Sur la base d’une enquête ethnographique de terrain réalisée entre 2016 et 2018 dans trois centres d’hébergement cantonaux pour demandeur·euse·s d’asile, le travail quotidien de trois organismes mandatés par l’État et de leurs employé·e·s a été observé: ORS Service AG, une entreprise privée à but lucratif; Asile Bienne & Région (ABR), une association locale à but non lucratif; une section locale de la Croix-Rouge suisse (CRS), une œuvre d’entraide.
En Suisse, si les importants enjeux de déresponsabilisation engendrés par le processus de délégation des tâches d’hébergement, d’encadrement et d’assistance (ci-après tâches d’accueil) dans le domaine de l’asile sont régulièrement thématisés, les effets de la multiplication des acteurs institutionnels, et donc de la démultiplication des espaces de médiation et d’interprétation, semblent rester en arrière-fond des considérations politiques.
Or, le rôle des organisations de terrain, publiques et privées, à but lucratif (entreprises) ou non (ONG, associations) est central dans la mesure où elles disposent d’un pouvoir discrétionnaire à travers lequel elles contribuent à façonner l’action publique. Structurellement situées entre l’État, ses politiques et les bénéficiaires, ce sont elles qui, par le biais de leurs actions quotidiennes et informelles, et donc le plus souvent invisibles, définissent le contenu de la politique d’accueil. En raison des bases légales plutôt lacunaires en la matière, les composantes humaines, sociales et éthiques de l’accueil sont laissées entre les mains des organisations de terrain qui, sur la base de leurs dispositions morales respectives, décident du poids à accorder aux droits fondamentaux.
Concrètement, si l’analyse du travail quotidien d’une variété d’organisations n’indique pas des disparités fondamentales dans les prestations de base de l’accueil, des différences significatives peuvent être observées dans la liberté d’appréciation de l’organisation quotidienne des centres (par exemple en adaptant ou en contournant le mandat d’accueil, ou en le complétant par des services non prévus dans le cahier des charges). Ces pratiques différenciées, qui varient en fonction de l’environnement organisationnel dans lequel elles sont mises en œuvre, ont un impact important sur la vie des demandeur·euse·s d’asile.
Ainsi, une entreprise privée à but lucratif, comme ORS, est plus susceptible de proposer une lecture managériale de l’accueil orientée vers l’utilisation efficace des ressources publiques. Malgré une flexibilité évidente dans le fonctionnement quotidien des centres d’accueil, l’entreprise laisse moins de place à la nuance et à la créativité dans la prestation des services d’accueil. Elle applique à la lettre les souhaits de ses «clients» (les autorités publiques), par exemple en interprétant la notion d’«encadrement» au sens strict du terme (c’est-à-dire une structure quotidienne visant à assurer un minimum vital), et de reproduire ainsi le cadre normatif restrictif de l’asile.
À l’inverse, en faisant appel à l’éthique humanitaire et au code de déontologie du travail social, certaines organisations, telles que CRS et ABR, défendent une interprétation de l’accueil orientée vers la prise en charge des personnes migrantes, leur bien-être psychosocial et leur autonomisation. Au quotidien, cela ouvre la porte à toutes sortes de pratiques informelles visant à négocier la politique d’accueil pour atténuer les effets de la politique d’asile sur la vie quotidienne des demandeur·euse·s d’asile. Les règles relatives au contrôle des présences en sont un exemple notable. Le personnel du centre Bürgistadt pratiquait une politique de contrôle informelle jugée «plus raisonnable» que celle souhaitée par les autorités cantonales, qui jouait sur qui devait fournir une signature pour attester de la présence des résident·e·s. En pratique, cela signifiait que la responsabilité du contrôle des présences n’incombait pas aux demandeur·euse·s d’asile mais au personnel qui remplissait, plus ou moins régulièrement et assidûment, une liste de présence. De la même manière, un «guichet d’écoute» avait été mis en place au sein du centre de Tirossa pour offrir un soutien psychologique aux résident·e·s, même si ce service n’est pas inclus dans les tâches d’accueil (et donc dans l’enveloppe budgétaire reçue de la Confédération).
Si ces exemples ne se veulent pas exhaustifs, ni représentatifs de toutes les pratiques existantes, ils indiquent que les conceptions et les pratiques concrètes de l’accueil peuvent varier en fonction des organisations mandatées et de leurs sensibilités respectives. Sur le terrain, les services fournis aux personnes demandeuses d’asile s’inscrivent ainsi sur un continuum entre encadrement et prise en charge psychosociale, contrôle et assistance, perception de l’accueil à court et à long terme, logique managériale et humanitaire. Un débat plus éclairé est donc nécessaire sur les effets de la sous-traitance de l’asile et sur ses conséquences potentielles sur la prestation quotidienne des services d’accueil, notamment en ce qui concerne le rôle central des prestataires de services en tant que médiateurs de la politique publique. ❙
1 Voir par exemple Camilla Alberti, Asile et externalisation: un système qui n’assume pas ses responsabilités, Vivre Ensemble N° 185, décembre 2021; Julia Huguenin-Dumittan, Sophie Malka, Violences dans les CFA: s’il n’est pas systématique, le problème reste systémique, paru sur asile.ch le 20 octobre 2022.
2 Comme le déplore notamment l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), il n’existe en Suisse que peu de standards contraignants pour garantir la qualité des conditions de vie dans les structures collectives d’hébergement.
3 C'est-à-dire aide matérielle et personnelle, ainsi que soins médicaux (de base), pour les personnes séjournant dans
des structures d'hébergement collectif.
4 Nom fictif; l’identité des centres d’hébergement cités dans cet article a été anonymisée.