Le droit régit les rapports sociaux entre un individu et la société. Aussi, dans l’application des normes1, la science juridique doit inévitablement faire appel à des savoirs, des réflexions et des pratiques diverses, étrangères à celles qui lui sont propres2.
Selon Darbellay, «sur une base pluridisciplinaire, l’interdisciplinarité marque le pas dans la mise en interaction de deux ou de plusieurs disciplines: le préfixe «inter-» signifie bien ce qui est «entre», soit la relation de réciprocité entre plusieurs disciplines dans laquelle on se situe pour décrire, analyser et comprendre la complexité d’un objet d’étude commun. L’interdisciplinarité va au-delà de la simple juxtaposition de plusieurs points de vue disciplinaires, elle vise la collaboration entre spécialistes d’horizons disciplinaires différents et complémentaires, voire l’intégration entre les disciplines.»3 En dépit d’une ouverture naturelle de la science juridique vers d’autres disciplines, la même importance n’est pas accordée à l’interdisciplinarité dans tous les domaines du droit.
Ce constat est d’autant plus frappant lorsqu’il concerne une même population, à savoir des personnes vulnérables et affaiblies, en raison d’une condamnation pénale ou de difficultés familiales. A la différence du droit de la famille (2.) où les approches interdisciplinaires sont insuffisantes, le droit des sanctions pénales (1.) recourt à l’intervention de différents professionnels dans l’application de la loi.
1. Sanctions pénales
Etudiant les comportements antisociaux et la réponse de la société à ces transgressions, le droit pénal tisse des liens étroits avec d’autres branches des sciences sociales et humaines, telles que médecine, criminologie, psychologie, sociologie, etc. Le recours à d’autres disciplines demeure l’usage dans le domaine de l’exécution des peines4, où l’expertise et l’expérience de professionnels issus de divers milieux s’avèrent indispensables pour atteindre les objectifs de répression, de prévention de la récidive et de resocialisation associés à la sanction pénale. L’interdisciplinarité se rencontre alors tant dans l’exécution de la sanction (2.1) que dans la composition d’un organe au service de celle-ci (2.2).
1.1 L’exécution d’une mesure thérapeutique institutionnelle
Dans la pratique des acteurs de la chaîne pénale et, a fortiori de l’exécution des peines, l’articulation interdisciplinaire autour du condamné apparaît indispensable5. Prenons l’exemple d’une mesure thérapeutique institutionnelle au sens de l’art. 59 CP (traitement des troubles mentaux). Durant l’exécution de la sanction, responsables et employés de l’institution de privation de liberté – psychothérapeutes, médecins, intervenants sociaux, membres de l’autorité d’exécution des peines et représentants de la justice civile – sont amenés à collaborer étroitement pour planifier les différentes étapes de l’exécution de la mesure, partager sur les difficultés et l’évolution du condamné, redéfinir le cadre de la prise en charge, préparer la réintégration au sein de la société, etc. Eu égard à la variété et à la complexité des questions que soulèvent la mise en œuvre d’une condamnation à une mesure pénale et la privation de liberté d’un délinquant psychiquement fragile, l’intervention groupée de ces spécialistes aux connaissances différentes mais complémentaires se révèle effectivement nécessaire et apporte une valeur ajoutée indéniable à la prise en charge.
1.2 La commission de dangerosité
Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle partie générale du CP en 2007, les autorités d’exécution des peines ont l’obligation de saisir une commission de dangerosité (ou commission spécialisée – art. 62d al. 2 CP) avant de statuer sur certaines situations. Sont notamment visés les allégements de régime d’une peine privative de liberté (art. 75a CP) ou d’une mesure (art. 90 al. 4bis CP renvoyant à l’art. 75a CP) pour des auteurs réputés dangereux et pour lesquels l’autorité ne peut se prononcer de manière catégorique sur la dangerosité pour la collectivité6.
Entité consultative, la commission de dangerosité n’émet que des recommandations, lesquelles possèdent toutefois un poids prépondérant et dont l’autorité de décision ne s’écartera que difficilement7. Le caractère déterminant des préavis de la commission s’explique, selon le Tribunal fédéral, par la composition pluridisciplinaire de celle-ci8. En effet, le CP exige expressément la participation de représentants des autorités de poursuite pénale, des autorités d’exécution et des milieux de la psychiatrie9. La liste n’est pas exhaustive et la contribution d’autres spécialistes tels que des représentants de la probation, des magistrats, des avocats, des criminologues est fréquente tout comme souhaitable. En effet, il convient, conformément au vœu du législateur, de confier non seulement à des psychiatres mais également à des experts disposant de connaissances approfondies en criminologie le soin de formuler des pronostics sur le comportement criminel10.
2. Droit de la famille
Dans l’esprit d’une approche interdisciplinaire, on traitera en particulier de la médiation et de la coopération entre les différents corps de métier. A cet égard, la Belgique, le Canada et l’Allemagne ont d’ores et déjà introduit une telle démarche dans leur système juridique en matière familiale (2.1), au contraire de la Suisse (2.2).
2.1 Exemples de l’étranger
2.1.1 En cas d’affaires familiales impliquant des enfants, la Belgique a instauré une permanence de médiation au sein du Tribunal de la jeunesse. Elle est ouverte aux personnes dont l’affaire a été fixée en audience se tenant aux mêmes heures. Ainsi, le juge peut, s’il l’estime opportun, inviter les parties à s’y rendre en exerçant «une contrainte douce et éclairée»11. Ce système est issu d’une collaboration entre des avocats médiateurs et des magistrats.
2.1.2 Au Canada (en particulier à Québec et à Montréal), des services de médiation rattachés à la Cour supérieure ont été mis en place. A Montréal, le projet pilote a duré trois ans et a été réalisé de concert entre la magistrature, le barreau et les services sociaux. A ce jour, il est permanent et constitué d’une équipe de travailleurs sociaux et d’avocats12.
Par ailleurs, un Comité des organismes accréditeurs en médiation familiale (COAMF) a vu le jour en 1994, au Québec. Il propose un service de médiation interdisciplinaire permettant aux administrés de choisir un médiateur entre cinq professions, c’est-à-dire un avocat, un conseiller d’orientation, un notaire, un psychologue ou un travailleur social. Cette coopération n’a pas été acquise dès le début puisqu’il a fallu, en amont, que les différents corps de métier reconnaissent les compétences des autres, ce qui a abouti à force de discussions13.
A ce jour, afin d’encourager les personnes à se rendre en médiation, le gouvernement subventionne les séances à concurrence de cinq heures lorsqu’il s’agit d’une première médiation et de deux heures et demie lorsqu’il s’agit d’une révision d’un accord de médiation ou d’un jugement14.
2.1.3 Enfin, l’Allemagne a adopté le «modèle de Cochem», une coopération ordonnée dans le conflit familial comme processus d’ajustement et qui s’articule autour de quatre piliers, soit la coopération interdisciplinaire étroite, la coopération de toutes les professions et les changements de pratiques des juges et des avocats15. Cette méthode, à l’initiative du juge de famille Jürgen Rudolph, est issue d’une coopération ciblée entre les professionnels, au sein de laquelle les avocats, les collaborateurs des Tribunaux de la jeunesse ainsi que les conseillers et les experts se sont engagés à poursuivre un objectif commun par le biais de réunions régulières. En substance, il s’agit de renforcer la responsabilité des parents en rétablissant leur autonomie dans le cadre de l’autorité parentale conjointe16.
Cette méthode se fonde sur deux impératifs, soit le droit des enfants de se développer dans un environnement sain et d’entretenir des liens avec leurs deux parents, nonobstant les difficultés auxquelles ces derniers sont confrontés17. L’une des clés de cette méthode est la «multiparitalité», c’est-à-dire la faculté de croire à la propre vérité, subjective, de chacune des parties, sans prendre parti ni juger18.
Plus concrètement, une personne de formation psychosociale, au sein du Bureau de la jeunesse, est mandatée par le juge pour rencontrer les membres de la famille et discuter avec eux des solutions possibles. Elle les renseigne sur les modes alternatifs de résolution des conflits. Cette personne, connaissant en détail la situation familiale et les besoins respectifs de chacun de ses membres, joue le rôle de tampon entre les intéressés et le juge; elle peut participer aux auditions. Des avocats participent et informent ensuite les intéressés de leurs droits. Ces mandataires doivent toutefois agir dans une perspective de «désescalade» et se garder de monter les parents l’un contre l’autre. Ils doivent, au contraire, privilégier une stratégie respectant la personnalité des parties en vue d’aboutir à un accord commun. Interviennent encore les services de consultation et de médiation qui travaillent avec les parents et les enfants dans le cadre juridique donné. Enfin, un évaluateur supervise le travail des autres professionnels en faisant une analyse et une description claire du conflit et du dynamisme psychosocial. Il soutient également les parents dans la recherche de solutions. Il vérifie ensuite leur efficacité sur une période d’essai convenue d’entente avec eux19. Quant au juge, il lui revient de fixer une audition à brève échéance, soit dans les quatre semaines dès le dépôt de la demande, en entendant les parents sans les avocats. Il doit adopter une attitude «multipartiale». Il ordonnera ensuite une médiation ou une consultation obligatoire. A la fin de l’audience, il fixera une nouvelle date à trois mois pour vérifier si les interventions convenues se sont avérées utiles. En cas de rupture dans le processus, le juge en sera immédiatement informé et les parents seront convoqués sans tarder20.
2.2 En Suisse
2.2.1 Le droit civil suisse au sens large prévoit, dans certaines disciplines, une approche pluridisciplinaire. On pense notamment au placement des mineurs, au vu de tous les protagonistes qu’il mobilise et des forces de dialogue ainsi que de coordination qu’il nécessite. Il s’agit en particulier de l’autorité de protection de l’enfant (magistrat), des services d’aide et de protection des mineurs (assistants sociaux), de la famille d’origine (éventuellement assistée d’un avocat), de l’institution de placement (comprenant notamment des psychologues et des éducateurs spécialisés) ainsi que de l’enfant placé21.
2.2.2 Il en va différemment des conflits familiaux «privés». Dans le cadre de la réforme du divorce entrée en vigueur en 2000, l’avant-projet de révision du Code civil prévoyait un art. 151 AP-CC relatif à la médiation. Dans ce cadre, le Message du Conseil fédéral précisait qu’«une formation interdisciplinaire était nécessaire pour exercer l’activité de médiateur. En outre, une collaboration entre des personnes actives dans les domaines du barreau, de la magistrature et de l’assistance sociale, ayant une formation psychologique et juridique, [était] utile.»2. Par ailleurs, le Message indiquait que «les cantons devraient prévoir la possibilité d’une médiation gratuite»23. Cette disposition a toutefois été supprimée par le Conseil des Etats, au regret du Conseil fédéral. Si le Parlement n’a pas voulu donner de signal négatif concernant le principe de la médiation, il a cependant considéré qu’il n’appartenait pas à la Confédération de légiférer sur ce thème et d’imposer aux cantons une nouvelle charge financière. Il a par ailleurs estimé qu’elle devait se développer sur une base privée avec le soutien du législateur cantonal24. Les prises de position de certains parlementaires, considérant en particulier que la médiation devait être appréhendée comme auxiliaire de la justice et non comme concurrence à l’activité des avocats notamment25, n’ont pas suffi à réintroduire cette disposition.
L’avant-projet prévoyait également l’institution d’un Tribunal de famille (art. 152 AP-CC), proposition qui a, elle aussi, été balayée par le Parlement.
Lors de l’élaboration du CPC de 2008, le Conseil fédéral a noté que la médiation prenait de l’essor et que son évolution était digne d’intention et devait être suivie26, notamment dans le but d’alléger les tribunaux27. Quelques dispositions ont, dès lors, été introduites dans le CPC, au Titre 2, notamment. Le Conseil fédéral a, toutefois, renoncé à une réglementation complète, car il a considéré que la procédure de médiation ainsi que les exigences techniques et personnelles relatives au médiateur ne pouvaient pas être traitées dans une loi de procédure civile28. Quoi qu’il en soit, la médiation ne peut être imposée, les juges devant se limiter à «exhorter» les parties à s’y soumettre.
Le Tribunal fédéral a rompu avec cette tradition, allant ainsi à l’encontre de la caractéristique «volontaire» de la médiation, admettant qu’elle peut être imposée à des parents dont le tissu relationnel est profondément atteint et qui influe sur les relations personnelles entre les enfants et le parent non gardien, sur la base de l’art. 307 al. 3 CC29. Cette injonction peut par ailleurs être assortie de la menace de la peine prévue par l’art. 292 CP. Il semble néanmoins que cette pratique reste très limitée à quelques juridictions (Thurgovie et Berne).
Ainsi, à ce jour, le droit suisse ne prévoit pas de Tribunaux de famille spécifiques30 et ne bénéficie pas d’une collaboration ordonnée, sous réserve de la pratique du Tribunal fédéral mentionnée ci-dessus. Les conflits familiaux en général ainsi que ceux impliquant les enfants sont traités par des juristes selon la procédure classique. Les quelques dispositions concernant la procédure applicable aux enfants dans les affaires de droit de la famille (Titre 7 CPC) n’ont pas suffi à permettre à d’autres forces de s’immiscer dans ces affaires31.
Ainsi, quand bien même la famille est une structure complexe impliquant des problématiques relevant de différents ressorts (notamment psychologiques), on déplore que le droit suisse se satisfasse d’une approche strictement juridique pour régler ce genre de conflits, même lorsque des enfants sont impliqués. En effet, au vu des enjeux particuliers qu’ils relèvent, des modes alternatifs de résolution des conflits ouverts à d’autres sciences devraient être mis en place, tels que la «méthode de Cochem», dont l’efficacité, qui a été reconnue implicitement par le Conseil fédéral déjà en 1996, n’est plus à prouver.
3. Conclusion
La famille et l’enfant, qui en est le fruit, constituent des réalités complexes qui s’appréhendent sous de multiples angles, tels que juridique, historique, sociologique, ethnologique et psychologique32.
«L’homme et le social dans leurs multiples dimensions psychologique, anthropologique, historique et culturelle, ont ceci de commun qu’ils demeurent irréductibles à une seule de ces dimensions et qu’ils sont, à ce titre, des objets complexes. Ils constituent «un tissu» de constituants hétérogènes inséparablement associés»33. Ainsi, dès lors que le système juridique doit tenir compte des faits politiques et sociaux et qu’il est, par sa nature, relié à d’autres systèmes sociaux, il ne peut manifestement se suffire à lui-même34. En se limitant à une approche monodisciplinaire, «la science du droit paie cher le déficit d’intelligibilité du phénomène juridique»35 et elle finit par «déformer son propre objet, tout en s’interdisant de bénéficier de l’apport des autres sciences sociales»36.
Or, comme on l’a vu, une place existe pour une meilleure interdisciplinarité, telle qu’on la voit pratiquée dans quelques domaines spécifiques du droit suisse ou dans d’autres pays en droit de la famille, voire d’autres cantons. En particulier en Suisse latine, on déplore que les bienfaits d’une approche pluridisciplinaire en matière familiale aient été officiellement reconnus mais que, pour des motifs politiques, elle ait été écartée. Il est regrettable que, à ce jour, les questions relatives aux enfants et aux conflits familiaux en général ne soient traitées exclusivement que sous l’angle juridique, au détriment de tous les aspects émotionnels et psychologiques propres aux relations familiales. En effet, il suffit parfois de donner aux parties la possibilité de ventiler leurs émotions pendant une séance de médiation, par exemple pour aplanir le conflit et ainsi éviter le dépôt de multiples requêtes de mesures protectrices de l’union conjugale. En effet, un conflit familial bien résolu suppose de prendre soin de l’entier des aspects qui le constitue, ce dont la science juridique seule est manifestement incapable.
A terme, chacun est gagnant: les parties deviennent acteurs de leur propre résolution du conflit ou du moins peuvent déposer leurs bagages trop lourds et les professionnels parviennent, par une collaboration efficace, à trouver une bonne solution, acceptable par chacun. Finalement, l’Etat économise sur le long terme. En effet, même si une approche interdisciplinaire n’aboutit pas directement à des économies, elle permet à chaque fois d’éviter des frais ultérieurs conséquents.
Ainsi à notre sens, à l’instar des autorités d’exécution des peines, les praticiens du droit de la famille doivent impérativement collaborer avec d’autres spécialistes, tels que des psychologues, des éducateurs ou des médiateurs et se mettre en réseau, afin d’offrir aux administrés une prise en charge globale.