plaidoyer: L’un des principaux buts de la révision du droit de la prescription n’était-il pas de réglementer la réparation des dommages différés, qui n’est, actuellement, pas satisfaisante?
Pascal Pichonnaz: La motion à l’origine de la révision visait en effet cet objectif. Mais le Conseil fédéral a voulu réglementer plus largement la prescription, car, dans ce domaine, tout se tient. Un même acte peut, par exemple, produire une responsabilité contractuelle et une responsabilité extracontractuelle; il est tout de même curieux qu’il y ait alors tant de différence en matière de prescription.
plaidoyer: Le Conseil fédéral propose d’allonger de dix à 30 ans le délai absolu de prescription pour les dommages différés, un délai ramené à 20 ans par le Conseil national (le Conseil des Etats ne s’est pas encore prononcé). Qu’en pensez-vous?
Frédéric Krauskopf: Cela va dans la mauvaise direction, puisque même le délai de 30 ans ne répond pas au problème des dommages différés, qui peuvent apparaître bien après l’acte dommageable, par exemple l’exposition à la substance nocive. C’est de la cosmétique. Dans une affaire récente*, la Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs critiqué le projet de loi en question.
Pascal Pichonnaz: En effet, car les maladies dues à l’amiante, l’asbestose et le mesothéliome (cancer de la plèvre) ont des temps de latence pouvant aller jusqu’à 50 ans. Le problème se posera aussi avec d’autres risques, comme l’exposition au radon, qui va générer des cancers dans les décennies à venir. Il faut donc avoir une approche différente que de prolonger le délai absolu.
plaidoyer: Vous avez pourtant été auditionnés tous les deux en tant qu’experts dans cette révision?
Pascal Pichonnaz: C’est exact. Mais force est de constater que ces auditions ont été brèves et que, dans leur ensemble, les experts consultés n’ont pas été beaucoup suivis.
Frédéric Krauskopf: En effet, mais l’Office fédéral de la justice a dû également tenir compte de facteurs politiques, comme le poids des compagnies d’assurances, qui ne veulent pas de l’allongement des délais de prescription...
plaidoyer: Quelles sont vos propositions respectives?
Frédéric Krauskopf: Je suis favorable à un système de prescription spécial pour les cas de dommages différés, tel qu’il existe, par exemple, en Californie: ils seraient soumis à un bref délai d’un ou deux ans, ayant comme point de départ le moment où le lésé peut avoir raisonnablement connaissance du dommage. Mais plus du tout à un délai absolu à partir de l’acte dommageable. Car c’est une erreur de vouloir prolonger les délais de prescription dans tous les cas. Pour les atteintes corporelles évoluant plus rapidement (sur une dizaine d’années au maximum), comme on le voit souvent dans le domaine médical, le système actuel a fait ses preuves, avec son délai absolu de dix ans dès la survenance du fait dommageable et son bref délai relatif (un an dès la connaissance du dommage, art. 60 CO, ndlr).
Pascal Pichonnaz: Les maladies dues à l’amiante ont été le moteur de la révision du droit de la prescription, mais la plupart des personnes contaminées ne seront pas indemnisées avec le nouveau droit, qui n’aura pas d’effet rétroactif. Il faut donc prévoir, pour ces malades un fonds d’indemnisation, comme l’a proposé le Conseil national par le biais d’une motion. Pour les autres dommages tardifs, il serait bon de replacer au centre de la révision le but de la prescription, qui est d’inciter le créancier à agir dès qu’il a une créance, en l’occurrence dans un bref délai dès la connaissance du dommage ou sa survenance. On ne peut pas, comme le fait le Tribunal fédéral, partir du principe qu’une créance existe dès l’exposition au fait dommageable, et avant même toute manifestation du dommage. En parallèle, on pourrait conserver un long délai dès l’existence d’un fait dommageable: mais plutôt qu’un délai absolu de prescription, je propose un délai de péremption de 40 ou de 50 ans, qui tiendrait mieux compte des intérêts du débiteur, puisqu’il ne pourrait être ni suspendu ni interrompu.
Frédéric Krauskopf: L’idée d’un fonds d’indemnisation pour les victimes de l’amiante est louable, mais le problème est que le coût est reporté sur la collectivité.
Pascal Pichonnaz: C’est déjà le cas actuellement, puisque des victimes de l’amiante sont indemnisées par les assurances sociales. Cela dit, le fonds pourrait, en partie, être alimenté par les entreprises ayant exposé la population à l’amiante.
plaidoyer: Et si l’on prévoyait un effet rétroactif au nouveau droit de la prescription, pour tenir compte des victimes de l’amiante, du moins une partie d’entre elles?
Pascal Pichonnaz: Ce n’est pas une solution, pour des raisons de sécurité du droit. Mais je constate que, en faisant commencer le délai de prescription au moment de l’exposition à l’amiante, le Tribunal fédéral crée en quelque sorte un effet rétroactif, puisqu’il requalifie comme acte dommageable un événement survenu 20 ou 30 ans plus tôt! Ce n’est pas judicieux non plus pour la sécurité du droit. Il est vrai aussi qu’une personne ayant travaillé avec de l’amiante pourrait sauvegarder ses droits en usant d’un acte interruptif de prescription de manière préventive, comme une mise aux poursuites. Mais ce n’est pas réaliste.
Frédéric Krauskopf: En effet, on ne peut pas attendre d’un citoyen moyen qu’il réfléchisse à ce genre de solution. Et n’oublions pas que la probabilité de tomber malade après une exposition à l’amiante n’est pas grande. Il est normal que les travailleurs concernés ne prennent pas des dispositions à l’avance au sujet de ce risque.
plaidoyer: En somme, le TF pourrait régler le problème en revoyant sa jurisprudence sur le début du délai de prescription?
Pascal Pichonnaz: Effectivement. Il suffirait de dire que le délai de prescription débute à la survenance du dommage, et non au moment de l’acte à l’origine de ce dommage. Cela fait plus de 30 ans que des auteurs soutiennent cette position. Les professeurs Deschenaux et Tercier avaient d’ailleurs rendu un célèbre avis de droit dans ce sens en 1980 (cf. ATF 106 II 134).
Frédéric Krauskopf: Mais cela créerait un effet rétroactif, et donc une atteinte à la sécurité du droit. Des débiteurs se croiraient à tort à l’abri d’une action en justice.
Pascal Pichonnaz: Ce ne serait pas la première fois qu’un changement de jurisprudence aurait un effet rétroactif… Actuellement, le principal obstacle au changement de jurisprudence, c’est qu’une révision est en cours au Parlement et que le Tribunal fédéral peut difficilement passer outre la volonté du législateur. Mais il devra également tenir compte de la récente jurisprudence de Strasbourg, qui ne va pas dans le sens de ce même législateur…
Frédéric Krauskopf: Ceci dit, le Tribunal fédéral trouve parfois des solutions, par exemple quand il admet l’indemnisation de la famille d’une victime de l’amiante sur la base de la loi sur l’aide aux victimes (LAVI), dès lors qu’on est en présence d’un acte punissable selon le droit pénal (ATF 140 II 7). Ce résultat est à saluer, mais il pose de nouveau le problème des coûts: jusqu’à quel point veut-on faire contribuer la collectivité?
plaidoyer: Vous voulez aussi parler des prestations des assurances sociales, en particulier l’assurance accidents, qui indemnisent une bonne partie des atteintes dues à l’amiante?
Frédéric Krauskopf: En effet, puisque les atteintes dues à l’amiante sont généralement des maladies professionnelles. Mais si les assurances sociales offrent aujourd’hui de bonnes prestations, qu’en sera-t-il dans dix ou 20 ans? Ce serait une erreur de se reposer entièrement sur elles.
Pascal Pichonnaz: Il est vrai que l’assurance accidents ne couvre pas tout. Pour le reste – une part non négligeable –, deux voies sont possibles: se tourner vers l’employeur (action en dommages-intérêts contractuels) ou alors invoquer la responsabilité de l’Etat. Dans les deux cas, on est limité par l’actuelle prescription de dix ans.
Frédéric Krauskopf: Il appartient en premier lieu aux entreprises qui recourent à de nouvelles technologies potentiellement dommageables d’en supporter les risques, et non à la collectivité, même si cette dernière bénéficie de nouveaux produits issus des technologies en question. Cela se justifie d’autant plus lorsque l’effet nocif d’un matériau ou d’une technologie est connu. Comme l’a constaté le Tribunal fédéral très récemment (ATF 140 II 7), tel était le cas pour l’amiante dans les années 70 du siècle passé. C’est aussi le but que doit poursuivre la révision du droit de la prescription.
Pascal Pichonnaz: Raison de plus pour créer un fonds de solidarité et l’alimenter en partie par des contributions des entreprises concernées par le danger représenté par l’amiante.
*CrEDH, arrêt de la 2e Chambre N° 52067/10 et 41072/11 Howald Moor et autres c. Suisse, du 11.3.2014.