On savait que Claude Rouiller menait une «retraite» active notamment en rendant des expertises dans des affaires délicates comme celle de Skander Vogt ou celle des chalets illicites de Verbier, mais on ne le connaissait pas comme juge dans le domaine de la fonction publique internationale. Il est, en effet, président du Tribunal administratif de l’OIT, «une juridiction peu connue du public suisse, nous dit-il, bien qu’elle siège à Genève, où elle fut créée en 1927 sous l’égide de la Société des Nations».
Le Tribunal de l’OIT est hébergé par l’organisation qui lui donne son nom, mais son activité est bien plus large, puisqu’il est ouvert aux employés des institutions spécialisées de l’ONU (dont la FAO, l’OMS et l’Unesco) ainsi que d’autres organisations internationales (dont le CERN et l’OMC). Les fonctionnaires de l’ONU à proprement parler s’adressent en revanche à un tribunal dont le siège est à New York, mais également actif à Genève et à Nairobi.
Au-delà de l’immunité
Le Tribunal de l’OIT permet aux organisations internationales et à leurs agents de disposer, vu leur immunité, d’une juridiction indépendante des autorités de l’Etat de siège. Il traite environ 200 affaires par année en deux sessions, au printemps et en automne, réunissant sept juges de nationalités et de continents différents. Il examine les décisions des organisations, souvent prises sur recommandation de comités d’appel internes. Il ne revoit les faits que sous l’angle de l’abus du pouvoir d’appréciation. Et le droit applicable? «Ce sont, explique Claude Rouiller, les statuts de l’organisation en cause. Ils sont interprétés en tenant compte de principes généraux du droit comme la bonne foi, l’intérêt public, la proportionnalité, l’égalité, mais aussi de principes spécifiques.»
La jurisprudence du tribunal s’enrichit de la culture nationale de chacun de ses juges. «Il m’arrive de rêver qu’elle influence celle des juridictions étatiques. Ainsi, en cas de faute de procédure, des indemnités pour tort moral sont allouées, sans commune mesure avec celles qu’on reconnaît en droit suisse.» Quant à la qualité des décisions attaquées, elle est assez variable. Dans certaines organisations, «les instances internes de recours peuvent suffire à une bonne justice; dans d’autres, c’est moins le cas».
Procédure écrite
Professeur honoraire de l’Université de Genève et avocat, Gabriel Aubert salue le haut niveau de la jurisprudence du Tribunal de l’OIT. Mais il regrette que la procédure soit entièrement écrite: «C’est déstabilisant, car il n’est pas possible de faire entendre des témoins, dont les déclarations ne peuvent être transmises que par écrit. Cela rend difficile la recherche de la vérité. En l’absence d’audience, on aurait pu s’attendre à des procédures rapides, mais elles sont, au contraire, passablement longues.» Claude Rouiller répond que la durée de la procédure s’est sensiblement raccourcie, ces dernières années, et que les affaires le justifiant sont traitées en priorité.
Autre critique de Gabriel Aubert: il n’y a pas de recours possible contre une décision du Tribunal de l’OIT, alors qu’il est la seule instance judiciaire. Pour Claude Rouiller, il serait sans doute souhaitable qu’il y ait un double degré de juridiction, mais la solution idoine serait de créer des juridictions intermédiaires au sein des organisations ou de groupes d’organisations, dont le Tribunal de l’OIT contrôlerait les jugements.
Grands principes
Le Tribunal traite des habituels conflits de droit du travail, mais aussi de problèmes spécifiques posés par des éléments supranationaux. Il applique notamment la règle d’un salaire égal pour un travail de valeur égale au sein d’une organisation internationale, quels que soient la nationalité de l’employé et le salaire payé dans le pays d’origine (principe de Noblemaire). Autre principe: les conditions de travail des fonctionnaires ne peuvent être inférieures au statut des fonctionnaires de l’Etat du siège (principe de Flemming). Ainsi, un fonctionnaire physicien du CERN doit être aussi bien payé que son «homologue» à l’Etat de Genève. Le principe de la réintégration après un licenciement abusif est également admis, à certaines conditions.
L’OMS épinglée
Parmi nombre d’affaires exemplaires, Claude Rouiller cite celle d’un directeur de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques «licencié sur l’insistance d’une grande puissance et dont le tribunal a admis qu’il n’avait pas eu droit à une procédure équitable» (jugement 2232, disponible sur le site du tribunal, www.ilo.org/tribunal). Et le président du Tribunal garde le souvenir heureux de la victoire d’un recourant «bien plus modeste» qui, chargé, pour le compte de l’OMS, de capturer les simulies en Côte d’Ivoire, avait contracté la cécité des marais qui peut être provoquée par ces insectes. L’OMS mettait en doute le rapport de causalité, de sorte que le plaignant «venait se faire expertiser à Genève, accompagné et avec sa canne blanche». Faute d’indication correcte des voies de recours, le Tribunal lui a tout d’abord restitué ses délais en dépit des années écoulées. Plus tard il a reconnu ses droits, vu sa longue exposition à des risques insolites. «Le devoir de sollicitude, peu développé dans le droit des Etats, joue un rôle non négligeable dans de telles situations.» (Jugement 3689).
La jurisprudence du Tribunal de l’OIT n’est pas applicable en Suisse, mais rien n’empêche d’y recourir pour clarifier certaines notions: «Expert dans l’affaire Legrix à La Chaux-de-Fonds, je l’ai citée au chapitre du harcèlement», raconte le magistrat.
Il se peut même qu’une pratique étatique soit mise en cause dans la jurisprudence du Tribunal de l’OIT. Ainsi, à Genève, sans égard pour l’immunité fiscale d’une fonctionnaire internationale, le fisc ajoutait son revenu à celui de son conjoint exerçant une profession libérale, afin de calculer le taux d’impôt de celui-ci (jugement 3020).