plaidoyer: La pratique des enquêtes internes tend-elle à se développer et, si oui, pour quelle raison selon vous?
Sara Rousselle-Ruffieux: Le recours aux enquêtes internes est en effet de plus en plus fréquent, notamment dans les domaines bancaire et réglementaire, et cela influence aussi le droit du travail de façon générale. C’est aussi une influence des pays anglo-saxons, dont le système judiciaire est toutefois différent. Je ne suis pas sûre que cette évolution soit positive, mais il s’agit d’une tendance actuelle.
Christian Bettex: C’est également une évolution de la société qui tend à une «judiciarisation» de plus en plus importante des relations humaines. Les enquêtes internes participent de cette évolution.
plaidoyer: Quelles sont les préoccupations des employeurs qui envisagent d’ouvrir une enquête interne?
Sara Rousselle-Ruffieux: Les employeurs se demandent s’il faut mener une enquête interne, et de quelle manière et selon quels principes. Car, si selon certaines décisions judiciaires, l’absence d’enquête ou une enquête mal menée peut conduire à un licenciement abusif, la loi ne règle pas ce processus.
Christian Bettex: Un employeur n’a pas de raison de craindre une enquête interne. S’il en vient à licencier un employé sur la base de soupçons qui se révéleraient par la suite infondés, le fait d’avoir mené une enquête interne sérieuse sera pris en compte par le tribunal, qui pourra alors considérer que le licenciement n’est pas abusif. C’est ce qui découle de l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_694/2015. Auparavant, un licenciement consécutif à des faits non avérés était au contraire qualifié d’abusif. Cette jurisprudence semble assouplir cette rigueur et, dans ce sens, elle est favorable à l’employeur. Elle est aussi profitable à l’employé, car elle favorise et formalise son droit d’être entendu.
plaidoyer: Dans cet arrêt, le TF a repris certaines de vos propositions sur la manière de mener une enquête interne?
Christian Bettex: Oui. L’employeur bénéficie cependant d’une grande liberté dans la manière d’organiser une enquête interne, mais il doit donner des garanties minimales au collaborateur impliqué. Dans un article paru à la Semaine Judiciaire 2013 II p. 157 ss, je m’étais inspiré du droit pénal, partant du principe que l’employé dénoncé est exposé à une sanction, qui pourrait aller jusqu’à un licenciement. Le TF reconnaît que ce collaborateur a le droit d’être entendu. Il faut éviter une audition «piégeuse»: il doit savoir qu’il est convoqué car il existe des griefs contre lui. S’il le souhaite, il doit pouvoir se faire assister par un avocat. C’est d’autant plus important quand l’enquête est menée par un avocat sur demande de l’employeur. On ne peut, en revanche, pas retenir un droit de se taire sans procéder à des aménagements tenant compte des particularités du droit du travail, comme le devoir de renseigner et le devoir de fidélité. Cela dit, l’art. 328 CO qui veut que l’employeur protège la personnalité de ses employés lui impose de telles enquêtes en cas de dénonciation pour des faits pouvant entraîner des sanctions.
Sara Rousselle-Ruffieux: Le champ d’application de l’art. 328 CO est de plus en plus large, en effet. Mais pas au point de constituer un fondement légal à l’introduction de garanties de droit pénal dans le contrat de travail. Ce contrat relève du droit des obligations, au même titre que le contrat de mandat ou d’entreprise, basé sur la liberté contractuelle. Et, quand des garde-fous sont nécessaires, le CO le prévoit expressément. Ainsi, il consacre le principe de la liberté de licencier, mais réprime les licenciements abusifs. Il ne prévoit pas de garanties procédurales pour l’employé (entretien préalable par exemple); l’arrêt du Tribunal fédéral que vous citez est un cas assez particulier, celui d’une fidèle employée d’un EMS, licenciée sans avoir pu s’expliquer après qu’un résidant, dont la fiabilité semble douteuse, l’a accusée d’avoir volé 9 francs dans son porte-monnaie. Les conclusions de cet arrêt, qui n’est d’ailleurs pas publié aux ATF, ne devraient donc pas être généralisées, car cela conduirait à réduire le principe précité au rang de l’exception.
Christian Bettex: Cet arrêt n’est pas complètement isolé. D’autres ont conclu que, en l’absence d’enquête interne, il fallait admettre un licenciement abusif.
plaidoyer: Comme le disait Me Bettex, les garanties procédurales sont aussi en faveur de l’employeur, pour réduire le risque qu’un licenciement soit considéré comme abusif?
Sara Rousselle-Ruffieux: En théorie peut-être, mais, en pratique, je n’en suis pas sûre. Le fait d’avoir mené une enquête interne n’empêche pas le procès. Et l’employeur ne peut pas être certain, même après avoir mené une enquête interne sérieuse, que le licenciement ne sera pas considéré comme abusif. Car il n’est pas un juge et sa décision ne vaut pas jugement. En pratique, le sentiment de l’employeur est plutôt que quoi qu’il fasse, il fera toujours faux.
Christian Bettex: L’enquête interne ne s’impose pas en toutes circonstances. Elle n’a pas lieu d’être en cas de licenciement économique, par exemple, ou lorsque les faits sont évidents. Elle n’intervient que s’il y a une accusation d’une certaine gravité sur des faits qui paraissaient douteux. Et plus celle-ci est grave, plus les garanties doivent être importantes. De plus, le TF n’attend pas de l’employeur qu’il agisse comme un juge pénal, mais qu’il donne des garanties, afin d’établir les faits de manière suffisamment sérieuse pour prendre la décision de licencier, ou non.
Sara Rousselle-Ruffieux: Pour illustrer encore la difficulté de concilier ces garanties procédurales avec le contrat de travail, prenons l’exemple du droit d’être entendu: vous disiez qu’il faut éviter l’audition «piégeuse». Cependant, vous le savez, si on annonce à un employé qu’il est convoqué en raison de griefs dirigés contre lui, il a une forte propension à se déclarer malade. C’est peut-être de bonne guerre, mais cela complique sensiblement la mise sur pied d’une enquête interne. Cela revient d’ailleurs à introduire par la petite porte une procédure que le législateur n’a pas voulue: lorsque les dispositions sur la résiliation du contrat de travail ont été revues, à la fin des années 1980, le Parlement a expressément refusé d’introduire un droit d’être entendu avant un licenciement.
plaidoyer: La volonté de renforcer la position de l’employé dénoncé vient aussi de l’évolution de la jurisprudence et de la loi vers un renforcement des droits du dénonciateur?
Christian Bettex: Plusieurs pays ont en effet mis en place des structures permettant de protéger les lanceurs d’alerte. Par ce biais, on crée un nouveau canal d’information pour les employeurs. Une banque a, par exemple, tout intérêt à apprendre qu’un de ses collaborateurs a commis un délit avant que cela ne soit révélé par des tiers. Le système passe par une garantie de l’anonymat du lanceur d’alerte et l’absence de mesures de représailles à son encontre. En Suisse, la révision en cours se dirige vers des règles similaires permettant également une dénonciation anonyme. Mais il vrai que, dans ce débat, on a peu parlé de la contrepartie à offrir à la personne dénoncée. Dans le droit actuel, si elle s’estime accusée à tort, celle-ci ne peut que déposer une plainte pénale pour diffamation, contre inconnu si le nom du dénonciateur n’a pas été révélé.
Sara Rousselle-Ruffieux: Avec le développement de la protection du lanceur d’alerte, iI faut, en effet, prévoir une contrepartie pour le dénoncé. Mais la difficulté réside dans la conciliation avec les règles existantes. Par exemple, la loi sur la protection des données s’oppose partiellement à l’anonymat, puisqu’elle permet au dénoncé d’accéder à son dossier, dans lequel il pourrait découvrir le nom du dénonciateur. Dans la balance des intérêts en présence, on peut décider de caviarder le nom du lanceur d’alerte et des collaborateurs qui ont témoigné. Car la confidentialité est un peu le socle sur lequel se fonde l’enquête interne. Pour ma part, je la recommande dans ce contexte, tout en précisant qu’elle n’est pas garantie à 100%, en raison des droits découlant de la LPD et de la procédure.
Christian Bettex: Pour accroître quelque peu l’anonymat, il existe la possibilité de confier l’enquête interne à un avocat, qui peut invoquer le secret professionnel pour ne pas donner le nom du dénonçant. Mais l’anonymat absolu est en effet un vœu pieu. Je recommande aux employeurs d’offrir dans une mesure raisonnable l’anonymat au lanceur d’alerte, mais de l’informer également qu’il y a un risque que son nom soit donné au dénoncé par le biais de la LPD ou d’une procédure pénale. La position de l’employeur devient de plus en plus complexe. Pour les grandes entreprises, il est judicieux d’externaliser les enquêtes.
Sara Rousselle-Ruffieux: Une externalisation ne résout que partiellement le problème. Je ne suis pas certaine que, sous l’angle de la LPD, on puisse soustraire le rapport d’enquête établi par un avocat du dossier personnel de l’employé. Par ailleurs, elle entraîne des coûts énormes pour les entreprises. Sans parler du rallongement du processus, qui n’est pas profitable non plus au dénoncé: pendant ce temps, il se trouve dans l’incertitude concernant sa place de travail.
plaidoyer: En pratique, les enquêtes internes se retrouvent-elles souvent sur le bureau d’un juge?
Sara Rousselle-Ruffieux: Oui, car quand elles aboutissent à un licenciement, celui-ci est souvent contesté et le demandeur, voire le juge saisi de l’affaire, peut réclamer tous les actes de l’enquête interne, ce qui soulève les problèmes précédemment évoqués.
plaidoyer: L’introduction prévue de dispositions sur le «whistleblowing» dans le CO sera profitable à l’employeur, comme vous l’avez déjà souligné, mais aussi à l’employé?
Christian Bettex: Oui, car l’employé saura comment procéder pour dénoncer un dysfonctionnement, et comment bénéficier de l’anonymat. Ce n’est effectivement pas sain de devoir consulter la jurisprudence pour connaître ses droits et obligations, comme c’est le cas actuellement. Mais, paradoxalement, c’est aussi un risque nouveau pour l’employé, car s’il ne lance pas une alerte quand il a connaissance d’un problème, il pourrait se voir reprocher d’avoir violé son devoir de fidélité en se taisant.
Christian Bettex , 61 ans, avocat à Lausanne, Dr en droit, spécialiste FSA en droit du travail. Auteur de l’article «Le cadre légal des enquêtes internes dans les banques et autres grandes entreprises dans le droit du travail», SJ 2013 II 157 p.166.
Sara Rousselle-Ruffieux, 49 ans, avocate à Genève, spécialiste FSA en droit du travail. Auteure d’une chronique en droit du travail dans la revue Le monde économique.