L’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 octobre 2015 marque l’épilogue de la très longue «affaire Perinçek». Encore que la fin n’est que judiciaire. D’aucuns songent déjà à une réforme législative. Il est bien difficile de savoir ce que le législateur suisse en dira. Il n’est, en revanche, pas trop tôt pour relever ce que la Cour ne dit pas.
Chronologie
En 2005, Dogu Perinçek participa en particulier à une conférence à Lausanne. Il s’exprima notamment ainsi: «Je m’adresse à l’opinion publique européenne depuis Berne et Lausanne: les allégations de «génocide arménien» sont un mensonge international (...).» Par ailleurs, il distribua des exemplaires d’un opuscule rédigé par lui dans lequel il refusait la qualification de «génocide» aux événements survenus en 1915 et les années suivantes.
Par un jugement du 9 mars 2007, le tribunal a reconnu Dogu Perinçek coupable de discrimination raciale (art. 261bis al. 4 CP).
Dogu Perinçek a recouru contre ce jugement au Tribunal cantonal puis au Tribunal fédéral, sans succès.
Dogu Perinçek a saisi la Cour le 10 juin 2008 en soutenant que la condamnation constituait une violation de son droit à la liberté d’expression, notamment.
Le 12 novembre 2013, la deuxième section de la Cour a constaté une violation.
Le 17 mars 2014, le Gouvernement suisse a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.
Ce que la Cour dit
L’art. 261bis CP réprime la discrimination raciale.
Conformément à l’art. 10 § 1 CEDH, toute personne a droit à la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être restreint à certaines conditions (cf. art. 10 § 2 CEDH). Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être prévue par la loi, viser l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition et être nécessaire, dans une société démocratique, à la réalisation de ce ou ces buts.
Tant sous l’angle de la légalité que sous celui du but légitime, la Cour a considéré que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression par Dogu Perinçek répondait aux conditions d’une restriction.
Restait à déterminer s’il était nécessaire, dans une société démocratique, de prononcer une sanction pénale. Le droit ici en cause est celui des Arméniens au respect de leur dignité et de celle de leurs ancêtres, y compris au respect de leur identité bâtie autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide. La Cour était donc appelée à ménager un équilibre entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée.
Au vu des éléments analysés – à savoir notamment que les propos n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance, que le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse, que les propos ne pouvaient être regardés comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse, que les tribunaux suisses apparaissent avoir censuré le requérant pour avoir exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse et que l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale –, la Cour a conclu qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement Dogu Perinçek.
Une violation a dès lors été constatée, sans aucune indemnisation.
Ce que la Cour ne dit pas
D’emblée, la CEDH a jugé important de préciser l’étendue de sa compétence.
Sa compétence se limite à assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention et de ses protocoles. Elle ne porte que sur les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles. A l’inverse du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, de la Cour pénale internationale ou de la Cour internationale de justice, la Cour ne jouit d’aucune compétence pénale ou autre tirée de la Convention sur le génocide ou d’un autre instrument de droit international en la matière. Il s’ensuit que celle-ci n’est pas tenue de dire si les massacres et les déportations massives subis par le peuple arménien aux mains de l’Empire ottoman à partir de 1915 peuvent être qualifiés de «génocide» au sens que revêt ce terme en droit international en raison de son incompétence à pouvoir le dire.
Partant, la constatation d’une violation ne signifie pas qu’il n’y a pas eu génocide.
Conclusion
Que l’arrêt ait des conséquences est bien légitime. La constatation d’une atteinte ne saurait cependant être instrumentalisée notamment à des fins politiques. La Cour a pris soin de développer un raisonnement sur plus de
130 pages pour marquer ce qu’elle dit et ce qu’elle ne dit pas. Ne pas faire la différence reviendrait à tromper l’opinion publique.