions du même acte, il ait tout aussi consciemment choisi une solution indépendante. Cette fois, il va de soi que, s'agissant du dernier domaine de réglementation, l'interprétation eurocompatible est exclue - aussi longtemps que les autorités d'application du droit reconnaissent effectivement le manque de volonté d'harmonisation, respectivement que les travaux préparatoires donnent à ce sujet suffisamment d'éclaircissements. Des exemples parlants d'une telle situation se trouvent notamment dans la loi sur les cartels (LCart), mais aussi dans la loi sur la TVA (LTVA). Des parties importantes de ces deux lois fédérales marquent la volonté du législateur de se rapprocher du droit européen. Mais, simultanément, il s'en écarte ponctuellement, dans la mesure où cela lui paraît concrètement fondé, et renonce dès lors consciemment à reprendre intégralement la solution communautaire33.
Le postulat de l'interprétation conforme au droit européen ne doit pas conduire à suivre à l'aveugle un tel droit, même lorsque le sens d'un acte juridique suisse atteste que le législateur avait pour but une harmonisation avec le droit de l'UE. Ce qui est décisif est la volonté du législateur de suivre un tel droit, afin de compenser autant que faire se peut les désavantages économiques résultant de la situation isolée de la Suisse. Cette volonté peut ne pas recouper parfaitement l'objectif fixé par le modèle de réglementation européen, qui pourrait conduire, en reprenant de manière irréfléchie la jurisprudence européenne, à des résultats indésirables34. On en a un exemple avec la loi sur la protection des marques (LPM) de 1992, qui a repris de manière autonome les dispositions de la première directive de 1988 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques. Le Tribunal fédéral n'a pourtant, par la suite, pas interprété les dispositions relatives à la possibilité des importations parallèles au sens de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (d'après laquelle, au sein de l'espace économique commun, le principe de l'épuisement régional prévaut), mais s'est exprimé en faveur du principe de l'épuisement international du droit de protection35.
Enfin, le but d'harmonisation poursuivi par la reprise autonome du droit communautaire a un effet pro futuro. Ainsi, la jurisprudence de la Cour de justice de l'UE et des tribunaux des Etats membres est mise au premier plan. L'interprétation d'un droit suivi autonome par la Suisse doit aussi fondamentalement s'orienter sur son application concrète, telle qu'elle s'est développée dans l'UE à la suite de cette reprise. Ce principe repose sur la confiance dans le caractère raisonnable du développement continu du droit dans l'UE36. Simultanément, il satisfait le besoin de sécurité juridique. Seul un développement juridique si possible parallèle garantit la réalisation du but visé par le législateur, c'est-à-dire d'harmoniser dans le domaine juridique en cause le droit suisse avec le droit européen. Cela vaut également au cas où les autorités d'application du droit en Suisse préféreraient choisir une interprétation de l'acte juridique européen (et donc, par réflexe, également de l'acte transposé en droit suisse) qui s'écarte de la pratique de l'UE37. Aussi longtemps que le droit européen continue à se développer dans une mesure qui ne permet pas d'atteindre une situation juridique parallèle par la seule interprétation créatrice du droit suisse, il faut faire appel au législateur afin qu'il adapte formellement le droit helvétique.
3. Epilogue
L'européisation du droit suisse est une réalité. Elle progresse continuellement et conquiert sans cesse de nouveaux domaines. Il n'existe désormais en Suisse presque plus de secteurs juridiques qui ne soient influencés directement ou indirectement par le droit de l'UE, que ce soit du fait de la présence des accords bilatéraux Suisse-UE ou du fait des emprunts librement choisis par la reprise autonome du droit communautaire. Le droit européen devient ici aussi, en Suisse, le ius commune vécu par tous. Ainsi, les juristes se trouvent confrontés au nouveau défi d'aborder des questions juridiques complexes non plus seulement du point de vue familier qu'offre le droit interne, mais également sur la base et en ayant à l'esprit les droits primaire et secondaire de l'UE relatifs à ces thèmes.
Il est toujours plus rare de trouver les réponses d'un problème juridique dans le seul droit fédéral, cantonal ou communal. Au-delà de la Constitution fédérale, d'autres barèmes de jugement entrent en jeu. Une connaissance approfondie du droit de l'UE - c'est-à-dire du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, des prescriptions et des directives, tout comme de la jurisprudence des organes de l'UE et des Etats membres - fait partie du bagage indispensable pour accompagner des processus législatifs de manière compétente et complète, pour rendre la justice, conseiller sa clientèle et estimer des stratégies d'entreprise.
Adaptation française Sylvie Fischer
1 Sur cette question générale, on consultera Fritz Breuss/Thomas Cottier/Peter-Christian Müller-Graff (éd.), Die Schweiz im europäischen Integrationsprozess, Baden-Baden 2008; Dieter Freiburghaus, Königsweg oder Sackgasse? Sechzig Jahreschweizerische Europapolitik, Zurich 2009; Rainer J. Schweizer, Wie das europäische Recht die schweizerische Rechtsordnung fundamental beeinflusst und wie die Schweiz darauf keine systematische Antwort findet, in: Astrid Epinex/Florence Rivière (éd.), Auslegung und Anwendung von «Intergrationsverträgen», Zurich 2006, 23-56.
2 A propos de l'examen d'eurocompatibilité et de la politique de reprise autonome du droit européen par la Suisse, on se rapportera à Marc Amstutz, Normative Kompatibilitäten: Zum Begriff der Europakompatibilität und seiner Funktion im Schweizer Privatrecht, in: Astrid Epiney et al. (éd.), Schweizerisches Jahrbuch für Europarecht 2004/2005, Berne/Zurich 2005, 235-251; Carl Baudenbacher, Zum Nachvollzug europäischen Rechts in der Schweiz, in: Europarecht (EuR) 1992, 309-320; Thomas Cottier/Daniel Dzamko/Erik Evtimov, Die europakompatible Auslegung des schweizerischen Rechts, in: Astrid Epiney et al. (éd.), Schweizerisches Jahrbuch für Europarecht 2003, Berne/Zurich 2004, 357, 360-363; Peter V. Kunz, Instrumente der Rechtsvergleichung in der Schweiz bei der Rechtssetzung und bei der Rechtsanwendung, in: Zeitschrift für Vergleichende Rechtswissenschaft 2009, 31, 49-57; Tobias Jaag, Europarecht, Zurich, 2. Aufl. 2009, N° 4201-4210; Bruno Spinner/Daniel Maritz, EG-Kompatibilität des schweizerischen Wirtschaftsrechts: Vom autonomen zum systematischen Nachvollzug, in: Peter Forstmoser et al. (éd.), Der Einfluss des europäischen Rechts auf die Schweiz. Festschrift für Professor Roger Zäch zum 60. Geburtstag, Zurich 1999, 127-138; Martin Philipp Wyss, «Europakompatibilität und Gesetzgebungsverfahren im Bund», in: Pratique juridique actuelle (PJA) 2007, 717-728.
3 Rapport sur la position de la Suisse dans le processus d'intégration européenne du 24 août 1988, FF 1988 III 365-366.
4 Message sur le programme consécutif au rejet de l'Accord EEE du 24 février 1993, FF 1993 I 785.
5 Spinner/Maritz, op. cit., 137.
6 Réponse du Conseil fédéral à la simple question du conseiller national Paul Rechsteiner du 18.3.1998, cité in: Spinner/Maritz, op. cit., 129.
7 Rapport Europe 2006 du 28 juin 2006, FF 2006 6477.
8 Rapport sur l'évaluation de la politique européenne de la Suisse (en réponse au postulat Markwalder 09.3560) «Politique européenne. Evaluation, priorités, mesures immédiates et prochaines étapes d'intégration» du 17.9.2010, FF 2010 6663-6664.
9 Lors de modifications juridiques touchant des ordonnances, l'obligation d'examiner leur eurocompatibilité vaut de manière analogue. Le résultat de cet examen est restitué sur demande au Conseil fédéral. Ce qui pose problème est que ces documents ne sont pas publiés dans la Feuille fédérale et ne sont pas accessibles sans autre.
10 Leitfaden zum Verfassen von Botschaften des Bundesrates, herausgegeben von der Bundeskanzlei, Version vom 30.6.2009, 18.
11 Il s'agit là d'un renvoi dit indirect au droit de l'UE; voir par exemple www.bk.admin.ch, thèmes, langues, reprise du droit européen par la Suisse.
12 Message sur le programme consécutif au rejet de l'Accord EEE du 24 février 1993, op. cit., 805; voir à ce sujet Roger Mallepell, Der Einfluss des Gemeinschaftsrechts auf die schweizerische Gesetzgebung 1993-1995, Berne 1999, 18-27.
13 Erläuternder Bericht zur Änderung des Bundesgesetzes über Lebensmittel und Gebrauchsgegenstände (Lebensmittelgesetz, LMG) vom 16.7.2007, 14.
14 Voir pour d'autres exemples Rapport Europe 2006, op. cit., 6832; Cottier/Dzamko/Evtimov, op. cit., 362; Jaag, op. cit., N° 4202-4203; Kunz, 54-56; Matthias Oesch, «Der Bundesrat sollte uns reinen Likör einschenken», in: NZZaS du 23.5.2010, 19; Spinner/Maritz, op. cit., 130-136.
15 Avis du Conseil fédéral du 14.2.2007 en réponse au postulat 06.3839 du conseiller national Roger Nordmann («Adaptation sur une base volontaire du droit suisse aux normes européennes. Rapport et mise en évidence dans le RS»).
16 Ali Arbia, The Road not Taken: Europeanisation of Laws in Austria and Switzerland (1996-2005), Geneva 2006, 86; voir à ce sujet également Thomas Cottier, «Wir sind gewissermassen bereits EU-Passivmitglied», in: Der Bund vom 21.10.2009, 7; Oesch, op. cit., 19.
17 Emilie Kohler, «Influence du droit européen sur la législation suisse: analyse des années 2004-2007», in: Jusletter du 31.8.2009, N° 32-45.
18 Réponse du Conseil fédéral à la simple question du conseiller national Paul Rechsteiner du 18.3.1998, cité in Spinner/Maritz, op. cit, 129.
19 A propos du droit comparé comme méthode et de sa signification en Suisse, voir Kunz, op. cit., 34-39; Arnold F. Rusch, «Methoden und Ziele der Rechtsvergleichung», in: Jusletter vom 13.2.2006, N° 2-12.
20 Andreas Kley, Verfassungsgeschichte der Neuzeit: Grossbritannien, die USA, Frankreich, Deutschland und die Schweiz, Berne, 2e éd. 2008, 229.
21 René Pahud de Mortanges, Schweizerische Rechtsgeschichte: Ein Grundriss, Zurich/St. Gall 2007, 203-216, 221-234.
22 Pierre Widmer, «Rechtsvergleichung und Gesetzgebung», in: LeGes 2003, 9-17.
23 www.isdc.ch; Gesetzgebungsleitfaden: Leitfaden für die Ausarbeitung von Erlassen des Bundes, herausgegeben vom Bundesamt für Justiz, 3. Aufl. 2007, N° 442.
24 Kunz, op. cit., 34; Rusch, op. cit, N° 5.
25 Cottier/Dzamko/Evtimov, op. cit, 359-360.
26 Daniel Thürer, «Europaverträglichkeit als Rechtsargument», in: Walter Haller et al. (éd.), Im Dienst an der Gesellschaft. Festschrift für Dietrich Schindler zum 65. Geb., Bâle 1989, 561, 580.
27 Voir à ce sujet Kunz, op. cit, 53.
28 Selon le Message, «ce projet, qui s'appuie sur le principe Cassis de Dijon développé par la CJCE en matière de libre circulation des marchandises, offre à toute personne ayant son établissement ou son siège en Suisse l'accès libre et non discriminatoire au marché pour qu'elle puisse exercer une activité lucrative sur tout le territoire suisse». (Message concernant la loi fédérale sur le marché intérieur (LMI) du 23 novembre 1994, FF 1994 I 1262).
29 Voir, à propos de l'interprétation de la reprise autonome du droit communautaire, Cottier/Dzamko/Evtimov, op. cit, 363-369; Ernst A. Kramer, Juristische Methodenlehre, Berne 3e édition 2010, 292-300; Franz Nyffeler, «Die Anwendung autonom nachvollzogener Normen des EU-Rechts», in: Aargauischer Anwaltsverband (éd.), Festschrift 100 Jahre Aargauischer Anwaltsverband, Zurich 2005, 35-55; Hans Peter Walter, «Das rechtsvergleichende Element - Zur Auslegung vereinheitlichten, harmonisierten und rezipierten Rechts», in: Revue de droit suisse (RDS) 2007, 259, 268-272; Wolfgang Wiegand, «Zur Anwendung von autonom nachvollzogenem EU-Privatrecht», in: Peter Forstmoser et al. (éd.), Der Einfluss des europäischen Rechts auf die Schweiz. Festschrift für Roger Zäch zum 60., Zurich 1999, 172-189.
30 Matthias Oesch, Differenzierung und Typisierung - Zur Dogmatik der Rechtsgleichheit in der Rechtsetzung, Berne 2008, 348.
31 Voir, à propos des éléments d'interprétation traditionnellement cités par le TF, Kramer, op. cit, 33-52.
32 ATF 129 III 335, 350 c. 6 (Öffentliche Arbeitslosenkasse des Kantons Solothurn gegen Metallbau X. GmbH); voir pour un arrêt de principe du Tribunal administratif fédéral concernant l'interprétation eurocompatible l'arrêt du 13.9.2010, B-3064/ 2008, c. 3 (AHP Manufacturing B.V.).
33 Voir l'ATF 124 III 495, 498 c. 2a, s'agissant de la LCart et l'ATF 124 II 193, 203 c. 6a (Eidg. Steuerverwaltung gegen Verband Zahntechnischer Laboratorien der Schweiz) pour la LTVA.
34 Cottier/Dzamko/Evtimov, op. cit, 368.
35 EuGH Rs. C-355/96, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG gegen Hartlauer Handelsgesellschaft mbH, Slg. 1998 I-4799; BGE 122 III 469 (Chanel S.A. c. EPA AG).
36 Nyffeler, op. cit., 50.
37 Kramer, op. cit, 296.