La (pseudo-) réalité du surpeuplement carcéral
Si l’on considère que les prisons souffrent de surpeuplement lorsque le nombre de détenus dépasse le nombre de places disponibles, force est d’admettre qu’il n’y a pas de surpeuplement carcéral en Suisse. En effet, à en croire les données de l’Office fédéral de la statistique en la matière (voir tableau), le seul moment où l’on pouvait parler de surpeuplement était l’année 2013, avec ses 100,3% de taux d’occupation des établissements pénitentiaires.
Certes, les nombres figurant dans ce tableau représentent une photographie à un jour donné de chaque année et peuvent, dès lors, fluctuer entre deux relevés, mais l’évolution dans le temps laisse tout de même entrevoir que l’hypothèse du surpeuplement n’est pas soutenable sur la base des données statistiques fédérales disponibles.
Mais alors pourquoi la réalité vécue par certains établissements pénitentiaires – principalement en Suisse romande d’ailleurs – est-elle tout autre? En effet, si l’on se réfère aux seules données statistiques de la Suisse latine, on observe que les taux d’occupation des établissements pénitentiaires rattachés au «Concordat latin sur la détention pénale des adultes» dépassent largement les 100%, et ce depuis 2009, avec un pic à 116,7% en 2014.
Doit-on dès lors parler de surpeuplement carcéral ou de gestion calamiteuse du parc pénitentiaire suisse? Probablement un peu des deux. En effet, on pourrait conclure à une mauvaise gestion des places disponibles en constatant que le trop-plein des établissements pénitentiaires latins est largement compensé par des cellules vides dans les prisons des deux autres concordats que nous connaissons en Suisse, soit le Concordat sur l’exécution des peines de la Suisse orientale (avec un taux d’occupation de quelque 80% en 2017, contre 107% en Suisse latine pour la même année) et le Concordat sur l'exécution des peines de la Suisse centrale et du Nord-Ouest (avec un taux d’occupation d’environ 88% en 2017). On pourrait néanmoins aussi conclure à un surpeuplement sectoriel des établissements pénitentiaires, en constatant que le nombre de places pour héberger telle ou telle catégorie de population (prévenus, condamnés, personnes souffrant de troubles mentaux, personnes souffrant d’addictions, etc.) est insuffisant. Il n’est en effet pas rare aujourd’hui que les prescriptions légales en matière de séparation des différents types de détenus ne soient pas respectées et que des établissements destinés à la détention avant jugement servent également à l’exécution de certaines peines privatives de liberté, ou encore que certaines personnes condamnées à une mesure de traitement institutionnel soient placées dans des établissements pénitentiaires inappropriés à leur état de santé. Pour déterminer quels types d’établissements il conviendrait alors de construire, il serait néanmoins nécessaire de réaliser une étude approfondie des besoins, étude qui fait cruellement défaut dans le paysage suisse.
Comment remédier au surpeuplement carcéral en Suisse latine?
Dans le but de remédier à une situation qui nous préoccupe, il peut être utile de déterminer quelles sont les causes du mal en question. Cela permet parfois de s’attaquer directement à ces causes plutôt que de se contenter de s’en prendre aux seuls symptômes. Comment pourrait-on donc expliquer le surpeuplement carcéral latin?
Une des hypothèses explicatives pourrait être que les cantons latins disposent de moins de places disponibles en prison que les autres régions du pays, et seraient donc en «sous-capacité» pénitentiaire. Cette hypothèse est néanmoins totalement contredite par la réalité, puisque les cantons latins représentent aujourd’hui environ 30% de la population nationale et possèdent 34% du nombre total des places en prison en Suisse, places dans lesquelles ils enferment quelque 40% de la population carcérale nationale. En d’autres termes, non seulement les cantons latins disposent de plus de places de prison que les autres régions de Suisse proportionnellement à leur nombre d’habitants, mais ils y enferment de surcroît un nombre disproportionné de détenus; en effet en 2017, 40% de l’ensemble des détenus de Suisse étaient produits par la Suisse latine, région qui ne compte que le 30% de la population nationale.
Une autre hypothèse qui permettrait potentiellement d’expliquer la sur-occupation des prisons romandes serait de penser qu’on y envoie un nombre disproportionné d’individus; les juges romands feraient ainsi davantage usage de la peine privative de liberté que les juges alémaniques. Les statistiques de condamnations confirment en effet que les cantons latins – Genève et Vaud en tête – condamnent bien plus souvent à une peine (ou partie de peine en cas de sursis partiel) privative de liberté ferme que les tribunaux des cantons alémaniques.
Toutefois, pour comprendre l’«équation carcérale» dans son ensemble et ne pas tirer de conclusions hâtives, il est nécessaire de faire un peu de démographie pénitentiaire.
En la matière, il existe trois indicateurs principaux.
•Le stock, c’est-à-dire le nombre de personnes qui sont en prison à un moment pour chaque tranche de 100 000 habitants. Il s’agit donc d’une sorte de photographie de la situation carcérale à un moment donné; on parle également de «taux de détention». Ce taux est, en Suisse et pour 2017, de 81 détenus pour 100 000 habitants.
•Le flux, soit le nombre de personnes qui entrent en prison (durant une certaine période) pour chaque tranche de 100 000 habitants. Il s’agit là davantage du film de ce qui se passe durant une certaine période de temps; on parle alors de «taux d’incarcération». Ce taux est généralement calculé sur la base des condamnations à une peine privative de liberté ferme, parfois sur la base des entrées véritablement enregistrées par les établissements pénitentiaires, mais alors avec le défaut que chaque déménagement d’un détenu correspond à une nouvelle entrée dans la statistique.
•La durée des séjours en prison – soit la variable manquante dans le développement présenté jusqu’ici.
Sachant par ailleurs que le stock est une composition du flux et de la durée, on peut affirmer que le nombre de personnes en prison (stock) dépend, d’une part, du nombre de personnes qu’on y envoie (flux) et de la durée moyenne des séjours (et donc de la sévérité des peines). Pour illustrer notre propos, on peut prendre l’exemple d’une année durant laquelle on envoie 12 personnes en prison (flux = 12) pour un mois chacune (durée = 1 mois), opération qui nécessite une seule cellule pour les héberger tous (stock = 1) moyennant qu’on les y enferme successivement. Si, durant la même année, on envoie les mêmes 12 personnes (flux = 12) en prison pour un an chacune (durée = 1 an), il faudra 12 cellules (stock = 12) pour les héberger. A flux égal (12 dans notre exemple), le nombre de cellules nécessaires (stock) est ainsi très différent selon la durée de la peine infligée.
On constate ainsi que le stock est principalement dépendant de la durée des peines et seulement marginalement du flux des incarcérations; ou, en d’autres termes, que la population carcérale dépend assez peu de la criminalité, mais bien plus de décisions de politique criminelle, décisions consistant à prévoir une sanction plus ou moins lourde pour un certain acte ou une libération conditionnelle intervenant plus ou moins tôt dans l’exécution de la peine.
On peut ainsi se risquer à affirmer que la Suisse latine connaît un stock carcéral plus élevé que le restant de la Suisse, accessoirement parce qu’elle envoie davantage de personnes en prison, et principalement parce qu’à infractions équivalentes, elle maintient ses détenus enfermés pour plus longtemps qu’en Suisse alémanique. Une telle situation a des conséquences désastreuses sur les conditions de vie et les possibilités de resocialisation que devrait permettre la prise en charge carcérale. Il conviendrait dès lors peut-être de nous inspirer un peu plus de la manière de faire alémanique en la matière, puisque celle-ci est moins coûteuse et plus en phase avec l’objectif de resocialisation que véhicule notre code pénal.
Conclusion
Au-delà de la meilleure gestion du parc pénitentiaire, il y a donc plusieurs manières de tenter de remédier au phénomène du surpeuplement carcéral.
•On peut construire de nouvelles prisons, choix coûteux qui permet de juguler le phénomène du surpeuplement, mais pas celui de l’inflation carcérale, inflation qui risque fort de mener à un nouveau surpeuplement, quelques années plus tard.
•On peut tenter de travailler sur le flux en gardant la peine privative de liberté pour les cas les plus graves, et en envoyant donc moins de monde en prison. Cette solution a été tentée en Suisse avec un succès mitigé en 2007, lorsqu’on a restreint la possibilité de prononcer des courtes peines privatives de liberté. Au 1er janvier 2018, le législateur a toutefois décidé de faire marche arrière et les courtes peines privatives de liberté ont été réintroduites dans notre arsenal pénal.
•On peut travailler sur la durée des séjours carcéraux et les raccourcir, soit en prononçant des sanctions moins lourdes, soit en appliquant plus largement les dispositions sur la libération conditionnelle. Evidemment, cette solution n’est pas dans l’air du temps, mais elle permettrait clairement de faire baisser de manière structurelle notre population carcérale, comme l’a fait la Finlande qui a réussi à diviser sa population pénitentiaire par deux entre 1950 et 2000.
Nous le savons tous, le choix préféré des politiciens de notre pays est la construction de nouvelles cellules. Mais sachant que nous dépensons aujourd’hui déjà deux millions de francs par jour pour nos prisons (soit environ 300 fr. par jour pour chacune des quelque 7000 cellules que nous possédons) – coûts liés aux infrastructures carcérales et aux salaires des gardiens – et que les Etats qui punissent le plus sévèrement ne sont pas forcément ceux où le taux de criminalité est le plus bas (pensons aux Etats-Unis par exemple), ne vaudrait-il pas la peine de, enfin, faire le pas de la décarcéralisation par l’intermédiaire d’une diminution significative de la durée des séjours en prison?
Il s’agirait d’une décision courageuse. Mais, en la matière, le courage n’est, à l’évidence, pas le fort des politiciens qui sont en permanence à la recherche de voix pour leur future réélection et qui cherchent dès lors davantage à plaire aux clients du Café du commerce qu’à prendre en considération les connaissances scientifiques… y
André Kuhn, professeur*.
*Droit pénal et criminologie, Universités de Neuchâtel et de Genève.
1Ce texte est extrait de la conférence présentée le 21 mars 2018 à l’invitation des Juristes progressistes vaudois.