Partant du constat de la paupérisation des familles en Suisse, la Confédération prévoit de nouvelles prestations d'assurance en faveur des familles nécessiteuses. Ces prestations doivent prendre la forme de prestations complémentaires, telles qu'elles existent aujourd'hui déjà pour les bénéficiaires de prestations de l'AVS/AI. Quelques cantons n'ont pas attendu l'issue des réflexions fédérales et ont proposé l'introduction, sur leur territoire, d'un système similaire. C'est le cas du canton de Vaud, dont le gouvernement a présenté un projet de loi prévoyant des prestations complémentaires pour les familles ainsi qu'une rente-pont pour les chômeurs qui se trouvent en fin de droit à quelques années seulement de l'âge légal de la retraite. Le référendum a été saisi et ce texte sera soumis au vote le 15 mai 2011.
Depuis l'aboutissement du référendum, la presse publie presque quotidiennement, des courriers de lecteurs dont les opinions s'opposent, en règle générale sans nuance. De manière caricaturale, les partisans du projet soutiennent cette aide supplémentaire accordée à ceux qui, sans faillir, luttent jour après jour pour leur survie économique, les opposants dénonçant une invitation à l'assistance, au détriment des travailleurs. Les critiques émanant des milieux patronaux se focalisent avant tout sur le financement de ces prestations complémentaires, qui sera notamment assuré par les cotisations à charge de l'employeur.
Au-delà de cette querelle partisane, les prestations complémentaires pour les familles, telles qu'elles sont envisagées par les cantons et, à plus lointaine échéance, par la Confédération, suscitent quelques réflexions plus générales sur la logique de notre ordre juridique face à la précarité.
Pourquoi des prestations «complémentaires»?
Le juriste étant ainsi formaté qu'il s'interroge en premier lieu sur l'interprétation du texte qui lui est soumis, il s'étonnera avant toute chose de l'appellation «prestations complémentaires», retenue pour désigner des prestations destinées à couvrir le minimum vital des familles en situation précaire. Si l'on pense - et c'est un réflexe légitime en présence de deux dénominations similaires - aux prestations complémentaires à l'AVS/AI, on en vient logiquement à penser que les familles bénéficient déjà de prestations sociales en application d'un autre régime d'assurance sociale. En effet, les prestations complémentaires à l'AVS/AI ont, comme leur nom l'indique, pour objectif de compléter des prestations octroyées en application des lois fédérales sur l'assurance vieillesse et survivants et sur l'assurance invalidité lorsqu'elles sont insuffisantes - cas échéant même complétées par des prestations de la prévoyance professionnelle - pour couvrir les besoins vitaux de l'assuré.
Ce n'est pourtant pas le cas. En dehors des allocations familiales prévues par la loi fédérale topique (loi fédérale sur les allocations familiales, LAFam) et, cas échéant, par des réglementations cantonales plus généreuses, il n'existe pas d'«assurance famille». La pauvreté n'est pas non plus un risque défini comme tel par la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA), ni par une autre loi fédérale d'assurance sociale. L'indigence relève en principe plutôt de l'action sociale laissée à la compétence des cantons dans le contexte de l'aide sociale ou assistance publique (cf. art. 115 Cst.).
En réalité, il est surtout question de prestations complémentaires parce que ces nouvelles prestations sociales doivent être régies par des principes similaires à ceux qui gouvernent les prestations complémentaires à l'AVS/AI: l'objectif est le même, à savoir la couverture des besoins vitaux d'une tranche de la population plus facilement concernée par la pauvreté; les modalités des prestations complémentaires pour les familles s'inspirent largement de celles des prestations complémentaires AVS/AI, s'agissant tant de leur forme (prestation complémentaire annuelle et couverture des frais médicaux) que des conditions particulières posées à l'octroi de ces prestations, comme la clause de domicile et de résidence habituelle (cf. art. 4 al. 1 LPC) ou le délai de carence pour les étrangers (cf. art. 5 al. 1 LPC).
Mais le qualificatif de «complémentaire» se justifie surtout parce que les nouvelles prestations prévues sont conçues comme un supplément aux revenus d'une activité professionnelle, insuffisants à eux seuls pour couvrir les besoins vitaux de la famille. Dans ce sens, le projet de loi vaudois exclut les prestations complémentaires pour les bénéficiaires du revenu d'insertion (art. 4 al. 1) et pour les personnes qui peuvent prétendre à des prestations d'aide en leur qualité de requérants d'asile (art. 3 al. 5).
Nouveau risque?
La question se pose dès lors de savoir si les projets de loi, qu'il s'agisse du projet fédéral ou des projets cantonaux, intègrent dans le panorama des assurances sociales un risque nouveau. La réponse n'est pas forcément aisée. Le projet de loi fédérale, si l'on se réfère au rapport explicatif à l'avant-projet de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national, fonde la compétence de la Confédération sur l'art. 116 Cst., disposition obligeant la Confédération à une politique familiale proactive, et non - logiquement - sur l'art. 112 Cst., fondement constitutionnel des prestations complémentaires à l'AVS/AI exclusivement. A défaut de compétence législative expressément accordée à la Confédération, les mesures prises par cette dernière en concrétisation de l'art. 116 Cst. ne relèvent pas de l'assurance sociale, mais de l'action sociale dans un sens large. Clairement, les prestations complémentaires à l'AVS/AI telles que prévues par la loi fédérale qui concrétise l'art. 112 Cst. relèvent, elles, de l'assurance sociale, et non de l'aide sociale au sens de l'art. 115 Cst., ce que le Tribunal fédéral a d'ailleurs eu l'occasion de rappeler (cf. ATF 133 V 265).
En d'autres termes, l'avant-projet de loi fédérale sur les prestations complémentaires pour familles est une mesure de politique familiale au sens de l'art. 116 Cst., tendant à combattre une éventualité relevant de l'action sociale dépendant de la compétence des cantons en application de l'art. 115 Cst., par l'adoption de mécanismes propres à l'assurance sociale (le financement des prestations doit être assuré par un modèle contributif, l'assuré y participant par le versement de cotisations), éprouvés dans le cadre d'une loi d'assurance sociale (LPC).
Outre le fait que cela pose la question de la compétence de la Confédération pour créer, par voie législative, une assurance sociale nouvelle en faveur des seules familles dans le besoin, question qui dépasse de loin le cadre de cette contribution, il faut déjà se demander si la pauvreté doit désormais être qualifiée de «risque», au même titre que la maladie ou l'invalidité.
La pauvreté est-elle un risque?
On pourrait évidemment s'épargner le débat en prenant au pied de la lettre les critiques émises, par exemple, contre le projet vaudois, selon lesquelles la pauvreté est de toute manière imputable à celui qui la subit. Des raisonnements de ce type devraient conduire à exclure toute prestation d'assurance sociale dès que l'assuré a un semblant de maîtrise sur le risque qui se réalise. On pense évidemment, dans le domaine de l'assurance maladie, au traitement d'un cancer des poumons chez un assuré fumeur. A ce jour, de telles conceptions sont largement rejetées et seuls les risques inconsidérés peuvent conduire à la réduction des prestations ou à l'exclusion de la couverture, dans l'assurance accidents notamment.
La tendance observée à la paupérisation des familles, en particulier des familles monoparentales et des familles nombreuses, a déjà été largement documentée dans les rapports explicatifs établis à l'appui des projets de lois, fédérale et cantonales, qui s'appuient sur des études sociologiques fiables. Notre société est par ailleurs ainsi faite que les tentations de consommer au-dessus des moyens disponibles sont omniprésentes. Les possibilités de s'endetter rapidement existent, malgré certains mécanismes de contrôle mis en place par l'Etat. Ainsi, la loi fédérale sur le crédit à la consommation (LCC) devait permettre de maîtriser l'endettement des citoyens en contrôlant, avant l'octroi de crédits, la capacité de celui qui sollicite un prêt (art. 22 LCC). Dans les faits, cette maîtrise n'est pas possible dès lors que les renseignements à disposition de l'organisme de crédit peuvent n'être que partiels: ne sont en effet enregistrés que les obligations soumises à contrôle, autrement les obligations découlant d'une opération de crédit (autres emprunts, cartes de crédit, leasings), mais pas les autres engagements, comme les pensions alimentaires dues au conjoint divorcé et aux enfants, dont on sait qu'elles constituent actuellement la charge principale, après le loyer, d'un débiteur d'aliments.
On sait aussi que la séparation du couple, puis le divorce, la maladie, la perte de son emploi ou un deuil sont autant de périodes sensibles durant lesquelles le risque existe que la personne concernée connaisse un passage à vide qui la conduit dans une situation de surendettement.
Or, nos lois sont sévères à l'égard de ceux qui, même brièvement, ont quitté le tracé «standard» du bonus vir, quelles que soient les raisons de leurs errances. Une tentative de désendettement se heurte immanquablement à la barrière du minimum vital tel qu'il est calculé en application de la loi fédérale du 11 avril 1889 sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) en application de l'art. 93 al. 1 LP et des directives concrétisant le calcul de la part du revenu qui doit, en application de cette disposition, en priorité être affectée au remboursement des dettes.
Ce minimum vital laissé à disposition du débiteur est calculé au plus juste: un montant forfaitaire, le loyer et éventuellement quelques charges extraordinaires justifiées par une situation qui doit l'être aussi (par exemple les frais de régime pour une personne atteinte dans sa santé).
Un autre obstacle tient aux effets de l'acte de défaut de biens - plus précisément du procès-verbal de saisie valant acte de défaut de biens - délivré au créancier lorsque le débiteur n'est pas inscrit au Registre du commerce, qui ne sont pas les mêmes que ceux de l'acte de défaut de biens délivré au terme d'une faillite. En particulier, il ne permet pas au débiteur d'opposer au créancier qui revient à la charge son non-retour à meilleure fortune pour faire obstacle à une nouvelle poursuite.
Le débiteur revenu à meilleure fortune est, pour le Tribunal fédéral, celui qui a acquis «de nouveaux actifs auxquels ne correspondent pas de nouveaux passifs, c'est-à-dire de nouveaux actifs nets. Le revenu du travail peut également constituer un nouvel actif net, partant entraîner un retour à meilleure fortune, lorsqu'il dépasse le montant nécessaire au débiteur pour mener une vie conforme à sa condition et qu'il lui permet de réaliser des économies. Il ne suffit donc pas que le débiteur dispose de ressources supérieures au minimum vital de l'art. 93 LP, encore faut-il qu'il puisse adopter un train de vie correspondant à sa situation et, en plus, épargner.» (ATF 129 III 385 c. 5.1.1.)
Finalement, l'accès au règlement amiable des dettes ou à la faillite personnelle n'est possible que pour le débiteur qui, d'une part, peut avancer les frais nécessaires à la procédure et, d'autre part, dispose de biens réalisables en suffisance pour offrir quelque chose à ses créanciers.
Dans ces conditions, la personne obérée qui tente une réhabilitation financière devra, pendant plusieurs années, vivre avec les mêmes moyens que s'il dépendait de l'aide sociale. D'un point de vue philosophique, il est évidemment juste que celui qui s'est engagé s'acquitte de ses dettes. D'un point de vue de politique sociale en revanche, il faut constater que le retour à la solvabilité n'est pas encouragé, et que le risque est grand que, à niveau de vie égal, on préfère la liberté de l'emploi du temps à la fatigue d'une journée de travail.
D'un point de vue purement économique, il ne faut pas non plus perdre de vue qu'un citoyen surendetté est un citoyen qui coûte cher en prestations sociales, la mauvaise situation financière étant la cause d'une hygiène de vie insuffisante, elle-même cause de maladies, voire d'une invalidité, qui seront tôt ou tard à charge de la société. Dans ce sens, il faut admettre que la pauvreté est un risque, au même titre que la maladie, l'accident ou l'invalidité, ou peut-être même les précède-t-elle, puisque la prévention individuelle, en particulier de la maladie et de l'invalidité, est plus aisée dans un contexte économique sain.
Force est donc de constater que les prestations prévues en faveur des familles nécessiteuses ne procèdent en réalité pas du colmatage d'une brèche en aval, mais bien d'une action en amont, sur un phénomène de société qui est à l'origine de la dépendance des individus des prestations publiques, fédérales ou cantonales. Dans ce sens, la pauvreté est un risque, qui doit être combattu par toutes les mesures utiles, au stade de la prévention déjà par une politique sociale adéquate et par des mécanismes d'assurance sociale appropriés.
Conclusion
Les réflexions qui précèdent illustrent les difficultés qu'il y a à appréhender un système se disant de sécurité sociale dont les sources sont éparpillées et dont la cohésion est soumise aux aléas de décisions populaires prises sur des questions sectorielles, sans vision d'ensemble.
Il y a une contradiction évidente à discuter de l'introduction de prestations complémentaires pour les familles au moment même où entre en vigueur la dernière modification de la loi fédérale sur l'assurance chômage, qui durcit drastiquement les conditions d'octroi et la durée des prestations, et où l'on débat aux Chambres fédérales de la 6e révision de la loi fédérale sur l'assurance invalidité, dont l'objectif clairement affiché est de réduire le nombre de bénéficiaires.
Il n'est pas étonnant, dans ce contexte, que les cantons avancent plus rapidement que la Confédération, puisque ce sont les régimes cantonaux d'aide sociale - exclusivement supportés par la collectivité - qui feront les frais de ces changements. Les familles dont la subsistance est, momentanément ou durablement, garantie par des prestations d'assurances sociales qui leur seront abruptement retirées, émargeront en effet à l'aide sociale pour une durée vraisemblablement prolongée.
Les prestations complémentaires pour les familles dans le besoin, telles qu'elles sont envisagées au niveau fédéral et dans certains cantons, ont ainsi le mérite de renforcer le filet social, pour s'approcher un peu plus encore de l'objectif de sécurité, qui va au-delà de la simple assurance. En effet, outre du fait que l'introduction de ces prestations complémentaires permettra de réduire les dépenses de l'aide sociale, les familles bénéficiaires y gagneront en tranquillité et en dignité, ce qui, immanquablement, aura un effet global positif sur l'ensemble de la société.