L’automne dernier, le Gouvernement espagnol a lancé des poursuites pénales envers différentes personnalités indépendantistes catalanes. Certains responsables, à l’instar du vice-président du Gouvernement catalan, Oriol Junqueras, sont restés au pays et ont répondu présent à l’assignation de la Cour suprême. Ils sont depuis lors en détention préventive, car, selon le juge d’instruction, le risque de récidive en matière de haute trahison reste trop élevé.
D’autres, parmi lesquels l’ex-président régional catalan Carles Puigdemont, se sont réfugiés dans divers pays voisins. Ils ont fait l’objet de mandats d’arrêt européens. Des demandes d’extradition qui, selon les autorités espagnoles, se justifient pour la commission éventuelle de différents délits. A commencer par la «rebelión», qui correspond à une violente attaque contre la Constitution (comparable à la haute trahison prévue à l’art. 265 du Code pénal suisse). Viennent ensuite la «sedición» (émeute, au sens de l’art. 260 CP), le non-respect de décisions judiciaires et, enfin, le détournement de fonds publics.
Autant de reproches qui découlent du soutien financier que le Gouvernement catalan a fourni à l’organisation du référendum lancé en automne 2017 et jugé anticonstitutionnel par la Cour constitutionnelle. Les mandats d’arrêts européens ont toutefois été levés par la justice espagnole, après que l’Allemagne a refusé l’extradition de Carles Puigdemont pour «rebelión». L’ex-président catalan peut ainsi de nouveau circuler en Europe, sauf en Espagne où il risque d’être arrêté.
2010: les débuts de la crise
A Barcelone, on parle «d’Etat franquiste». Dans le reste du pays, il est plutôt question de «coup d’Etat» des indépendantistes. Une véritable crise constitutionnelle. Mais comment l’Espagne en est-elle arrivée là? N’est-elle pas, depuis plus de quarante ans, une démocratie établie, un Etat de droit comme n’importe quel autre pays d’Europe occidentale?
Il faut revenir en 2010 pour comprendre. Plus particulièrement au moment où la Cour constitutionnelle a revu le statut d’autonomie de la Catalogne, le considérant alors comme partiellement anticonstitutionnel. Ce nouveau statut avait été négocié et adopté par l’ensemble du Parlement espagnol, puis accepté par la population catalane lors d’un référendum. Malgré cela, le Partido Popular conservateur, au pouvoir jusqu’à récemment, a déposé un recours constitutionnel. C’est alors là que la crise a débuté.
Professeurs engagés
Revenons-en maintenant à l’heure actuelle. L’ordre de mise en détention préventive et l’introduction de poursuites pénales dans un conflit proprement dit politique ont soulevé de nombreuses critiques. En Espagne, d’abord, où la majorité des professeurs de droit pénal ont publié une prise de position commune contre lesdites décisions. Mais aussi à l’étranger, où les demandes d’extradition – et l’internationalisation du conflit que cela a engendré – en ont déconcerté plus d’un. Principale source d’étonnement, le fait qu’aucun indice de haute trahison n’ait été produit, alors que c’est de cette infraction qu’a découlé l’ordre de mise en détention préventive.
Plusieurs questions se posent alors: une procédure pénale est-elle à même de résoudre un conflit politique? Les organes de la justice sont-ils politiquement liés? Les reliques autoritaires du régime franquiste remonteraient-elles à la surface? Un aperçu des institutions espagnoles impliquées apporte sans doute une part de réponse.
Les institutions impliquées
•Le Ministère public: il se base sur les systèmes allemand, français et italien. Ses membres sont soumis à des directives et subordonnés au procureur général. Celui-ci est formellement indépendant de l’exécutif, mais c’est tout de même ce dernier qui le désigne. Conséquence: la proximité entre le procureur général et le gouvernement semble toujours plus forte. Raison pour laquelle l’opposition politique reproche régulièrement au Gouvernement de manipuler le Ministère public, par le biais du procureur général.
•La Cour suprême: les membres du «Tribunal supremo», qui s’occupe des poursuites contre les indépendantistes catalans, sont nommés par le «Consejo general del poder judicial». Cet organe autonome de la Cour est conçu sur le modèle italien. Ses membres se composent de juges et autres juristes, nommés par les deux Chambres du Parlement à une majorité des trois cinquièmes. A noter que les membres du Parlement et du gouvernement sont, selon la Constitution propre aux tribunaux spéciaux, soumis à la «Sala de lo penal», c’est-à-dire la section pour affaires pénales de la Cour suprême. Comme les deux plus grands partis – les conservateurs et les socialistes – sont largement représentés au Parlement, il est clair qu’ils prêtent une attention toute particulière aux choix des membres du «Consejo general del poder judicial». Car, comme dit au début, c’est bien ces derniers qui élisent ensuite les membres du «Tribunal supremo».
•La Cour constitutionnelle: dans la période transitoire allant de la dictature à l’Etat constitutionnel, le «Tribunal constitucional» a joué un rôle de médiateur important dans le cadre de nombreux conflits. Selon sa jurisprudence, la Constitution espagnole découle du système juridique datant de la dictature. Les membres du «Tribunal constitucional» sont élus par les deux Chambres du Parlement, l’organe de gestion des juges ainsi que le Gouvernement. Soumis au lent processus de contrôle de la part des deux partis au pouvoir, cet organe a perdu en importance. A noter par ailleurs que, avant même qu’un juge ne se prononce, tout le monde connaît sa décision. Car chaque magistrat appartient à l’un des deux blocs, conservateur ou socialiste.
•Le Roi: la Constitution espagnole lui attribue un «rôle de médiateur». Plus formellement, il est le commandant en chef des forces armées. A la suite du référendum catalan, le roi a fait une apparition télévisée dramatique, dans laquelle il adoptait, avec des mots durs, la ligne du Gouvernement espagnol, sans émettre le moindre regret au sujet de l’intervention musclée de la police. Cette prise de position très claire a brisé toute possibilité de le voir intervenir ensuite en tant que chef d’Etat.
Un renouvellement possible
Quoi qu’il en soit, force est de constater que la Cour constitutionnelle n’avait, au vu de la Constitution espagnole, pas d’autre choix que de considérer les actions des indépendantistes – en particulier le référendum obligatoire – comme inadmissibles. D’une perspective catalane, les juges appelés à statuer ont été nommés de manière unilatérale par les organes centraux. C’est pourquoi ils ont été nombreux à considérer ce verdict comme inacceptable.
Sans doute ne peut-on pas considérer la justice espagnole comme étant systématiquement politisée. Mais dans ce cas précis, elle l’est.
L’Espagne est unique en Europe occidentale: d’ouvertement fasciste pendant des décennies, elle a pris des allures de dictature catho-nationaliste. Un pouvoir vertical s’est mis en place, par opposition à une pratique fédérale dans laquelle le pouvoir décentralisé se partage. La situation actuelle permettra peut-être au pays de, enfin, renouveler sa structure politique.
Manuel Cancio, professeur de droit pénal à l’Université autonome de Madrid