Une accélération spectaculaire des réformes
C’est peu de dire que le droit de l’énergie est en profonde et rapide mutation. L’agression russe en Ukraine et les fortes turbulences sur le marché de l’énergie qui en ont en découlé ont servi de déclencheurs à toute une série de réformes, tantôt pour le meilleur, tantôt pour le pire. Autant de wagons qui forment un train de réformes avançant à toute allure, avec en toile de fond un risque évident de confondre vitesse et précipitation.
Toutes les modifications législatives prévues ne sont pas encore définitivement sous toit, les allers et retours entre les deux Chambres n’étant pas terminés pour certaines d’entre elles. Il est dès lors impossible de porter un jugement définitif sur les différents enjeux en discussion. La présente contribution vise à faire un point de situation, au milieu du gué, sur les enjeux principaux qui occupent l’Assemblée fédérale, avec un accent particulier sur les conflits entre la production d’énergie d’origine renouvelable et la protection de la nature et du paysage.
«Offensive solaire»
La première réforme a consisté en une modification de la loi fédérale sur l’énergie intitulée «Mesures urgentes visant à assurer rapidement l’approvisionnement en électricité pendant l’hiver». Dès lors qu’elle concernait en premier lieu les dispositions sur la production d’énergie solaire, elle a rapidement été baptisée «offensive solaire» dans le débat public. Les mesures phares de ce projet de loi sont l’obligation de pose de panneaux solaires sur les nouveaux bâtiments de plus de 300 m2 de surface déterminante, l’obligation pour la Confédération d’équiper les surfaces de ses propres infrastructures de panneaux solaires d’ici à 2030 et une base légale, dans les dispositions transitoires, ouvrant la voie à la construction de parcs solaires alpins. Une disposition transitoire autorisant directement et nommément, sans obligation de planifier, le rehaussement du barrage du Grimsel pour la production d’électricité grâce à la force hydraulique, fait étonnamment aussi partie de la révision.
Ce wagon a été raccroché au contre-projet indirect à l’initiative populaire «Pour un climat sain (initiative pour les glaciers)», à un stade tardif du processus parlementaire déjà bien avancé, sans que son sort n’y soit toutefois lié. «L’offensive solaire» a en effet été conçue comme une loi fédérale urgente, justifiée par les risques de pénurie d’électricité pour l’hiver 2022-2023 et destinée à entrer en vigueur tout de suite, indépendamment du sort réservé au contre-projet indirect sur l’initiative pour les glaciers. La révision légale a été élaborée dans un laps de temps record: la commission compétente du Conseil des États a formellement fait cette proposition au début du mois de septembre et tout le processus d’élimination des divergences entre les deux Chambres a été conduit tambour battant durant la seule session de septembre, avec une acceptation en vote final le 30 septembre 2022.
L’Office fédéral de la justice avait pourtant produit un avis de droit concluant à l’inconstitutionnalité du projet. Plusieurs avis de doctrine très critiques se sont également fait entendre par voie de presse, estimant que le projet était contraire à la Constitution notamment en raison de la primauté quasiment absolue de l’intérêt à la production d’énergie sur les autres intérêts publics ou à l’ingérence dans les compétences cantonales en matière de construction.
Ces critiques n’ont pas été vaines. Elles ont certainement contribué à tempérer les ardeurs initiales du Conseil des États. Alors que la première version de la réforme prévoyait de supprimer pour les grands parcs solaires alpins toute obligation de planifier et toute étude d’impact sur l’environnement, cette dernière a été réintroduite par le Conseil national. Initialement, il était aussi question de faire automatiquement primer l’intérêt à la construction de tels parcs sur tous les autres intérêts publics, y compris par exemple la protection des biotopes d’importance nationale. Dans sa mouture finale, la révision législative a retenu une variante excluant les atteintes aux biotopes d’importance nationale et aux réserves de sauvagine et
d’oiseaux migrateurs.
Les modifications légales de «l’offensive solaire» sont entrées en vigueur immédiatement, au 1er octobre 2022, et leur validité est d’ores et déjà limitée au 31 décembre 2025. Elles n’ont toutefois pas fini de faire des vagues dans les cantons, un référendum ayant par exemple été lancé contre le décret valaisan de mise en œuvre de ces dispositions destiné à accélérer les procédures cantonales pour tenter de décrocher les subventions fédérales promises.
«Windexpress»
L’accélération des procédures pour les éoliennes et les installations hydroélectriques était dans le viseur du Conseil fédéral depuis quelque temps déjà, lui qui avait mis en consultation au début du mois de février 2022 une révision de la loi sur l’énergie à ce sujet. Sur la base d’une étude très fouillée de l’ancien juge fédéral Heinz Aemisegger et du professeur Arnold Marti, il proposait des mécanismes d’accélération des procédures fondés sur les instruments déjà connus en aménagement du territoire: l’élaboration par la Confédération d’une conception sectorielle sur l’utilisation des énergies renouvelables qui définirait les sites d’implantation considérés comme prioritaires, puis, pour ces installations, leur inscription dans le plan directeur et une procédure d’approbation des plans concentrée englobant toutes les phases décisionnelles du projet (planification et autorisation, couplées avec l’expropriation et l’octroi d’une concession, le cas échéant), sans modification toutefois des voies de recours.
Le législateur a jugé cela insuffisant. Le Conseil national a procédé selon la même méthode que pour l’offensive solaire, en reprenant à son compte, par sa commission compétente, en septembre 2022, l’idée de légiférer sur l’accélération des procédures pour les éoliennes et les centrales hydrauliques à accumulation au moyen de l’ajout de dispositions transitoires dans la LEne (art. 71b et 71c). En réalité, la proposition concernait principalement les éoliennes; pour les centrales hydrauliques à accumulation, il s’agissait uniquement d’une base légale spécifique pour un projet particulier, celui de Trift, dans le canton de Berne. Cette idée a été abandonnée ensuite.
L’intention d’origine était de faire en sorte que les plans d’affectation entrés en force pour des installations éoliennes valent automatiquement autorisation de construire «si une pesée étendue des intérêts a eu lieu dans le cadre de la planification de l’utilisation du sol» avec suppression de toutes voies de recours contre l’exécution des travaux tels que prévus dans le plan entré en force. Ce mécanisme pour le moins cavalier a été modifié dans la suite des travaux, au profit d’un système d’autorisation unique (concentrée) délivrée par le canton pour tous les projets éoliens déjà au bénéfice d’un plan d’affectation entré en force, sans recours possible au Tribunal fédéral s’il ne se pose aucune question juridique de principe. Conformément à l’art. 71b al. 1 LEne projeté, ce régime particulier n’est applicable que jusqu’à ce que ces installations – celles bénéficiant d’un plan d’affectation entré en force – permettent une production supplémentaire à l’échelle de la Suisse de 600 MW par an par rapport à 2021. Le projet contient une autre disposition procédurale insolite selon laquelle «les autorités de recours prononcent dans la mesure du possible un jugement réformatoire dans un délai raisonnable».
Le «Windexpress» a été adopté en première lecture par le Conseil national lors de la session de printemps 2023 et sera traité au Conseil des États lors de la session de juin 2023. Tout indique qu’il ne sera que peu modifié et qu’il pourra très certainement être définitivement adopté en vote final à la fin de la même session parlementaire, ce qui augure d’une entrée en vigueur probable dans la deuxième moitié de l’année 2023. Ce projet n’a pas été déclaré urgent comme l’a été «l’offensive solaire».
La grande réforme de l’approvisionnement en électricité
Les deux réformes précitées ont en commun de porter sur un horizon temporel limité, jusqu’à la fin 2025 pour le solaire et jusqu’à ce que le seuil de 600 MW par an de production supplémentaire soit atteint pour l’éolien. Une grande réforme du droit de l’énergie à visée pérenne, dont le message a été adopté en 2021 par le Conseil fédéral, suit en parallèle son cours. Son élaboration par les Chambres a évidemment aussi été marquée par les mêmes préoccupations que les deux projets concernant le solaire et l’éolien. On y retrouve d’ailleurs de nombreuses similitudes. Le projet a déjà fait l’objet d’un vote dans chacun des deux conseils, récemment au Conseil national lors de la session de printemps 2023. La procédure d’élimination des divergences suit son cours avec l’objet au programme de la session de juin du Conseil des États.
La réforme prévoit des valeurs cibles de production d’électricité d’origine renouvelable, qui doit ainsi atteindre, énergie hydraulique non comprise, au moins 35 000 GWh en 2035 et au moins 45 000 GWh en 2050, des objectifs nettement supérieurs à ceux prévus initialement par le Conseil fédéral. Pour y parvenir, différents mécanismes portant sur toutes les formes d’énergies renouvelables sont introduits dans la législation fédérale.
Selon la dernière version du projet votée par le Conseil national, toutes les installations destinées à produire des énergies renouvelables, notamment les centrales d’accumulation et les centrales au fil de l’eau, les centrales à pompage-turbinage, les installations photovoltaïques et les éoliennes revêtent, à partir d’une certaine taille et d’une certaine importance, un intérêt national notamment au sens de l’art. 6 al. 2 LPN. Un tel intérêt sera considéré comme équivalent aux autres intérêts nationaux et primera les intérêts contraires d’importance cantonale, régionale ou locale, ce qui correspond au droit actuel. Plus problématique est le fait que de telles installations seront uniquement interdites dans les biotopes d’importance nationale au sens de l’art. 18a LPN et les réserves de sauvagine et d’oiseaux migrateurs, marges proglaciaires et plaines alluviales alpines non comprises, ce qui ne va pas sans soulever de vrais doutes quant à la conformité au mandat constitutionnel de protection des biotopes de l’art. 78 al. 4 Cst. De surcroît, lorsqu’il s’agit d’un objet inscrit dans l’inventaire visé à l’art. 5 LPN, il sera possible d’envisager une dérogation à la règle suivant laquelle un objet doit être conservé intact et il sera alors permis de renoncer à des mesures de protection, de reconstitution, de remplacement ou de compensation. La conformité de cette modification avec l’art. 78 al. 4 Cst. est aussi très discutable.
Mesures sectorielles
En ce qui concerne la force hydraulique, les valeurs cibles ont été revues à la hausse par rapport aux propositions initiales du Conseil fédéral. Les deux Conseils sont tombés d’accord pour un objectif d’au moins 37 900 GWh en 2035 et d’au moins 39 200 GWh en 2050.
En lien avec cet objectif, le débat le plus sensible porte sur les débits résiduels. Dans une attaque sans précédent à l’encontre de la protection des cours d’eau, une courte majorité du Conseil national a décidé de suspendre la réglementation relative aux débits résiduels pour tous les renouvellements de concessions ou d’autorisations des centrales existantes, et ce jusqu’en 2035. Cela vise les centrales hydroélectriques dont la puissance nominale est supérieure à 3 MW. Sachant que les renouvellements de concessions peuvent être demandés jusqu’à 15 ans avant leur échéance, cela signifie que toutes les concessions valables jusqu’en 2050 sont potentiellement concernées. En outre, il est d’ores et déjà prévu que cette échéance sera prolongée si les objectifs cibles de production d’énergie d’origine hydraulique ne sont pas atteints. À l’ère de la nécessaire adaptation au réchauffement climatique et vu les risques croissants de sécheresse, cette décision est celle de trop contre la nature et l’agriculture et pourrait conduire au lancement d’un référendum par les organisations environnementales et les pêcheurs si le Conseil des États venait à suivre. Sa conformité à l’art. 76 al. 3 Cst. est d’ailleurs plus que douteuse, la Confédération étant chargée de légiférer sur le maintien de débits résiduels appropriés. Par ailleurs, le surplus d’énergie escompté grâce à cette dérégulation est difficile à estimer mais probablement peu significatif en comparaison de l’augmentation du potentiel solaire ou de mesures d’économie d’énergie, comme cela a été rappelé durant les débats parlementaires.
Pour la production d’énergie solaire, une courte majorité du Conseil national n’a pas repris l’obligation de pose de panneaux solaires pour les nouveaux bâtiments de plus de 300 m2 de surface déterminante, telle qu’elle figurait dans la loi sur l’énergie depuis «l’offensive solaire». Il lui a préféré une formulation indéterminée selon laquelle les surfaces «qui s’y prêtent» doivent être équipées pour produire de l’énergie solaire et souhaite confier la mise en œuvre de cette disposition aux cantons. Le Conseil national a également ajouté une obligation d’équipement en panneaux solaires pour les places de stationnement d’une certaine taille qui s’y prêtent et, en ce qui concerne la Confédération, pour les infrastructures de l’Administration fédérale et des entreprises liées à la Confédération, lorsque les surfaces s’y prêtent.
Toujours pour l’énergie solaire, la réforme prévoit une modification de la LAT avec l’introduction d’un nouvel art. 18b selon lequel les installations solaires ne revêtant pas un intérêt national sont à considérer comme des installations imposées par leur destination hors de la zone à bâtir (Standortgebundenheit). Diverses conditions sont toutefois posées: pour les installations solaires hors des zones agricoles utiles, elles doivent être construites dans des zones peu sensibles ou dans des zones dans lesquelles se trouvent déjà d’autres constructions et installations, d’une part, et doivent pouvoir être raccordées au réseau à un coût raisonnable par rapport à leur puissance, d’autre part; pour les installations solaires dans les zones agricoles utiles, elles ne doivent pas porter préjudice aux intérêts liés à l’agriculture et avoir des effets positifs pour la production agricole ou alors être utilisées à des fins de recherche ou d’essais agricoles.
Dans le même esprit, le projet de nouvel art. 18c LAT prévoit la Standortgebundenheit des installations éoliennes et de leurs chemins de desserte en forêt. La preuve que l’emplacement est imposé par sa destination doit être uniquement apportée lorsqu’il est prévu de construire l’installation éolienne dans un objet inscrit dans un inventaire visé à l’art. 5 LPN, une réserve forestière selon l’art. 20 de la loi sur les forêts ou un district franc fédéral. Dans le cas contraire, seule une pesée des intérêts conformément à l’art. 3 LPN est exigée.
Selon le projet d’art. 18c LAT, le Conseil fédéral définit les conditions dans lesquelles les installations destinées à l’utilisation de la biomasse peuvent, même en dehors des zones à bâtir, faire l’objet d’une pesée des intérêts, l’intérêt prépondérant à leur construction étant présumé.
Un affaiblissement excessif de la protection de la nature
Il est réjouissant que notre pays se lance enfin dans un vaste programme de développement massif des énergies renouvelables, la Suisse étant à la traîne en comparaison de la plupart de nos voisins européens. L’adoption de nouvelles prescriptions en matière d’efficacité énergétique est également une bonne nouvelle, tant la sobriété énergétique sera la clé à l’avenir. Il est toutefois désolant qu’il ait fallu une guerre sur le continent européen pour faire avancer ces réformes qui étaient pourtant nécessaires de longue date à l’aune des enjeux climatiques. La qualité du travail parlementaire effectué dans la précipitation, dos au mur et avec des méthodes de Rambo pour reprendre les termes du professeur Griffel, ne peut qu’en être amoindrie. Pour la plupart des enjeux en discussion, il ne serait pas nécessaire de tordre ainsi les procédures usuelles en aménagement du territoire et de vider pareillement de leur substance les prescriptions environnementales. Gageons que le troisième pouvoir, plus robuste aux aléas médiatiques et politiques, continuera d’utiliser toute la marge de manœuvre dont il dispose pour conduire des pesées d’intérêts rigoureuses, ainsi que l’exige toujours la Constitution fédérale. ❙
Raphaël Mahaim, Avocat Dr en droit Chargé de cours en droit de l’aménagement du territoire (UNIL et HES-SO) Conseiller national (Les Verts/VD)