Les retards dans le remboursement contraignent certains projets à l'abandon. Et, sur 300 ONG oeuvrant en faveur des Roms, douze seulement font vraiment leur travail.
La «Tziganie» se profile à l'horizon dès qu'on quitte la route asphaltée de Barbulesti, village situé à une soixantaine de kilomètres à l'est de Bucarest. Tziganie est le nom choisi par les Roumains pour désigner la périphérie des villages où se concentre la minorité rom. La petite route qui mène au cœur de cet univers est dans le même état qu'au début du XXe siècle. Ici, le temps semble s'être arrêté. A l'entrée de la «Tziganie», un puits creusé depuis quelques décennies est très visité par les Roms qui y trouvent leur seule source d'eau. Deux meutes de chiens affamés se disputent ce territoire pour la même raison. Un peu plus loin, des enfants, eux aussi affamés, s'agitent autour d'un four improvisé en plein air où leur grand-mère prépare une polenta à base de farine de maïs, la nourriture de base des paysans pauvres. Il est midi, et ils n'ont pas encore mangé. La notion de «petit-déjeuner» est très aléatoire dans ces régions de la Roumanie profonde. «Donne-moi une autre bouteille», ordonne la vieille dame qui la jette aussitôt dans le four pour alimenter le feu. «Regardez comme on vit en Roumanie! s'exclame Ion Cutitaru, le maire de Barbulesti. On fait du feu avec des bouteilles en plastique.»
Pas à manger
Le village de Barbulesti compte 7000 Roms, et le taux de chômage atteint 100%, selon les autorités locales. Plus que la moitié d'entre eux ont fait des aller-retour en France à la recherche d'une vie meilleure. La politique d'expulsion mise en place par le président Nicolas Sarkozy s'est accélérée depuis l'été 2010, mais elle ne les a pas découragés. «Ils n'ont pas de quoi manger, ils vivent au jour le jour, c'est pour ça qu'ils partent, explique le maire. L'Etat français leur tourne le dos, mais les Roms vont continuer à partir. Tout ça, c'est la faute du Gouvernement roumain qui n'a rien entrepris pour nous. Ce sont nos gouvernants qui ont fait de nous des voleurs et des mendiants.» Les fonds européens? La manne de Bruxelles? Le pactole de l'Ouest? Oui, le maire en a entendu parler. Il a même déposé un projet au conseil départemental pour asphalter la route du village, mais c'est un échec qu'il avait de toute façon prévu. «Ils disent toujours la même chose: «Il n'y a pas d'argent.» ajoute-t-il. Si c'était un village de Roumains de souche, on en aurait trouvé, mais, pour les Roms, il n'y en a jamais.»
Trois instruments
Pourtant, depuis l'adhésion de la Roumanie à l'Union européenne (UE), la Commission européenne a offert à ce pays un budget généreux pour se moderniser. La manne européenne était censée sauver la Roumanie de la crise, comme elle a conduit auparavant à la croissance de la Grèce, de l'Espagne ou du Portugal. Il n'en est rien pour l'instant. Pourtant la Roumanie promettait d'évoluer dans le bon sens. Depuis le milieu des années 1990 jusqu'à son adhésion officielle à l'UE, le 1er janvier 2007, elle a bénéficié de fonds européens de préadhésion grâce à trois types d'instruments financiers. Bucarest a reçu l'équivalent de trois milliards d'euros au titre du programme «Phare» destiné à accompagner les pays d'Europe centrale et orientale dans leur transition à l'économie de marché. Près de 1,5 milliard d'euros lui ont été versés via le programme «Ispa» destiné au développement des infrastructures de transport et à la protection de l'environnement. Enfin, la Roumanie a bénéficié de 1 milliard d'euros grâce au programme «Sapard» pour l'agriculture et le développement rural. Ont été absorbés près de 90% de ces fonds de préadhésion.
Mais, après l'intégration à l'UE, on a changé d'échelle et le pays peine à faire face à ce nouveau défi. Pour la période 2007-2013, la Roumanie bénéficie théoriquement de 32,2 milliards d'euros de fonds européens versés par tranches. Environ un tiers de cette somme, soit 12,5 milliards d'euros, sont destinés à l'agriculture et au développement rural. Les 19,7 milliards restants sont des fonds structurels et de cohésion. Or, le gouvernement n'a dépensé que 15% de ces fonds. Le bilan le plus décourageant concerne le Fonds social européen (FSE) qui aurait pu financer des centaines de programmes destinés à l'intégration de la communauté rom. Créé en 1957 pour soutenir l'emploi et promouvoir la cohésion économique et sociale dans les Etats membres, le FSE est doté actuellement de 75 milliards d'euros.
Ghettos urbains
La Roumanie a été autorisée à dépenser, entre 2007 et 2013, environ 4 milliards d'euros du FSE en donnant la priorité aux projets concernant les Roms. Actuellement, Bucarest n'a utilisé pour ces derniers que 1,4% de cette somme. «Les résultats sont à la hauteur des investissements, précise Gelu Duminica, président de la Fondation Impreuna (Ensemble). On a beaucoup parlé des Roms ces derniers temps, mais la majorité des programmes conçus pour améliorer leur sort ont pris du retard. L'Etat roumain en est le principal responsable.» Le 11 novembre 2010, le commissaire européen à l'Inclusion sociale et aux Affaires sociales, Laszlo Andor, s'est rendu à Bucarest pour convaincre les autorités roumaines de prendre au sérieux le problème des Roms. «L'Europe est une des régions les plus riches du monde et, pourtant, nombre d'enfants et de jeunes Roms grandissent dans des ghettos urbains ou des zones rurales marquées par la ségrégation, a-t-il déclaré aux autorités roumaines. C'est inacceptable dans une Union européenne basée sur la solidarité et l'unité.»
Sur les dix à douze millions de Roms que compte l'Europe, deux millions vivent en Roumanie, pays qui accueille la plus grosse communauté à l'échelle européenne. Selon le commissaire européen, environ 10 milliards d'euros du FSE devraient financer des projets pour l'intégration de cette minorité. «Ces fonds ne sont pas utilisés en totalité, a admis Laszlo Andor. J'attends que les Etats membres proposent des projets ambitieux pour combattre la pauvreté. Les emplois pour les Roms sont une question décisive.» La Roumanie a du mal à convaincre les autorités européennes de sa capacité à absorber les fonds mis à sa disposition. Au-delà des discours et des engagements au sujet de l'intégration des Roms, cette question n'a jamais été une priorité des autorités roumaines.
Elus incapables
Le pari de l'efficacité des fonds européens qui avait suscité l'enthousiasme des Roumains avant l'adhésion à l'UE est donc loin d'être gagné. «Le système administratif des fonds européens est malade, selon Ionut Codreanu, auteur d'une enquête sur leur transparence. Nous n'avons pas de preuve de corruption classique, d'une personne qui irait voler cet argent pour s'acheter une voiture ou une maison, comme tout le monde pourrait le penser. On a plutôt observé des pratiques de corruption dans l'exercice des fonctions, des négligences, de l'insouciance. Il n'est pas si simple de voler des fonds européens. On peut dire que les personnes élues et payées par l'argent public ne sont tout simplement pas capables de les gérer.»
La Roumanie compte actuellement 75 institutions chargées de gérer l'implantation et le contrôle des projets européens, mais elles manquent cruellement de personnel qualifié. Les spécialistes préfèrent travailler dans le privé et évitent la fonction publique mal rémunérée. Le salaire moyen de la fonction publique est de 350 euros alors que, dans le privé, ils peuvent être payés dix fois plus. L'absence de personnel qualifié entraîne également du retard dans le remboursement des dépenses des candidats aux fonds européens, dont une partie abandonne les projets. Bruxelles assure jusqu'à 70% du budget pour chaque projet, mais ne verse pas d'argent avant que les Roumains présentent la preuve de leurs dépenses. Il suffit que l'autorité locale chargée du remboursement prenne du retard, ce qui arrive souvent, pour que le projet s'arrête, faute d'argent.
ONG inactives
A ce cercle vicieux s'ajoutent de mauvaises pratiques administratives qui sont devenues la norme dans un pays réputé pour son haut degré de corruption. «Nous avons recensé à l'échelle du pays 300 ONG qui s'occupent des problèmes des Roms, affirme Gelu Duminica. A la suite de notre enquête, nous avons découvert que seules 40 d'entre elles font preuve d'une certaine activité. En fait, douze font vraiment leur travail. 60 % se trouvent en milieu rural. Pourquoi? Certaines mairies ont besoin d'avoir comme partenaire une association rom afin d'accéder aux fonds européens. Alors on met en place une association pour la vitrine et, une fois le projet bouclé, on ne fait plus rien, l'association disparaît.» Le jeune militant dénonce aussi le double langage de la Commission européenne au sujet des Roms. «Bruxelles rappelle souvent la discrimination qu'on subit et pousse les Etats membres à embaucher des Roms dans l'administration, déclare-t-il. Mais combien de Roms ont-ils été embauchés à la Commission européenne?»
Pendant ce temps, les Roms continuent à être discriminés en Roumanie et rêvent de migrer vers le riche Occident. Pour les fixer dans leur pays, les autorités françaises avaient mis en place en 2008 un programme qui prévoyait d'offrir un troupeau de moutons à chaque famille de Roms qui acceptait de quitter volontairement le territoire français. Les Roms sont revenus en Roumanie, ont mangé les moutons et sont repartis en France. Aujourd'hui, Paris leur propose 300 euros d'argent de poche et un retour gratuit en avion, mais cette offre ne les incite pas à quitter la France. Ceux qui se font expulser reviennent aussitôt, leur passeport roumain leur ouvrant les portes de l'espace Schengen et de la Suisse. Pendant ce temps, les milliards d'euros que l'UE destinait aux Roms de Roumanie attendent d'être dépensés. Le maire du village de Barbulesti rêve toujours d'une route asphaltée grâce à cet argent, mais, pour l'instant, il ne fait qu'assister, impuissant, à l'hémorragie humaine qui vide son village.