«C'est un verdict historique et pas seulement pour l'Italie.» N'hésitant pas à commenter une décision de justice, le ministre italien de la Santé et juriste de formation Renato Balduzzi s'est publiquement réjoui de la sentence du procès Eternit, rebaptisé dans la Péninsule «le procès de l'amiante». Au terme de trente-cinq ans de bataille judiciaire et d'un procès pénal entamé en décembre 2009, les associations représentant des milliers de victimes ont finalement obtenu gain de cause. Le 13 février dernier, le Tribunal de Turin a en effet condamné, en première instance, le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny, 65 ans et patron de l'entreprise Eternit de 1972 à 1986 ainsi que le baron belge Jean-Louis Marie Ghislain de Quartier de Marchienne, âgé de 91 ans et ex-PDG de la filiale belge et actionnaire d'Eternit jusqu'au début des années 1970, à seize ans de prison ferme. Les deux hommes ont également été condamnés à verser 250 millions d'euros sous forme de provisions pour les dommages intérêts accordés aux victimes et à leurs familles.
Dans la grande salle d'audience du Tribunal de Turin, le juge Casalbore a, durant trois heures, égrené, dans une interminable litanie, les noms des parties civiles concernées. Au total, environ 2000 personnes ont assisté à la lecture du verdict de l'une des plus terribles catastrophes sanitaires et environnementales provoquée par l'amiante. Le procureur Raffaele Guariniello, qui a disposé d'une équipe pluridisciplinaire associant de nombreux magistrats, enquêteurs, scientifiques et informaticiens qui ont pu collaborer durant les cinq ans qu'a duré l'instruction, avait requis vingt ans de réclusion contre les deux hauts responsables d'Eternit. Concrètement, ces derniers ont été accusés d'avoir volontairement omis de protéger leurs ouvriers des dangers de l'amiante. Et d'avoir provoqué une «catastrophe sanitaire et environnementale permanente» dans les quatre communes où se trouvaient les usines d'Eternit Italie.
Une décision courageuse
Les considérants du jugement n'ont pas été immédiatement rendus à l'issue du verdict. Le juge Casalbore dispose de quatre-vingt-dix jours pour déposer les motifs de sa décision. Quoi qu'il en soit, les deux prévenus ont été jugés responsables de la mort de 3000 personnes - anciens ouvriers ou habitants de Casale Monferrato, Cavagnolo, Rubiera ou Bagnoli. Et cela alors que la défense a toujours nié toute responsabilité directe des deux accusés dans la gestion de la filiale italienne d'Eternit.
«Pendant toute la lecture du jugement, j'ai eu l'impression de rêver», a confessé le procureur Guariniello. Il faut dire qu'une telle issue, qui devra vraisemblablement être confirmée en appel, était loin d'être certaine et pourrait faire jurisprudence. «Les juges ont eu le courage de constater qu'il ne s'agissait pas d'un homicide involontaire, comme c'est généralement le cas dans les accidents du travail, mais qu'il y avait dol», souligne l'avocat spécialiste du droit du travail, Corrado Giacchi. Il fait référence à l'article 434., 2 du Code pénal italien sur le «désastre dolosif» aggravé de délit permanent, désastre qui aurait débuté en 1952 et qui, malgré la fermeture des usines au milieu des années 1980, serait encore en cours au moment de l'inculpation, en raison des maladies touchant encore les habitants et les anciens travailleurs d'Eternit. A travers cette sentence, «les juges ont estimé qu'il n'y avait pas seulement eu omission de contrôles et de mesures de prévention, détaille Maurizio Del Conte, professeur de droit du travail à l'Université Bocconi de Milan. En général, un employeur est accusé d'imprudence pour ne pas avoir prévu les mesures de protection nécessaires. Cette fois, les juges ont estimé que les employeurs étaient non seulement conscients du manque de conditions de sécurité, mais que, malgré cela, ils ont continué à exposer les employés au risque. Si l'accusation de dol n'avait pas été retenue, il y aurait sans doute eu prescription pour toute une série de délits et les deux prévenus auraient été condamnés à des peines inférieures à seize ans de prison.»
Plainte admise à Strasbourg
«La question de la prescription est essentielle, souligne aussi l'avocat zurichois Martin Hablützel, qui a défendu des victimes de l'amiante en Suisse et qui est venu suivre le procès italien à Turin. En Suisse, nous avons été déboutés car les faits remontent aux années 1970 et les juges ont estimé que l'affaire était prescrite au bout de dix ans. La Cour des droits de l'homme de Strasbourg a admis la plainte d'une victime suisse de l'amiante, mais n'a pas encore rendu de jugement. Quoi qu'il en soit, en Italie, pour le calcul de la prescription, on part de l'événement subi par la victime, soit de la date de la mort de la personne, alors que, en Suisse, on part de la date de commission du dommage c'est-à-dire, concrètement, de la date de fermeture de l'usine. A la différence du système italien, le système suisse se concentre sur l'auteur du délit, en estimant qu'il n'y a plus d'intérêt à punir quelqu'un si de nombreuses années se sont écoulées. C'est une différence cruciale. L'autre élément important dans le procès Eternit, c'est le nombre de parties civiles. Au moment du verdict, on a lu le nom des 3000 personnes.» En clair, et alors que l'Italie n'est pas dotée d'une loi permettant des «class actions», le procureur Raffaele Guariniello est parvenu réunir environ trois mille cas de malades ou des familles de personnes décédées en un seul procès, plutôt que d'organiser 3000 procès. «C'est un fait très nouveau, précise Maurizio Del Conte, car il s'agit de cas individuels distincts qui s'échelonnent sur une période temporelle très large. Pourtant, les juges ont estimé qu'on pouvait les relier à un seul et même événement (la contamination par l'amiante, ndlr). C'est un fait intéressant, car, même sans législation ad hoc, on est de facto face à un système de «class action.» D'autant que les parties civiles ont été des milliers. «C'est un élément qui a sans doute joué pour qualifier le délit de dolosif, analyse Maurizio Del Conte, en poursuivant, s'il n'y avait eu qu'une seule victime, on aurait pu plus facilement soutenir la thèse selon laquelle il s'agissait d'un homicide par imprudence. Comme, à l'inverse, il y a réitération, le procureur a pu plus facilement soutenir la culpabilité des employeurs.» Un procureur, Raffaele Guariniello, dont la personnalité et la ténacité sont unanimement louées dans la presse italienne. Le magistrat de Turin s'est fait une spécialité de la lutte pour la sécurité sur les lieux de travail, y compris pour la santé des athlètes dans le cadre d'affaires de dopage dans le sport professionnel. Déjà dans les années 1970, il avait osé s'en prendre au géant automobile Fiat, en menant une enquête sur le fichage illégal des ouvriers. Plus récemment, en avril 2011, il est parvenu à faire condamner à 16 ans et demi de prison, pour homicide volontaire, l'administrateur délégué du groupe Thyssen, Harald Espenhahn, à la suite de la mort, en décembre 2007, de sept ouvriers au cours d'un incendie dans les aciéries de Turin. «C'est un tournant historique, avait alors commenté l'intéressé, car, jamais auparavant l'aspect dolosif n'avait été reconnu dans un accident du travail.»
«A la différence du raisonnement employé dans l'affaire Thyssen, où le dol a été établi sur la base d'un risque accepté pour ne pas nuire au profit de l'entreprise, cette fois, dans l'affaire Eternit, le juge devra fournir des éléments concrets pour démontrer la volonté persistante des inculpés à causer le désastre, à savoir l'augmentation significative de pathologies tumorales dans la population exposée» note toutefois l'avocat et professeur de droit pénal à l'Université Luiss, Angelo Carmona, dans l'attente du dépôt des considérants. D'ores et déjà, il note cependant l'élément nouveau que constitue le procès Eternit, s'agissant de la relation de cause à effet en matière de responsabilité: «Il semble que le schéma traditionnel ait été abandonné. On ne cherche pas à voir si un certain facteur de risque est une condition sine qua non d'un simple cas de lésion (...), mais on évalue l'existence d'un lien de causalité en adoptant les modèles d'enquêtes épidémiologiques. Il s'agit de mettre en évidence l'incidence des pathologies constatées dans la population exposée à l'amiante par rapport aux mêmes maladies constatées dans le reste de la population.»
Pour un Parquet chargé des accidents du travail
«Les études épidémiologiques sur les morts et les maladies dues à l'amiante, à la base de l'accusation, n'ont pas été fournies à la défense», ont, de leur côté, contesté les défenseurs de Stephan Schmidheiny, qui parlent aussi «d'accusations vagues constituant une violation du droit de la défense», ou encore estiment que «chercher à culpabiliser les riches 25 ans après les faits est à la fois absurde et malhonnête». Les avocats de l'administrateur délégué de Thyssen avaient, eux, dénoncé en particulier la pression médiatique autour de l'affaire. Pour Eternit aussi, l'attention de l'opinion publique a sans doute été déterminante, notamment pour éviter que le procès ne s'enlise. Au-delà, le verdict pourrait faire jurisprudence. Déjà, à Tarante, des milliers de personnes victimes de rejets de dioxine et autres produits dangereux par les aciéries de l'entreprise Ilva réclament notamment que les dirigeants du groupe, actuellement inculpés, soient condamnés au même titre que les responsables d'Eternit. Raffaele Guariniello souhaite d'ailleurs la constitution d'un «Parquet national» chargé des accidents du travail, sur le modèle de celui qui existe pour combattre la Mafia. En attendant, il rappelle que le procès Eternit contre les dirigeants d'une multinationale a été rendu possible d'une part, parce que «le procureur italien peut s'autosaisir d'une infraction, il n'a pas besoin d'attendre le dépôt d'une plainte, mais aussi, souligne-t-il, d'autre part, parce que, en Italie, le Parquet est indépendant du pouvoir politique».